Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

II. L'Étatisme

 

En 1900 dans les pays germanophones, presque tout le monde était soit un étatiste soit un partisan du socialisme d'État. Le capitalisme était considéré comme un triste épisode qui était heureusement terminé pour toujours. L'avenir appartenait à « l'État ». Toutes les entreprises permettant l'expropriation devaient être reprises par l'État. Toutes les autres devaient être réglementées d'une façon qui puisse empêcher les industriels d'exploiter les travailleurs et les consommateurs. Comme les lois fondamentales de l'économie étaient totalement inconnues, les problèmes résultant de l'interventionnisme ne pouvaient pas être prévus. Si on avait pu les prévoir, tout le monde aurait été d'accord pour opter en faveur du socialisme d'État. Cependant, en raison de l'ignorance, la question de savoir lequel des deux, interventionnisme ou socialisme, était préférable, restait sans réponse.

Le programme du Parti social-démocrate marxiste était bien plus clair. Les marxistes rejetaient théoriquement l'interventionnisme comme simple réformisme bourgeois. Mais, ils faisaient en réalité eux-mêmes la promotion d'un programme qui contenait une grande part de réformisme. Leur principal champ d'activité s'était déplacé depuis longtemps vers les syndicats ouvriers, qui ignoraient tous les doutes émis par Karl Marx et ses disciples cohérents ; et pourtant ils veillaient jalousement à lutter contre toute perte d'orthodoxie vis-à-vis de leur maître. Le Parti repoussait la tentative faite par Bernstein pour réviser la théorie et adoucir la contradiction grossière entre le marxisme et la politique du Parti. Toutefois, la victoire des disciples orthodoxes n'était pas complète. Un groupe révisionniste survivait, qui trouva à s'exprimer au travers de Sozialistischen Monatsheften.

Le Parti social-démocrate suscita moins l'opposition des classes moyennes en raison de son programme économique, que parce que son explication était primitive et parce qu'il rejetait tous les faits qui ne rentraient pas dans le schéma de pensée socialiste. D'après le schéma de pensée du Parti social-démocrate :

Et pourtant tout le monde trouvait un « noyau de vérité » dans le programme social-démocrate. On le trouvait dans la demande de réforme sociale et dans la demande de socialisation. Toutes les administrations et tous les partis politiques étaient animés par la pensée marxiste. Ils ne différaient du Parti social-démocrate que dans la mesure où ils ne pensaient pas à une expropriation totale de tous les propriétaires et à une gestion purement bureaucratique de toutes les entreprises par l'État. Leur socialisme n'était pas celui de Lénine, qui voulait organiser toutes les industries sur le modèle des services de l'administration postale. Leur socialisme était celui du système de contrôle du programme Hindenburg de la dernière partie de la Première Guerre mondiale et du socialisme « allemand » d'Hitler. La propriété privée devait être dirigée d'après les ordres édictés par l'autorité gouvernementale. Les socialistes chrétiens voulaient obtenir une position privilégiée pour l'Église chrétienne et les socialistes d'État une position privilégiée pour la monarchie et l'armée.

Lorsque j'entrai à l'université, j'étais, moi aussi, un profond socialiste. Mais, au contraire de mes camarades, j'étais délibérément anti-marxiste. Je connaissais peu à l'époque les œuvres de Marx. Mais je connaissais les écrits les plus importants de Kautsky ; j'étais un lecteur assidu de la Neue Zeit et avais suivi avec grand intérêt le débat entre les socialistes à propos de la révision du socialisme. J'étais rebuté par le manque d'inspiration de la littérature marxiste. Kautsky semblait véritablement absurde. Quand j'entrepris finalement une étude poussée des ouvrages importants de Marx, Engels et Lassalle, j'avais envie de les contredire à chaque page. Il me semblait incompréhensible que cet hégélianisme confus puisse exercer une influence aussi énorme. Je n'appris que plus tard que les marxistes du Parti se divisaient en deux groupes : (1) ceux qui n'avaient jamais étudié Marx et qui ne connaissaient que quelques passages connus de ses livres ; et (2) ceux qui, autodidactes, n'avaient rien lu d'autre dans toute la littérature mondiale que les œuvres de Marx. Max Adler, par exemple, appartenait au premier groupe : sa connaissance marxiste se limitait à quelques pages où Marx développait la « théorie de la superstructure ». Dans le deuxième groupe, on retrouvait en particulier les Européens de l'Est, qui constituaient les ardents dirigeants idéologiques du marxisme.

