Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Préface

 

« J'avais voulu être un réformateur mais n'étais devenu que l'historien du déclin... » Ludwig von Mises

Quand mon mari, Ludwig von Mises, écrivit ces mots en septembre 1940 a, il se sentait très déprimé. Ces quelques mots montrent clairement sa disposition d'esprit. Il avait vu ce qui advenait du sort de la civilisation occidentale et craignait un naufrage total. Mais comme l'indiquent ces Souvenirs, il n'avait pas totalement désespéré de la possibilité que le monde puisse encore prêter attention ses avertissements.

Bien que ce livre ne soit guère épais, ses réflexions sont profondes et obligent le lecteur à réfléchir.

L'humeur sombre dans laquelle Ludwig von Mises écrivit ces Souvenirs doit se comprendre par les circonstances qui les ont fait naître.

Le 2 août 1940, mon mari et moi accostâmes dans le New Jersey, que traverse l'Hudson et qui est relié à New York par des ponts et des tunnels. Nous avions quitté l'Europe dans un monde en émeute et où la guerre faisait rage.

Abandonner Genève ne fut pas facile pour Ludwig von Mises. Il y avait passé les six années les plus heureuses de sa vie. Appelé par le professeur William Rappard à l'Institut Universitaire des Hautes Études, il tenait la chaire de de relations économiques internationales. Grâce à son séminaire privé à Vienne et à ses livres, qui étaient publiés pour partie par Gustav Fischer (alors à Iéna), il avait acquis une belle notoriété dans l'Europe entière. Sa renommée avait atteint les États-Unis bien avant qu'il ne pose un pied dans ce pays.

Nous avions obtenu un visa hors quota du gouvernement américain, de sorte que notre arrivée au pays puisse se produire à tout instant.

Il faisait chaud et humide le jour où nous arrivâmes dans le New Jersey. Nous avions derrière nous quatre semaines d'insécurité, d'agitations et de tourments psychiques. Nous n'avions aucun membre de famille pour nous accueillir. Nous n'avions pas de domicile et, comme de nombreux autres immigrants, connûmes des temps difficiles avant de nous sentir à nouveau en terrain solide. Nos objets personnels, parmi eux sa bibliothèque de valeur, avaient été emballés et envoyés avant notre départ de Suisse. Nous n'avions aucune idée de l'endroit où ils se trouvaient en Europe ; il était peu probable que nous puissions les revoir un jour. De 1940 à 1942, nous n'avions pas de véritable chez-nous. Nous passions d'un petit hôtel à un autre, avec nos seules économies pour vivre et aucun poste d'enseignant qui puisse l'intéresser.

Telle était notre situation quand au cours de l'automne 1940 mon mari s'assit à son bureau pour écrire son autobiographie, ainsi qu'il l'envisageait à l'origine. Il termina le livre fin décembre 1940, sans pouvoir bénéficier de ses notes quotidiennes ou de ses livres. Je me rappelle comme si c'était hier le jour où il me montra le manuscrit pour la première fois. Je me souviens de la forte impression qu'il me fit. Je sentis tout de suite, sans le comprendre totalement, qu'il s'agissait d'un document important. Mais je réalisais aussi que ce n'était pas une autobiographie au sens usuel du terme. Car une autobiographie est « l'exposé littéraire de sa propre vie » selon le dictionnaire encyclopédique de Meyer.

Le manuscrit donne une image claire et complète du développement intellectuel de mon mari ; il contient les idées de ses livres et de ses écrits. Il parle de ses activités universitaires et politiques jusqu'en 1940, mais ne révéle presque rien de sa famille, de ses parens ou de son milieu.

