Nouvelle édition de 1952 (réédité en 1971 par The Foundation for Economic Education)
par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Bien qu'il soit habituel de parler de la monnaie comme instrument de mesure de la valeur et des prix, cette notion est totalement fausse. Aussi longtemps que la théorie de la valeur subjective est acceptée, la question de la mesure ne peut se poser. Dans l'ancienne économie politique, la recherche d'un principe régissant la mesure de la valeur était à un certain point justifiable. Si, en accord avec une théorie objective de la valeur, la possibilité du concept objectif de la valeur des biens est acceptée, et que l'échange n'est vu que comme achat réciproque de biens équivalents, alors il s'ensuit naturellement que les transactions d'un échange doivent être précédées par la mesure de la quantité de valeur contenue dans chacun des objets échangés. L'étape suivante et évidente est alors de considérer la monnaie comme mesure de la valeur.
Cependant, la théorie moderne de la valeur a un autre point de départ. Elle conçoit la valeur comme l'importance attribuée à des unités de biens par des êtres humains qui cherchent à consommer ou à disposer au mieux de biens différents. Toute transaction économique présuppose une comparaison de valeurs. Mais la nécessité d'une telle comparaison, tout comme sa possibilité, n'est due qu'à la circonstance dans laquelle se trouve la personne concernée, qui doit choisir entre plusieurs biens. Il est sans intérêt de savoir si ce choix se fait entre un bien qu'il possède et le bien de quelqu'un d'autre contre lequel il pourrait l'échanger, ou entre les différents usages qu'il pourrait assigner à une quantité de ressources productives. Dans un ménage isolé, dans lequel (comme sur l'île de Robinson Crusoe) il n'y a rien à acheter et à vendre, il se produit néanmoins des changements dans les stocks des biens des ordres élevés et inférieurs, à chaque fois qu'une nouvelle chose est créée ou consommée ; et ces changements doivent être fondés sur des évaluations, si leurs rendements excèdent les dépensent qu'ils occasionnent. Le processus d'évaluation reste fondamentalement identique, qu'il s'agisse de transformer le travail et la farine en pain dans le fournil familial, ou d'obtenir son pain en échange de vêtements sur le marché. Du point de vue de la personne qui effectue l'évaluation, calculer si un acte de production justifierait une certaine dépense de biens et de travail est exactement la même chose que la comparaison entre les valeurs des biens dont on se défait et les valeurs des biens qu'on se procure, comparaison qui doit précéder tout échange. C'est pour cette raison qu'il a été dit que tout acte économique peut être vu comme une certaine forme d'échange. [1]
Les actes d'évaluation ne sont pas susceptibles d'une quelconque mesure. Il est vrai que chacun est capable de dire si une portion de pain lui semble avoir plus de valeur qu'une certaine masse de fer ou moins de valeur que telle portion de viande. Il est donc vrai que tout le monde peut établir une liste comparative de valeurs, une liste qui n'est valable qu'à une certaine date, car elle suppose une combinaison donnée de biens et de souhaits. Si les circonstances dans lesquelles se trouvent l'individu évoluent, alors son échelle de valeurs évolue aussi.
Toutefois, les évaluations subjectives, qui sont le pivot de toute l'activité économique, n'arrangent les biens que selon l'ordre de leur importance ; elles ne mesurent pas leur importance. L'activité économique n'a pas d'autre fondement que les échelles de valeurs ainsi construites par les individus. Un échange se fera si deux unités de biens sont placées différemment sur les échelles de valeurs de deux personnes différentes. Sur un marché, les échanges continuent jusqu'à ce qu'il soit impossible d'effectuer tout échange réciproque de biens par deux individus qui conduirait à obtenir pour chacun des biens placés sur leur échelle plus haut que ceux qu'ils cèdent. Si un individu veut échanger sur une base économique, il n'a qu'à considérer les importances comparées suivant son propre jugement des quantités de biens en question. Une telle estimation des valeurs relatives ne suppose en aucun cas l'idée de mesure. Une estimation est un jugement psychologique direct qui ne dépend d'aucun type de processus intermédiaire ou auxiliaire.