J'ai rencontré au cours de ma vie presque tous les théoriciens marxistes de l'Europe de l'Ouest et de l'Europe centrale. Je n'ai trouvé parmi eux qu'un seul homme qui dépassait une modeste médiocrité : Otto Bauer, fils d'un riche industriel du Nord de la Bohème. Au lycée de Reichenberg, il avait succombé au charisme du même professeur qui avait présenté presque deux décennies plus tôt les idées de réforme sociale à Heinrich Heckner. Otto Bauer arriva à l'Université de Vienne comme fervent marxiste. Doté d'un zèle infatigable et d'une rapide compréhension, il était familier de la philosophie idéaliste allemande et de l'économie classique. Il possédait une connaissance historique exceptionnellement vaste, qui comprenait également les histoires des nations slaves et orientales. De plus, il était bien au courant des progrès des sciences de la nature. C'était un excellent orateur et il pouvait facilement et rapidement maîtriser les problèmes les plus ardus. Il est vrai qu'il n'était pas né novateur et qu'on ne pouvait attendre de lui qu'il développât de nouvelles théories ou de nouvelles idées. Mais il aurait pu être un homme d'État, s'il n'avait pas été marxiste.

Comme jeune homme Otto Bauer avait décidé de ne jamais trahir sa conviction marxiste, de ne jamais céder au réformisme ou au révisionnisme socialiste, de ne jamais devenir un Millerand ou un Miquel. Personne ne devait le surpasser dans son zèle marxiste. Sa femme, Helene Gumplowicz, renforça en lui cette résolution à laquelle il resta fidèle jusqu'à l'hiver 1918-1919. A cette époque je réussis à convaincre le couple qu'une expérience bolchevique en Autriche devait conduire à un effondrement à court terme, peut-être en quelques jours. L'Autriche dépendait de l'importation de nourriture de l'étranger, qui n'était rendue possible que grâce au secours d'anciens ennemis. A aucun moment au cours des neufs mois après l'Armistice Vienne n'avait eu une réserve de nourriture suffisante pour plus de huit ou neuf jours. Sans lever le petit doigt, les alliés auraient pu forcer la reddition d'un régime bolchevique à Vienne. Peu de gens voulaient reconnaître clairement cette situation. Tout le monde était tellement convaincu du caractère inéluctable de l'avènement du bolchevisme qu'on cherchait juste à garantir pour soi-même une situation favorable dans le nouveau régime. L'Église catholique et ses partisans, c'est-à-dire le Parti chrétien-social, étaient prêts à accueillir le bolchevisme avec la même ardeur que les archevêques et les évêques accueillirent vingt ans plus tard le nazisme. Les directeurs de banque et les grands industriels espéraient bien gagner leur vie comme « directeurs » sous le bolchevisme. Un certain monsieur Günther, consultant industriel auprès du Bodenkreditanstalt, avait assuré à Otto Bauer en ma présence qu'il préférerait servir le peuple plutôt que les actionnaires. On peut imaginer l'effet d'une telle affirmation, si l'on a à l'esprit que cet homme était considéré, certes à tort, comme le meilleur directeur industriel d'Autriche.

Je savais ce qui était en jeu. En quelques jours, le bolchevisme aurait créé à Vienne la famine et la terreur. Des hordes de pillards auraient vite fait d'errer dans les rues de Vienne et, dans un second bain de sang, auraient détruit les vestiges de la culture et de la civilisation viennoises. Au cours de nombreuses nuits, je discutai de ces problèmes avec les Bauer jusqu'à ce que je réussisse enfin à les convaincre. La retenue qui s'ensuivit de la part de Bauer détermina le cours des événements à Vienne.