Deux années plus tard, quand nous finîmes enfin par avoir un logement à nous, mon mari me donna le manuscrit écrit de sa main. Il fut alors soigneusement rangé dans deux classeurs à couverture noire. « Ils sont à toi, me dit-il, prends-en bien soin. »

Il n'y a pas de doute qu'il l'avait écrit en vue d'une publication. Car lorsque je lui suggérai quelque trente ans plus tard — il avait entre-temps acquis une reconnaissance et une renommée dans le monde entier, mais était aussi attaqué et combattu — d'écrire une autobiographie et lui proposai de taper sous sa dictée, il me répondit : « Tu as mes deux classeurs. C'est tout ce que les gens ont besoin de savoir sur moi. »

Ce n'est que que quelques mois après sa mort (le 10 octobre 1973) que je me souvins des deux classeurs à couverture noire. Je les sortis de mon bureau. Son écriture claire, que je connaissais si bien fit ressurgir le passé. J'étais fascinée... comme ensorcelée je lus le livre plusieurs fois de suite. Je comprenais enfin le trésor que Ludwig von Mises m'avait donné. Je compris enfin toute l'importance historique de ce texte.

Jamais auparavant Ludwig von Mises n'avait écrit de remarques et d'observations aussi sincères, sévères et dévastatrices sur la situation économique et culturelle des universités allemandes et autrichiennes, sur les professeurs et sur d'autres personnalités publiques. Jamais auparavant il n'avait exprimé aussi clairement un tel désespoir quant au déclin à venir de la civilisation occidentale. Je dirais rétrospectivement qu'il n'a jamais à nouveau écrit de cette manière franche et directe.

Dans les années qui suivirent, quand il trouva la paix en lui et qu'il acquit de nouvelles connaissances sur les conditions économiques et sur les grandes possibilités des États-Unis, il ressentit un nouvel espoir d'un renouveau de la civilisation occidentale. Il écrivit les plus importants de ses livres dans les trente dernières années de sa vie.Il ne s'arrêta jamais de mettre en garde contre l'inflation, l'interventionnisme et le communisme.

Son premier grand succès aux États-Unis fut la publication en 1945 de deux livres écrits en anglais : Omnipotent Government et Bureaucracy. Les quatre années suivantes il travailla sur son ouvrage Nationalökonomie, paru en 1940 à Genève, pour l'adapter à la situation américaine. Le nouveau titre de ce livre pour ainsi dire nouveau était Human Action. Il parut en 1949 et le rendit d'un coup célèbre dans le monde entier. Ce livre — comme tous ses livres suivants — fut traduit en de nombreuses langues. Il parut peu de temps après aussi en chinois. Dans les années qui suivirent Mises publia Socialism, qui avait déjà paru en 1922 en Allemagne chez Gustav Fischer sous le titre Gemeinwirtschaft. Suivirent rapidement The Theory of Money and Credit b, The Anti-Capitalist Mentality, Planned Chaos et Planning for Freedom.

Henry Hazlitt, le fameux écrivain et économiste américain, écrivit en 1973 dans Barrons, pour le 92e anniversaire de Ludwig von Mises : « Les 92 années de sa vie ont été extraordinairement fructueuses. Lorsque la Société économique américaine attribua en 1969 à Ludwig von Mises le Distinguished Fellow Award (une distinction particulièrement importante, que seuls deux économistes reçoivent chaque année), elle le présenta comme l'auteur de 19 livres en première édition, et de 46 livres en tenant compte des rééditions et des traductions. Dans les dernières années de sa vie Ludwig von Mises reçut beaucoup d'honneurs. Mais ces honneurs ne parviennent pas à rendre compte de ce qu'il a accompli. »

Avec le présent ouvrage, le monde peut entendre à nouveau la voix pleine de mises en garde de Ludwig von Mises. J'espère que de nombreux hommes et femmes de réflexion liront ce petit livre. Ils verront alors — et la peur ls saisira — les conséquences de l'inflation, du socialo-communisme et du pouvoir grandissant de la corruption d'un gouvernement interventionniste. Personne ne sait si l'Histoire se répètera. Nous pouvons seulement l'en empêcher en comprenant la situation.

Margit von Mises
New York, juin 1977.



Notes

a. L'édition américaine (la préface en anglaise, un peu plus courte, est de juillet 1978) indique décembre 1940. La date retenue est celle de l'édition allemande de 1979 (préface de juin 1977). NdT.

b. En fait déjà paru dans les années 1930 en anglais (la réimpression eut lieu en 1953). NdT.


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