(De telles considérations fournissent aussi la réponse à une série d'objections à propos de la théorie de la valeur subjective. Il serait imprudent de conclure, sous prétexte que la psychologie n'a pas réussi et n'est pas prête de réussir à mesurer les désirs, qu'il est par conséquent impossible, en définitive, d'attribuer à des facteurs subjectifs les rapports d'échanges quantitativement précis du marché. Les rapports d'échange des biens se fondent sur les échelles de valeur des individus intervenant sur le marché. Supposons que A possède trois poires et B deux pommes. Supposons de plus que A préfère la possession de deux pommes à celle de trois poires, tandis que B préfère la possession de trois poires à celle de deux pommes. Sur la base de ces estimations, un échange se produit dans lequel trois poires sont données pour deux pommes. Il est alors clair que la détermination précise du rapport d'échange, qui est 2/3, en prenant un fruit comme unité, ne suppose d'aucune façon que A et B connaissent exactement de combien la satisfaction obtenue par les biens reçus surpasse la satisfaction procurée par les biens cédés.)
La reconnaissance générale de ce fait, que nous devons aux créateurs de la théorie moderne de la valeur, fut empêchée pendant longtemps par un obstacle étrange. Il n'est pas rare que les pionniers, qui n'ont pas hésité à débroussailler les nouveaux chemins pour eux-mêmes et leurs successeurs en rejetant courageusement les traditions et les modes de pensée usés, se refusent parfois à accepter toutes les conséquences de leurs propres principes. Quand tel est le cas, il reste à ceux qui viennent ensuite à rectifier les choses. C'est précisément le cas ici. Au sujet de la mesure de la valeur, comme sur plusieurs autres sujets intimement liés, les fondateurs de la théorie de la valeur subjective n'ont pas voulu développer de manière cohérente leurs doctrines. C'est particulièrement le cas pour Böhm-Bawerk. Ou, pour le moins, c'est particulièrement visible avec lui ; car ses arguments, que nous allons étudier, se trouvent à l'intérieur d'un système qui aurait permis une autre solution, et, selon l'auteur de ces lignes, une meilleure solution au problème si Böhm-Bawerk en avait tiré la conclusion adéquate.
Böhm-Bawerk fait remarquer que lorsque nous devons choisir dans la vie réelle entre plusieurs satisfactions qui ne peuvent être obtenues simultanément parce que nos moyens sont limités, la situation est souvent telle que l'alternative se pose entre, d'une part, une grande satisfaction et, d'autre part, un grand nombre de plus petites satisfactions homogènes. Personne ne contredira qu'il est en notre pouvoir d'arriver à une décision rationnelle dans de tels cas. Cependant, il est également clair qu'un jugement indiquant que la grande satisfaction est préférée à l'une des petites n'est pas suffisante pour pouvoir prendre une décision ; même la connaissance que la satisfaction du premier type est bien plus grande que celle du deuxième type n'est pas d'un grand secours. Böhm-Bawerk en conclut que le jugement doit finalement préciser combien de petites satisfactions peuvent compenser la grande, ou, pour parler autrement, combien de fois la grande satisfaction dépasse le petite en ampleur [2].
Il faut porter au crédit de Cuhel d'avoir montré l'erreur de ces deux dernières propositions. Dire que tant de petites satisfactions compensent la grande satisfaction n'est en fait pas identique avec la proposition que la grande satisfaction vaut tant de fois une petite satisfaction. Les deux propositions seraient identiques seulement si la satisfaction offerte par un certain nombre d'unités d'un bien, prises ensemble, était égal à la satisfaction d'une unité en elle même multipliée par le nombre d'unités. Qu'on ne puisse pas tirer cette conclusion vient de la Loi de satisfaction des besoins de Gossen. Les deux énoncés : "je préfèrerais huit prunes plutôt qu'une pomme" et "je préfèrerais une pomme à sept prunes", ne peuvent en aucun cas justifier la conclusion qu'en tire Böhm-Bawerk, lorsqu'il stipule que la satisfaction procurée par la consommation d'une pomme vaut plus de sept fois et moins de huit fois la satisfaction procurée par la consommation d'une prune. La seule conclusion légitime est que la satisfaction procurée par une pomme est plus grande que la satisfaction totale procurée par sept prunes et moins grande que la satisfaction totale procurée par huit prunes [3].
C'est la seule interprétation qui soit en harmonie avec le concept fondamental énoncé par les théoriciens de l'utilité marginale, et particulièrement par Böhm-Bawerk lui-même, qui dit que l'utilité (et donc la valeur d'usage subjective) d'un ensemble d'unités d'un bien décroît quand le stock de ces biens augmente. Or, accepter ce concept signifie renoncer à toute idée de mesure de la valeur d'usage subjective des biens. La valeur subjective n'est pas susceptible de quelque mesure que ce soit.
L'économiste américain Irving Fisher a essayé d'utiliser les mathématiques pour attaquer le problème de la mesure de la valeur [4]. Le succès qu'il a connu avec sa méthode n'a pas été plus grand que ceux de ses prédécesseurs avec les leurs. Comme eux, il n'a pas été capable de surmonter les difficultés qui surviennent du fait que l'utilité marginale diminue quand le stock augmente, et la seule utilité des mathématiques dans lesquelles il déguise ses arguments, et qui semblent être considérées partout un habit prometteur pour les recherches économiques, est de cacher quelque peu les défauts de constructions astucieuses mais artificielles.
Fisher commence par supposer que l'utilité d'un bien ou d'un service particulier, bien que dépendant du stock de ce bien ou service, est indépendant du stock des autres biens. Il se rend compte qu'il ne lui sera pas possible d'atteindre son but, découvrir une unité de mesure de l'utilité, à moins de pouvoir tout d'abord montrer comment déterminer le rapport entre deux utilités marginales. Si, par exemple, un individu a à sa disposition une centaine de miches de pain pendant un an, l'utilité marginale d'une miche sera plus grande pour lui que s'il avait cent cinquante miches. Le problème est de déterminer le rapport arithmétique entre les deux utilités marginales. Fisher s'y essaie en les comparant avec une troisième utilité. Il suppose donc que l'individu dispose en plus de B gallons [1 gallon vaut 4,549 litres en Grande-Bretagne et 3,785 litres aux États-Unis. NdT] de pétrole par an, et appelle b l'augmentation de B dont l'utilité est égale à celle de la 100ème miche de pain. Dans le deuxième cas, celui où l'individu dispose de cent cinquante miches, il est supposé que le stock de B reste le même. Alors l'utilité de la 150ème miche peut valoir, disons, l'utilité de b/2. Jusqu'à ce point il n'est pas nécessaire de s'opposer aux arguments de Fisher. Mais à ce stade, il se produit un saut qui supprime toutes les difficultés du problème. Fisher continue tout simplement en ajoutant, comme s'il s'agissait d'un énoncé évident : "L'utilité de la 150ème miche est alors la moitié de l'utilité de la 100ème miche". Sans autre explication, il poursuit calmement la résolution de son problème, qui ne présente plus (si la proposition précédente est acceptée) la moindre difficulté, et réussit à déduire au passage une unité qu'il nomme "util". Il ne semble pas qu'il lui traverse l'esprit que, dans la phrase qu'il vient d'écrire, il contredit toute la théorie de l'utilité marginale et se met ainsi en opposition par rapport à toutes les doctrines fondamentales de l'économie moderne. Car, bien sûr, cette conclusion n'est légitime que si l'utilité de b est égale à deux fois l'utilité de b/2. Mais s'il en était ainsi, la solution au problème de la détermination du rapport entre les utilités marginales aurait pu être obtenue plus rapidement, et son long processus de déduction ne serait pas nécessaire. De la même façon qu'il suppose que l'utilité de b est le double de celle de b/2, il aurait pu affirmer tout de suite que l'utilité de la 150ème miche est deux tiers de celle de la 100ème miche.
Fisher imagine un stock de B gallons qui est divisible en n petites quantités b, ou 2n petites quantités b/2. Il suppose qu'un individu qui dispose de ce stock B considère la valeur d'une unité de bien x comme égale à celle de b et la valeur d'une unité d'un autre bien y égale à celle de b/2. Puis il fait la supposition que dans les deux évaluations, c'est-à-dire celle pour laquelle la valeur de x vaut la valeur de b et celle pour laquelle la valeur de y vaut la valeur de b/2, l'individu a le même stock de B gallons à sa disposition.
Il pense évidemment possible de conclure de tout ceci que l'utilité de b est le double de celle de b/2. L'erreur est manifeste. Dans le premier cas l'individu est confronté au choix entre x (valeur de la 100ème miche) et b=2 b/2. Il ne peut choisir entre les deux, c'est-à-dire qu'il donne la même valeur aux deux possibilités. Dans le second cas il doit choisir entre y (la valeur de la 150ème miche) et b/2. Ici aussi il estime les deux termes de l'alternative avoir la même valeur. Maintenant la question se pose : quel est le rapport entre l'utilité marginale de b et celle de b/2 ? On ne peut le déterminer qu'en nous demandant nous-mêmes quel est le rapport entre l'utilité marginale de la nème partie d'un stock donné et la 2nème partie du même stock, entre b/n et b/2n. Pour ceci supposons que le stock de B soit divisé en 2n parts de b/2n. Alors l'utilité marginale de la (2n-1)ème part est plus grande que celle de la (2n)ème part. Si l'on imagine maintenant le même stock divisé en n parts, il suit clairement que l'utilité marginale de la nème part est égale à celle de la (2n-1)ème part plus celle de la (2n)ème part du cas précédent. Elle ne vaut pas deux fois l'utilité de la (2n)ème part, mais plus que deux fois cette utilité. En fait, même avec un stock constant, l'utilité marginale de plusieurs unités prise ensemble ne vaut pas l'utilité marginale d'une unité fois le nombre d'unité mais nécessairement plus que ce produit. La valeur de deux unités est plus grande que la valeur d'une unité, mais pas deux fois plus grande [5].
Fisher pensait peut-être que cette considération pouvait être évacuée en supposant b et b/2 si petits que leurs utilités deviennent infinitésimales. Si c'est bien son idée, il faut d'abord objecter que le concept propre aux mathématiques de quantités infinitésimales est inapplicable aux problèmes économiques. L'utilité fournie par une quantité donnée de biens, ou par une augmentation d'une quantité donnée de biens, est soit assez grande pour permettre une évaluation, soit trop petite pour être perceptible et donc sans pouvoir influer sur le jugement. Mais même si les concepts de grandeurs infinitésimales étaient applicables, l'argument resterait non valide, car il est évidemment impossible de trouver la proportion entre deux utilités marginales finies en les égalant avec deux utilités marginales infinitésimales.
Pour finir, quelques mots doivent être dits sur les tentatives de Schumpeter de définir comme unité la satisfaction résultant de la consommation d'une quantité de biens et d'exprimer les autres satisfactions comme multiples de cette unité. Les jugements de valeur sur ce principe devraient s'exprimer comme suit : "pour cette quantité de biens je donnerais au plus mille fois cette pomme." [6] Y a-t-il quelqu'un sur terre capable d'ébaucher de telles images mentales ou de prononcer de tels jugements ? Y a-t-il une activité économique quelconque qui dépendrait réellement de telles décisions ? Bien sûr que non [7]. Schumpeter fait la même erreur de partir de la supposition que nous avons besoin d'une mesure de la valeur, afin de pouvoir comparer une "quantité de valeur" avec une autre. L'évaluation ne signifie cependant en aucun cas à comparer deux "quantités de valeur". Elle consiste simplement à comparer l'importance de deux souhaits. Le jugement "Le bien a vaut plus pour moi que le bien b" ne suppose en rien une mesure de valeur économique que le jugement "A m'est plus cher - je l'estime plus - que B" ne suppose une mesure de l'amitié.
S'il est impossible de mesurer la valeur d'usage subjective, il s'ensuit qu'il est impossible de lui assigner une "quantité". Nous pouvons dire que la valeur de ce bien est plus grande que celle de tel autre ; mais il n'est pas possible d'affirmer que ce bien vaut tant. Parler ainsi implique une unité définie. Cela revient à dire combien de fois une quantité définie contient de telles unités. Mais ce type de calcul est inapplicable au processus d'évaluation.
L'application cohérente de ces principes implique aussi une critique des vues de Schumpeter sur la valeur totale d'un stock de biens. D'après Wieser, la valeur totale d'un stock de biens est donnée par le produit du nombre d'unités ou de parties d'un biens par leur utilité marginale, et ce à tout instant. Il n'est pas possible de soutenir une telle proposition, comme le montre le fait que cela prouverait que le stock total d'un bien gratuit ne vaudrait jamais rien. Schumpeter suggère donc une formule différente dans laquelle chaque partie est multipliée par un indice correspondant à sa position sur l'échelle des valeurs (ce qui, d'ailleurs, est arbitraire), les produits de ces multiplications étant alors ajoutés ensemble ou intégrés. Cet essai de solution, comme la précédente, a le défaut de supposer qu'il est possible de mesurer l'utilité marginale et "l'intensité" de la valeur. Le fait qu'une telle mesure est impossible rend les deux propositions également inutiles. La réponse au problème doit être trouvée autrement.
La valeur est toujours le résultat d'un processus d'évaluation. Le processus d'évaluation consiste à comparer l'importance de deux ensemble de biens du point de vue de l'individu qui effectue l'évaluation. L'individu qui évalue et les ensembles de biens évalués, c'est-à-dire le sujet et les objets de l'évaluation, doivent entrer comme des éléments indivisibles dans tout processus d'évaluation. Ce qui ne signifie pas qu'ils soient également indivisibles sous d'autres aspects, physiquement ou économiquement parlant. Le sujet d'un acte d'évaluation peut être un groupe d'individus, un État ou une société ou encore une famille, aussi longtemps qu'il agit dans ce cas comme une unité, à travers un représentant. Les objets évalués peuvent être un ensemble d'unités distinctes de biens aussi longtemps qu'il faut les considérer dans ce cas particulier comme un tout. Rien n'empêchent le sujet ou l'objet d'être une simple unité pour une évaluation donnée, alors que pour une autre évaluation leurs parties seraient totalement indépendantes les unes des autres. Les mêmes personnes qui, se conduisant ensemble au travers d'un représentant comme un seul agent, par exemple un État, décident des valeurs relatives d'un cuirassé et d'un hôpital, sont des sujets indépendants pour l'évaluation d'autres biens, par exemple les cigares et les journaux. Idem pour les biens. La théorie moderne de la valeur se fonde sur le fait que ce n'est pas l'importance abstraite des différents types de besoins qui détermine l'échelle des valeurs, mais l'intensité des désirs spécifiques. A partir de là, la loi de l'utilité marginale a été développée sous une forme qui se réfère en premier lieu au cas usuel pour lequel l'ensemble des biens est divisible. Il se trouve cependant des cas pour lesquels le stock total doit être évalué en tant que tel.
Supposons qu'un individu économiquement isolé possède deux vaches et trois chevaux et que la partie de l'échelle de valeurs associée soit la suivante (la numérotation la plus élevée est celle du bien le plus souhaité) : 1. une vache, 2. un cheval, 3. un cheval, 4. un cheval, 5. une vache. Si un tel individu a à choisir entre une vache et un cheval il préfèrera sacrifier une vache qu'un cheval. Si un animal sauvage attaque l'une de ses vaches et l'un de ses chevaux, et qu'il lui soit impossible de les sauver tous les deux, il essaiera de sauver le cheval. Mais si le stock total d'un type d'animal est en danger, sa décision sera différente. Supposons que son écurie et son étable prennent feu et qu'il ne puisse sauver que les occupants d'un des deux lieux et laisser périr les autres. Dans ce cas, s'il préfère deux vaches à trois chevaux, il tentera de sauver les deux vaches plutôt que les trois chevaux. Le résultat du processus d'évaluation qui dépend du choix entre un cheval et une vache est une préférence pour le cheval. Le résultat du processus d'évaluation qui dépend du choix entre l'ensemble de tous les chevaux et l'ensemble toutes les vaches est une préférence pour l'ensemble de toutes les vaches.
On ne peut parler correctement de la valeur que par rapport à des actes spécifiques d'appréciation. Elle existe uniquement dans de telles situations. Il n'existe pas de valeur hors d'un processus d'évaluation. La valeur totale ne peut être définie que par rapport à un cas particulier d'un individu ou d'un autre "sujet" évaluateur qui doit choisir entre des quantités totales disponibles de certains biens économiques. Comme toute autre évaluation, elle est complète en elle-même. La personne qui fait le choix n'a pas besoin d'utiliser les notions sur la valeur d'une unité de ce bien. Son processus d'évaluation, comme tout autre, provient directement des considérations d'utilités en jeu. Quand un stock est évalué dans son ensemble, son utilité marginale, c'est-à-dire l'utilité de sa dernière unité disponible, coïncide avec son utilité totale, car l'utilité totale est une grandeur indivisible. C'est également vrai pour la valeur totale d'un bien gratuit, dont les unités séparées sont sans valeur, c'est-à-dire reléguées dans les limbes au bas de l'échelle des valeurs et confusément entremêlés avec les unités de tous les autres biens gratuits [8].
Ce qui vient d'être dit devrait suffire à établir le caractère antiscientifique de la pratique qui attribue à la monnaie le rôle de mesure des prix, voire de la valeur. La valeur subjective n'est pas mesurée mais hiérarchisée. Le problème de la mesure de la valeur d'usage objective n'est en rien un problème économique. (On peut remarquer au passage que la mesure de l'efficacité n'est pas possible pour tous les types de biens et ne peut au mieux qu'être faite à l'intérieur de types séparés, alors que toute possibilité, non seulement de mesure mais aussi de comparaison hiérarchisée, devient impossible dès que l'on cherche à établir une relation entre deux types ou plus d'efficacité. Il peut être possible de mesurer et de comparer la valeur calorifique du charbon et du bois, mais il est impossible de réduire à un dénominateur commun l'efficacité objective d'une table et d'un livre.)
La valeur d'usage objective n'est pas non plus mesurable, car elle est également le résultat de comparaisons qui dérivent des évaluations individuelles. La valeur d'usage objective d'une unité de bien donnée peut être exprimée en unité de tout autre bien. De nos jours l'échange est effectué habituellement via la monnaie et, comme tout bien a un prix qui s'exprime en monnaie, la valeur d'échange de tout bien peut s'exprimer en termes de monnaie. Cette possibilité permet à la monnaie de devenir un moyen d'exprimer les valeurs quand l'élaboration croissante d'une échelle de valeurs qui résulte du développement des échanges demande une révision technique de l'évaluation.
Ceci signifie que les possibilités d'échanger conduise l'individu à modifier son échelle de valeur. Une personne pour laquelle l'échelle des valeurs place "un tonneau de vin" après "un sac d'avoine" changera l'ordre si il peut échanger un tonneau de vin sur le marché contre un bien qu'il place plus haut que le sac d'avoine. La position des biens dans l'échelle des valeurs d'un individu ne dépend plus seulement des ses propres valeurs d'usages subjectives mais aussi des valeurs d'usage subjectives des biens qu'il peut obtenir en contrepartie, à chaque fois que ces derniers se trouvent plus haut placés que les premiers dans les estimations de l'individu. Ainsi, s'il veut obtenir l'utilité maximale de ses ressources, l'individu doit se familiariser avec tous les prix du marché.
Pour ce faire, cependant, il a besoin d'une aide pour trouver son chemin dans la forêt confuse des multiples rapports d'échange. La monnaie, le moyen d'échange commun, qui peut s'échanger contre tout bien et qui permet de se procurer tout bien, est particulièrement adaptée pour cela. Il serait absolument impossible pour un individu, même s'il s'agissait d'un expert des affaires commerciales, de suivre les changements des conditions du marché et d'adapter son échelle de valeurs d'usage et d'échange, s'il ne choisissait pas un dénominateur commun dans lequel il traduirait tout rapport d'échange. Puisque le marché permet d'échanger tout bien en monnaie et la monnaie en tout bien, la valeur d'échange objective est exprimée en termes de monnaie. C'est ainsi que la monnaie devient un indice des prix, pour reprendre l'expression de Menger. La structure complète du calcul de l'entrepreneur et du consommateur repose sur le processus d'évaluation des biens en monnaie. La monnaie est donc devenue une aide dont l'esprit humain ne peut plus se passer pour faire des calculs économiques [9]. Si l'on veut attribuer, en ce sens, un rôle de mesure des prix à la monnaie, il n'y a pas de raison de s'abstenir. Néanmoins, il vaut mieux éviter d'utiliser un terme qui peut être aussi aisément mal interprété. En tout cas, l'usage courant n'est pas correct - on ne décrit pas normalement la latitude et la longitude comme un "rôle" des étoiles.
Notes
[5] Cf. aussi Weiss. op. cit. p. 538.
[6] Cf. Schumpeter, op. cit. p. 290.
[7] Voir les développements dans Weiss, op. cit. pp. 534 et suivantes.