Otto Bauer était trop intelligent pour ne pas comprendre que j'avais raison. Mais il ne put jamais me pardonner de lui avoir fait prendre la position d'un Millerand. Les attaques de ses camarades bolcheviques lui firent beaucoup de mal. Cependant, il dirigea sa haine passionnée non contre ses adversaires, mais contre moi. Il essaya de me détruire en excitant des professeurs et des étudiants chauvins contre moi. Mais son plan échoua. Depuis cette époque je n'ai plus reparlé aux Bauer. Il se trouva en fin de compte que j'avais toujours eu une opinion trop favorable quant à son caractère. Quand, au cours des désordres civils de février 1934, le secrétaire Fay annonça à la radio qu'Otto Bauer avait déserté les travailleurs en lutte et était parti à l'étranger avec les fonds du Parti, j'étais enclin à considérer cette affirmation comme diffamatoire. Je ne l'avais auparavant jamais cru capable d'une telle lâcheté.

Au cours des deux premiers semestres de mes études à l'université, j'appartenais à la Sozialwissenschaftlicher Bildungsverein (Association pour l'éducation en sciences sociales). Des étudiants qui s'intéressaient à l'économie et aux questions sociales, ainsi que quelques messieurs plus âgés recherchant le contact des étudiants, composaient cette association. Son président était Michael Hainisch, qui devint plus tard Président de l'Autriche. Ses membres venaient de tous les partis politiques. Les historiens Ludo Hartmann et Kurt Kaser assistaient fréquemment aux débats. Parmi les dirigeants sociaux-démocrates, Karl Renner montrait un intérêt particulier pour l'association. De tous les étudiants membres, je me rappelle plus particulièrement Otto Weiniger et Friedrich Otto Herz. Lors du troisième semestre, mon intérêt pour l'association commença à disparaître — elle prenait trop de mon temps.

Je me jetais avec grande ferveur dans l'étude de l'économie et de la politique sociale. Je dévorais au début sans grande critique tous les écrits des réformateurs sociaux. Quand une mesure sociale n'arrivait pas à atteindre le résultat désiré, la raison n'en pouvait être que son manque de radicalité. Dans le libéralisme, qui rejetait la réforme sociale, je ne percevais qu'une vision du monde obsolète à laquelle il fallait s'opposer vigoureusement.

Mes premiers doutes quant à l'excellence de l'interventionnisme me vinrent quand, au cours de mon cinquième semestre, le professeur Philippovich me poussa à étudier la situation du logement et quand, au semestre suivant, au séminaire de Droit pénal, le professeur Löffler me demanda d'étudier les changements du Droit concernant les domestiques, qui, à l'époque, recevaient encore des châtiments corporels de la part de leurs employeurs. Il m'apparut alors que toutes les véritables améliorations de la situation des classes laborieuses étaient le résultat du capitalisme ; et que les lois sociales ne faisaient souvent que conduire à l'inverse de ce que la législation attendait d'elles.

Ce n'est qu'après avoir étudié par la suite l'économie que la véritable nature de l'interventionnisme me fut révélée.

Je rejoignis en 1908 la Zentralstelle für Wohnungsreform (l'Association Centrale pour la Réforme du Logement). C'était une association réunissant tous ceux qui cherchaient à améliorer les mauvaises conditions du logement en Autriche. Je fus vite nommé rapporteur de la réforme en suspens sur la taxe immobilière, succédant à ce poste au professeur Robert Mayer, qui avait été nommé ministre des Finances.

Les mauvaises conditions du logement en Autriche étaient causées par le fait que la taxation décourageait les grands investissements en capital et entravait l'entrepreneuriat dans le domaine du logement. L'Autriche était un pays sans entrepreneuriat et spéculation avantageuse dans le domaine des terrains et du logement. Une taxation exorbitante sur les entreprises et des taux d'imposition très élevés sur les gains du capital éloignaient ceux qui possédaient des capitaux du marché du logement. Afin de soulager la situation, il était nécessaire de réduire les taxes sur les entreprises et sur les gains du capital. Mais il n'y avait aucune possibilité de ce côté : la haine contre les grands capitaux et contre la spéculation était devenue bien trop tenace.

Les taux de taxation sur les rendements immobiliers étaient, eux aussi, exceptionnellement élevés. A Vienne, plus de 40 % du rendement brut était confisqué et collecté par des taxes fédérales, locales et de l'État. Les propriétaires et les entrepreneurs en bâtiment s'opposaient vigoureusement à cette taxation, car elle était généralement tenue pour responsable des forts loyers. La plupart des propriétaires étaient de petits industriels qui avaient investi leur épargne dans une maison que les caisses d'épargne finançaient à hauteur de 50 %, sur la base d'une estimation habituellement surévalué. Les entrepreneurs, travaillant pour la plupart avec peu de capitaux, construisaient soit sur commande de ces propriétaires, soit à partir de leurs fonds propres, en espérant revendre la maison construite dès que possible. Les deux groupes, propriétaires et entrepreneurs en bâtiment, exerçaient une forte influence politique à travers laquelle ils espéraient obtenir une réduction importante des taux d'emprunt-logement.

Une réduction des taxes sur les revenus du logement et des terrains n'aurait pas réduit les loyers. Mais elle aurait augmenté les revenus et par voie de conséquence les prix du marché de l'immobilier. Et afin de compenser la perte de revenu, le gouvernement aurait dû chercher d'autres revenus à taxer en remplacement. En d'autres termes, une telle réforme aurait conduit à de nouvelles taxes sur d'autres personnes afin de compenser les réductions d'impôts accordées aux propriétaires.

Il ne fut pas facile de trouver un accord général concernant mes idées. Au début, mon rapport fut accueilli avec scepticisme au sein même du comité des finances de l'Association Centrale. Mais il connut ensuite rapidement un plein succès.

Mon travail avec l'Association Centrale resta assez important jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il m'offrit une grande satisfaction. En plus de Robert Mayer, il y avait de nombreux autres excellents économistes, comme les frères Karl et Ewald Pribam, Emil von Fürth, Paul Schwarz, Emil Perels et Rudolf Maresh.

Il n'y a qu'un point sur lequel j'étais constamment en désaccord avec mes collègues. L'Association Centrale était liée avec une Fondation anniversaire de l'Empereur François Joseph pour le Logement Public, qui était dotée d'importants fonds destinés au logement. Ces fonds finançaient également la construction de deux projets destinés à loger des célibataires. Je considérais cette construction superflue. Les jeunes hommes à faibles revenus habitaient habituellement comme sous-locataires dans des familles. Mais de telles relations rapprochées étaient censées impliquer des dangers sur le plan moral. Je n'étais pas de cet avis, me souvenant de mon expérience comme enquêteur de terrain au cours de mes recherches pour les professeurs Philippovich et Löffler, mentionnées plus haut. Il est vrai que de telles associations rapprochées conduisaient parfois à des relations intimes, mais elles se terminaient habituellement par un mariage. Une enquête effectuée par la brigade des mœurs viennoise révéla que très peu de filles interrogées avaient désigné comme premier amant un « pensionnaire ». Et un fonctionnaire de police expérimenté avait appelé les logements pour célibataires des nids de pédérastes. Je rejetais par conséquent comme erronée l'idée de financer de tels projets à partir des fonds disponibles.

Mon analyse ne prévalut point. Mais cela était de peu d'importance, car la guerre arrêta toute construction ultérieure de tels bâtiments. A l'époque, c'est dans l'un d'entre eux que vivait Adolf Hitler.


Chapitre I  |  Chapitre III  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil