Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 15 : Offre de capital et prospérité américaine

Discours prononcé devant le Club universitaire de Milwaukee (Wisconsin), le 13 octobre 1952

 

I

L'un des phénomènes étonnants de l'actuelle campagne électorale est la façon dont les orateurs et les auteurs parlent de l'état de l'industrie et de la situation économique de la nation. Ils remercient le gouvernement pour la prospérité et pour le niveau de vie élevé du citoyen moyen. "Votre situation n'a jamais été aussi bonne" disent-ils et "Ne les laissez pas vous la confisquer". Ils sous-entendent que l'accroissement de la quantité et l'amélioration de la qualité des produits disponibles à la consommation proviennent d'un gouvernement paternel. Les revenus des citoyens individuels sont envisagés comme des aumônes qu'une bureaucratie bienveillante leur accorde gracieusement. Le gouvernement américain est considéré comme meilleur que ceux de l'Italie ou de l'Inde parce qu'il met dans les mains des citoyens des produits plus nombreux et de meilleure qualité que ses homologues.

Il n'est guère possible de déformer d'une façon plus profonde les faits fondamentaux de l'économie. Le niveau de vie moyen est plus élevé aux États-Unis qu'il ne l'est dans les autres pays du monde, non parce que les politiciens et hommes d'État américains seraient meilleurs que leurs homologues étrangers, mais parce que la quantité de capital investi par tête est plus élevée en Amérique que dans les autres pays. La production moyenne par heure de main-d'oeuvre est plus élevée aux États-Unis que dans les autres pays, que ce soit l'Angleterre ou l'Inde, parce que les usines américaines sont équipées d'outils et de machines plus efficaces. Le capital est plus abondant en Amérique que dans les autres pays parce que jusqu'à présent les institutions et les lois des États-Unis ont placé moins d'obstacles sur le chemin de l'accumulation de capital à grande échelle que ne l'ont fait les pays étrangers.

Il n'est pas vrai que le retard économique des pays étrangers doive être imputé à l'ignorance technique de la part de leur population. La technique moderne n'est généralement pas une doctrine ésotérique. Elle est enseignée dans de nombreuses universités techniques des États-Unis comme à l'étranger. Elle est décrite dans de nombreux excellents manuels et articles de magazines scientifiques. Des centaines d'étrangers sortent chaque année diplômés des instituts technologiques américains. Il y a sur toute la surface du globe de nombreux experts parfaitement au courant des développement les plus récents de la technique industrielle. Ce n'est pas un manque de "savoir-faire" qui empêche les pays étrangers d'adopter totalement les méthodes américaines de fabrication : c'est l'insuffisance de capitaux disponibles.

 

II

Le climat intellectuel de l'opinion publique qui permit au capitalisme de prospérer se caractérisait par l'approbation morale du désir de chaque citoyen individuel d'assurer son avenir et celui de sa famille. Faire des économies était considéré comme une vertu aussi avantageuse pour l'épargnant individuel lui-même que pour tous les autres. Si les gens ne consomment par tout leur revenu, le surplus non consommé peut être investi, il accroît la quantité de biens du capital disponibles et permet par conséquent de se lancer dans des projets qui ne pouvaient être entrepris auparavant. L'accumulation progressive du capital conduit à une amélioration économique perpétuelle. Tous les aspects de la vie de chaque citoyen sont affectés favorablement. La tendance continue à une expansion des activités industrielles ouvre un vaste champ au déploiement des énergies de la génération montante. En se remémorant sa jeunesse et les conditions de vie régnant dans la maison de ses parents, l'homme ordinaire ne peut pas s'empêcher de se rendre compte qu'il y a un progrès vers un niveau de vie plus satisfaisant.

Telle était la situation dans tous les pays à la veille de la Première Guerre Mondiale. Les conditions n'étaient certainement pas partout les mêmes. Il y avait d'un côté les pays du capitalisme occidental, et de l'autre des nations arriérées qui éteint lentes ou qui rechignaient à adopter les idées et les méthodes de l'industrie moderne en progrès. Mais ces nations arriérées bénéficiaient amplement des investissements en capital fournis par les capitalistes des nations avancées. Les capitaux étrangers construisirent leurs chemins de fer et leurs usines, et exploitèrent leurs ressources naturelles.

Le spectacle que le monde nous offre aujourd'hui est très différent. Comme il y a quarante ans, le monde est divisé en deux camps. D'un côté, on trouve l'orbite capitaliste, considérablement diminuée quand on la compare en taille à ce qu'elle était en 1914. Elle comprend aujourd'hui les États-Unis, le Canada et certaines petites nations de l'Europe occidentale. L'autre partie de la population mondiale, bien plus nombreuse, vit dans des pays rejetant totalement la propriété privée, l'initiative privée et l'entreprise privée. Ces pays sont en stagnation ou font face à une détérioration progressive de leur situation économique.

 

III

Illustrons cette différence en comparant la situation des États-Unis et celle de l'Inde, représentants typiques de chacun des deux groupes.

Aux États-Unis, la grande industrie capitaliste fournit presque chaque année des nouveautés aux masses : soit des articles améliorés qui remplacent des articles similaires utilisés depuis longtemps, soit des choses qui étaient totalement inconnues jusque là. On appelle habituellement les secondes — par exemple les postes de télévision ou les bas nylon — biens de luxe, car les gens vivaient auparavant plutôt heureux et contents sans elles. L'homme moyen jouit d'un niveau de vie que ses parents ou ses grands-parents, il n'y a que cinquante ans, auraient considéré comme fabuleux. Sa maison est équipée de gadgets et d'installations que les personnes aisées des époques passées auraient enviés. Sa femme et ses filles s'habillent avec élégance et se maquillent. Ses enfants, bien nourris et soignés, bénéficient d'un enseignement supérieur, une bonne partie d'un enseignement universitaire. Si on le regarde, lui et sa famille lors de leurs sorties du week-end, il faut admettre qu'ils semblent prospères.

Il y a aussi, bien sûr, des Américains dont les conditions matérielles ne sont pas satisfaisantes quand on les compare à celles de la grande majorité de la nation. Certains auteurs de romans et de pièces de théâtre voudraient nous faire croire que leurs descriptions lugubres de cette minorité malchanceuse est représentative du destin de l'homme ordinaire dans un régime capitaliste. Ils se trompent. Les difficultés économiques que connaissent ces pauvres Américains sont plutôt représentatives des conditions qui prévalaient partout dans les époques précapitalistes et qui prévalent encore dans les pays qui n'ont pas été du tout, ou seulement superficiellement, atteints par le capitalisme. Ce qui ne va pas avec eux, c'est qu'ils n'ont pas encore été intégrés dans le cadre de la production capitaliste. Leur misère est un vestige du passé. L'accumulation progressive de nouveaux capitaux et l'expansion de la production à grande échelle la supprimera de la même façon qu'elle a déjà amélioré le niveau de vie de l'immense majorité, à savoir en augmentant la quantité de capital investi par tête et donc la productivité marginale du travail.

Regardons à présent du côté de l'Inde. La nature a doté son territoire de ressources de valeur peut-être plus richement que le sol des États-Unis. Par ailleurs, les conditions climatiques permettent à l'homme de subsister avec une alimentation plus légère et de s'abstenir de nombreuses choses qui sont indispensables dans les rudes hivers de la plus grande partie des États-Unis. Néanmoins, les masses indiennes sont au bord de la famine, pauvrement vêtues, entassées dans de primitives masures, sales et illettrées. Les choses empirent d'année en année ; les chiffres de la population augmentent alors que le montant total du capital investi n'augmente pas ou, plus probablement, diminue. En tout cas, on assiste à une baisse progressive du montant de capital investi par tête.

Au milieu du dix-huitième siècle, les conditions n'étaient guère plus favorables en Angleterre qu'elles ne le sont aujourd'hui en Inde. Le système traditionnel de production n'était pas capable de pourvoir aux besoins d'une population croissante. Le nombre de personnes pour lesquelles il n'y avait plus de place dans le système rigide du paternalisme et de la tutelle gouvernementale de l'industrie augmentait rapidement. Bien qu'à l'époque la population de l'Angleterre ne représentait pas beaucoup plus de quinze pour cent de ce qu'elle est aujourd'hui, on comptait plusieurs millions de pauvres sans ressources. Ni l'aristocratie dirigeante ni les pauvres eux-mêmes n'avaient la moindre idée de ce que l'on pouvait faire pour améliorer les conditions matérielles des masses.

Le grand changement qui fit, en quelques décennies, de l'Angleterre la plus puissante et la plus riche des nations, fut préparé par un petit groupe de philosophes et d'économistes. Ils démolirent totalement la pseudo-philosophie qui avait jusqu'alors contribué à façonner les politiques économiques des nations. Ils montrèrent la fausseté des vieilles fables : (1) qu'il serait injuste et inéquitable de l'emporter sur un concurrent en produisant des biens de meilleure qualité et moins chers ; (2) qu'il serait injuste de s'écarter des méthodes de production traditionnelles ; (3) que les machines économisant du travail engendreraient le chômage et seraient donc un mal ; (4) que ce serait l'un des rôle du gouvernement civil que d'empêcher les industriels efficaces de devenir riches et de protéger les moins efficaces contre la concurrence des plus efficaces ; et (5) que restreindre la liberté et l'initiative des entrepreneurs par la coercition gouvernementale ou par la contrainte exercée par d'autres pouvoirs serait un moyen approprié pour favoriser le bien-être de la nation. En résumé, ces auteurs proposaient la doctrine du libre-échange et du laissez-faire. Ils ouvrirent la voie à une politique qui ne gênait plus les efforts de l'homme d'affaires pour améliorer et accroître ses opérations.

Ce qui engendra l'industrialisation moderne, et l'amélioration sans précédent des conditions matérielles qu'elle a apporté, ce n'est ni le capital ni la connaissance technique préalablement accumulés. En Angleterre, comme dans les autres pays occidentaux qui suivirent la voie capitaliste, les pionniers du capitalisme commencèrent avec très peu de capital et d'expérience technique. Au début de l'ère industrielle, il y avait la philosophie de l'entreprise privée et de l'initiative, et l'application pratique de cette idéologie fit grossir le capital et fit avancer et mûrir le savoir-faire technique.

Il faut souligner ce point parce que le fait de le négliger égare les hommes d'État des pays sous-développés dans leurs projets d'amélioration économique. Ils pensent que l'industrialisation signifie des machines et des manuels techniques. En réalité, elle signifie la liberté économique, qui crée à la fois le capital et la connaissance technique.

Tournons nous à nouveau du côté de l'Inde. Cette dernière manque de capital parce qu'elle n'a pas adopté la philosophie pro-capitaliste de l'Occident et n'a par conséquent pas éliminé les obstacles institutionnels traditionnels à la libre entreprise et à l'accumulation à grande échelle. Le capitalisme n'est arrivé en Inde qu'en tant qu'idéologie importée de l'étranger et n'a jamais réussi à prendre racine dans la tête des gens. La capital étranger, principalement britannique, permit de construire les chemins de fer et les usines. Les autochtones regardaient de travers non seulement les activités des capitalistes étrangers mais tout autant leurs compatriotes qui participaient aux aventures capitalistes. Aujourd'hui la situation est la suivante : grâce aux nouvelles méthodes médicales, développées par les nations capitalistes et importées en Inde par les Britanniques, la durée de vie moyenne a été augmentée et la population croît rapidement. Comme les capitalistes étrangers soit ont déjà subi l'expropriation, soit vont devoir y faire prochainement face, il ne plus être question du moindre investissement nouveau en capitaux étrangers. Par ailleurs, l'accumulation du capital national est empêchée par l'hostilité manifeste de l'appareil gouvernemental et du parti au pouvoir.

Le gouvernement indien parle beaucoup d'industrialisation. Mais ce qu'il a en tête, c'est la nationalisation d'industries privées déjà existantes. Pour les besoins de l'exposé, nous pouvons mettre de côté le fait que ce souhait conduira probablement à une décumulation progressive du capital investi dans ces industries, comme ce fut le cas dans la plupart des pays ayant fait l'expérience de la nationalisation. En tout cas, la nationalisation en tant que telle n'ajoute rien au montant d'investissements déjà existant. M. Nehru admet que son gouvernement n'a pas le capital nécessaire pour établir des nouvelles industries d'État ou pour le développement des industries déjà existantes. Ainsi, il déclare solennellement que son gouvernement donnera aux industries privées "des encouragements de toutes sortes." Et il explique en quoi consisteront ces encouragements : nous leur promettrons, dit-il, "que nous ne leur ferons rien pendant dix ans, peut-être plus". Il ajoute : "Nous ne savons pas quand nous les nationaliserons" [1]. Mais l'homme d'affaires sait fort bien que les nouveaux investissements seront nationalisés dès qu'ils commenceront à porter leurs fruits.

 

IV

Je me suis attardé si longuement sur les affaires indiennes parce qu'elles sont représentatives de ce qui se passe aujourd'hui dans presque toutes les régions d'Asie et d'Afrique, dans une grande partie de l'Amérique latine et même dans de nombreux pays européens. Dans tous ces pays, la population s'accroît. Dans tous ces pays, les investissements étrangers sont confisqués, ouvertement ou subrepticement, au moyen du contrôle des changes ou d'une taxation discriminatoire. Au même moment, leurs politiques intérieures font de leur mieux pour décourager la formation de capitaux nationaux. Il y a beaucoup de pauvreté dans le monde d'aujourd'hui ; et les gouvernements, en plein accord sur ce sujet avec leurs opinions publiques, continuent et aggravent cette pauvreté par leurs politiques.

Selon ces gens, leurs problèmes économiques seraient causés d'une certaine façon, non précisée, par les pays capitalistes de l'Occident. Ce dernier ensemble comptait, jusqu'à il y a quelques années, l'Europe occidentale, et tout particulièrement le Royaume Uni. Avec les changements économique récents, le nombre des nations auxquelles il est fait allusion s'est de plus en plus réduit. Aujourd'hui il ne signifie plus en pratique que les États-Unis. Les habitants de tous les pays dans lesquels le revenu moyen est considérablement inférieur à celui des États-Unis regardent ces derniers avec les mêmes sentiments d'envie et de haine que les électeurs des divers partis communistes, socialistes et interventionnistes, regardent les entrepreneurs de leur propre nation dans les pays capitalistes. Les mêmes mots et slogans qui sont employés dans nos conflits nationaux — comme Wall Street, grand capital, monopoles, marchands de mort — sont utilisés dans les discours et les articles des politiciens anti-Américains quand ils attaquent ce qu'on appelle le "yankeeisme" en Amérique latine et l'américanisme dans l'autre hémisphère. Dans ces effusions, il y a peu de différences entre les nationalistes les plus chauvins et les adeptes les plus enthousiastes de l'internationalisme marxiste, entre d'une part les soi-disant conservateurs désirant conserver leur foi religieuse traditionnelle et leurs institutions politiques , et d'autre part les révolutionnaires à la recherche d'un renversement violent de tout ce qui existe.

La popularités de ces idées n'est en aucun cas le résultat d'une propagande incendiaire des soviétiques. Au contraire. Les mensonges et les calomnies communistes trouvent leur pouvoir de persuasion, quel qu'il puisse être, dans le fait qu'ils sont en accord avec les doctrines socio-politiques enseignées dans la plupart de universités et approuvées par les politiciens et les auteurs les plus influents.

Les mêmes idées dominent les esprits aux États-Unis et déterminent l'attitude des hommes d'État sur tous les problèmes concernés. Les gens ont honte de ce que le capital américain ait exploité les ressources naturelles dans de nombreux pays manquant à la fois des capitaux et des spécialistes compétents nécessaires. Quand plusieurs gouvernements étrangers exproprièrent les investissements américains ou refusèrent d'honorer des prêts accordés par l'épargnant américain, le public demeurait indifférent, voire sympathisait avec les expropriateurs. Avec les idées qui sous-tendent les programmes des groupes politiques les plus influents et qui sont enseignées dans la plupart des institutions d'enseignement, , il ne fallait pas s'attendre à une autre réaction.

Il y a quatre ans s'est tenu à Amsterdam le Conseil oecuménique des Églises, organisation de cent cinquante et quelques confessions. Nous pouvons lire dans le rapport rédigé par ce comité oecuménique l'affirmation suivante : "La justice exige que les habitants d'Asie et d'Afrique soient les bénéficiaires du surcroît de production industrielle." Ce qui suggère que le retard technique de ces nations résulte d'une injustice commise par certains individus, par certains groupes d'individus ou par certaines nations. Les coupables ne sont pas précisés. Mais on comprend que cette accusation fait allusion aux capitalistes et aux hommes d'affaires du nombre décroissant des pays capitalistes, c'est-à-dire en pratique aux États-Unis et au Canada. Telle est l'opinion de très sages ecclésiastiques conservateurs, agissant en pleine conscience de leurs responsabilités.

La même doctrine est à la base de l'aide étrangère et du programme "Point Four" [politique d'aide au développement en direction des régions sous-développées, introduite par Truman en 1949, NdT]des États-Unis. Elle sous-entend que les contribuables américains ont l'obligation morale de fournir des capitaux aux nations qui ont exproprié les investissements étrangers et qui empêchent de diverses façons l'accumulation de capitaux nationaux.

Il ne sert à rien de prendre ses désirs pour des réalités. Dans l'état actuel du Droit international, les investissements étrangers ne sont pas sûrs et restent à la merci de chaque gouvernement des nations souveraines. On s'accorde généralement sur le fait que tout gouvernement souverain à le droit de décréter une parité artificielle de sa devise par rapport au dollar ou à l'or, puis d'essayer de faire appliquer cette parité arbitrairement fixée par un contrôle des changes, c'est-à-dire par l'expropriation virtuelle des investisseurs étrangers. Si certains gouvernements étrangers s'abstiennent encore de telles confiscations, ils le font en espérant persuader les étrangers d'investir davantage pour être ainsi en mesure d'exproprier davantage plus tard.

Parmi les nations qui font tout ce qu'elles peuvent pour empêcher leurs industries d'obtenir les capitaux indispensables, nous trouvons la Grande-Bretagne, autrefois le berceau de la libre entreprise et, avant 1914, le pays le plus riche ou le deuxième plus riche du monde. Dans un éloge exubérant et totalement immérité de feu Lord Keynes, un professeur de Harvard ne lui trouva qu'une seule faiblesse. Keynes, dit-il, "a toujours élevé ce qui était vérité et sagesse pour l'Angleterre au niveau d'une vérité et d'une sagesse valable de tout temps et en tout lieu." [2] Je tiens à exprimer mon profond désaccord. Au moment précis où il devait être évident à tout observateur attentif que la détresse économique de l'Angleterre était causée par une offre insuffisante de capitaux, Keynes énonça sa fameuse doctrine des prétendus dangers de l'épargne et recommanda avec passion de dépenser plus. Keynes essaya de fournir une justification tardive et fallacieuse à la politique que la Grande-Bretagne avait adoptée au mépris des enseignements de tous les grands économistes. L'essence du keynésianisme réside dans sa complète incapacité à concevoir le rôle que l'épargne et l'accumulation du capital jouent dans l'amélioration des conditions économiques.

 

V

Le principal problème de ce pays est le suivant : les États-Unis suivront-ils le cours des politiques économiques adoptées par presque toutes les nations étrangères, y compris par plusieurs de celles qui avait joué un rôle prépondérant dans l'évolution du capitalisme ? Jusqu'à maintenant, le montant de l'épargne nouvelle et de la formation de nouveaux capitaux dépasse encore aux États-Unis le montant de la consommation de l'épargne et du capital. Cela durera-t-il ?

Pour répondre à une telle question, il faut étudier les idées de l'opinion publique sur les sujets économiques. La question est la suivante : les électeurs américains savent-ils que l'amélioration sans précédent de leur niveau de vie des quarante dernières années fut le résultat de la montée constante du quota de capital investi par tête ? Comprennent-ils que chaque mesure conduisant à une décumulation du capital compromet leur prospérité ? Sont-ils conscients des raisons qui font que leurs taux de salaire dépassent de beaucoup ceux des autres pays ?

Si nous passons en revue les discours des dirigeants politiques, les éditoriaux des journaux et les manuels d'économie et de finance, nous ne pouvons nous empêcher de constater que très peu d'attention, sinon aucune, est portée aux problèmes de l'équipement en capital. La plupart de gens s'imaginent simplement que certains facteurs mystérieux sont à l'oeuvre et permettent de rendre la nation chaque année plus riche. Les économistes du gouvernement ont calculé un taux de croissance annuelle du revenu national pour les cinquante dernières années et font gaiement l'hypothèse que le même taux prévaudra dans l'avenir. Ils discutent des problèmes de taxation sans même mentionner le fait que notre système fiscal actuel collecte de fortes sommes, qui auraient sinon été épargnées par le contribuable, et que ce système les utilise pour payer ses dépenses courantes.

Un exemple typique de ce mode de traitement (ou plutôt de non traitement) du problème de l'offre de capitaux américains peut être signalée. Il y a quelques jours, l'Académie américaine des sciences sociales et politiques a publié un nouveau volume de ses annales, entièrement consacré à l'étude des questions vitales de la nation. Le volume est intitulé : La Signification de l'élection présidentielle de 1952. Le professeur Harold M. Groves de l'Université du Wisconsin a collaboré à ce symposium en y écrivant un article : "Les impôts sont-ils trop élevés ?". L'auteur accouche d'une "réponse nettement négative." A notre avis, la caractéristique la plus intéressante de l'article est le fait qu'il arrive à cette conclusion sans même mentionner les effets que les impôts sur le revenu, les bénéfices, les bénéfices exceptionnels et les successions ont sur le maintien et la formation du capital. Soit notre auteur ignore ce que les économistes ont pu dire sur ces questions, soit il considère que cela ne mérite pas de réponse.

On ne se trompe pas sur les idées économiques qui déterminent l'orientation des politiques américaines quand on les accuse de ne pas comprendre le rôle que l'offre de nouveaux capitaux joue dans l'amélioration et l'extension de la production. Un exemple instructif fut fourni lors du conflit entre le gouvernement et l'industrie à propos de la bonne façon de calculer les amortissements en cas d'inflation. Au cours des débats agités concernant les profits, les taxes et le niveau des salaires, l'offre de capital fut à peine mentionnée, quand bien même elle le fût. En comparant les salaires et les niveaux de vie américains avec ceux des autres pays, la plupart des auteurs et des politiciens oublient de souligner la différence de quantité de capital investie par tête.

Au cours des quarante dernières années, la taxation américaine s'est mise à adopter de plus en plus des méthodes qui ont considérablement ralenti la vitesse d'accumulation du capital. Si elle continue dans cette voie, nous atteindrons un jour le point où aucun accroissement de capital ne sera possible, voire où une décumulation commencera. Il n'y a qu'une manière possible d'arrêter cette évolution à temps et d'épargner à ce pays le destin de l'Angleterre et de la France. Il faut remplacer les illusions et les fables par des idées économiques saines.

 

VI

Jusqu'à présent j'ai employé les termes de pénurie et de rareté du capital sans plus d'explications ou de définitions. C'était tout à fait suffisant tant que je traitais de la situation de pays dont l'offre de capital apparaît insuffisante par rapport à celle de pays plus avancés, particulièrement vis-à-vis de celle du plus avancé économiquement de tous, les États-Unis. Mais en examinant les problèmes américains, il est nécessaire de donner une interprétation plus rigoureuse des termes.

A proprement parler, le capital a toujours été rare et le sera toujours. La quantité disponible de biens du capital ne sera jamais suffisamment abondante pour que soient entrepris tous les projets dont la réalisation pourrait améliorer le bien-être matériel de certaines personnes. S'il en était autrement, l'humanité vivrait dans le Jardin d'Eden et n'aurait plus à se soucier du tout de la production. Quelle que soit la situation de l'offre de capital, il restera toujours dans ce bas monde des projets industriels qui ne peuvent être entrepris parce que le capital qu'ils nécessiteraient est employé dans d'autres entreprises dont les produits sont demandés de façon plus pressante par les consommateurs. Il existe dans chaque branche de l'industrie des limites au-delà desquelles l'investissement de capital supplémentaire ne serait plus rentable, parce que les biens du capital concernés peuvent être utilisés pour produire des biens qui ont plus de valeur aux yeux du public. Si, toutes choses égales par ailleurs, l'offre de capital augmente, des projets qui jusqu'alors ne pouvaient être entrepris deviendront rentables et seront mis en route. Si les occasions d'investissements rentables viennent à manquer, la raison en est que tous les biens du capital ont déjà été investis dans des projets rentables.

En parlant de pénurie de capitaux dans un pays plus pauvre que d'autres, on ne fait pas allusion à ce phénomène d'insuffisance générale et constante du capital. On compare simplement la situation de ce pays particulier avec celle des autres pays où le capital est plus abondant. On pourrait dire à propos de l'Inde : il y a là un nombre d'artisans qui produisent avec un capital total de dix mille dollars des produits ayant une valeur, par exemple, d'un million de dollars sur le marché. Dans une usine américaine, avec un équipement en capital d'un million de dollars, le même nombre de travailleurs peut fabriquer des produits valant 500 fois plus sur le marché. Les industriels indiens manquent malheureusement de capitaux pour faire de tels investissements. La conséquence en est que la productivité par tête est plus faible en Inde qu'en Amérique, que la quantité totale de biens pouvant être consommés y est plus faible et que l'Indien moyen est pauvre par rapport à l'Américain moyen.

Il n'y a pas de critère fiable, particulièrement dans une situation d'inflation, qui pourrait être appliqué pour mesurer le degré de rareté du capital. Dans des pays comme les États-Unis, où la situation ne peut pas être comparée avec celles d'autres pays où l'offre de capitaux serait plus abondante, seules restent possibles des comparaisons avec l'offre hypothétique de capital qui aurait prévalu si certaines choses ne s'étaient pas produites. Dans de tels pays, il n'y a pas de phénomène aussi visible et évident que la rareté du capital qui frappe aujourd'hui le peuple indien. Tout ce que l'on peut dire est que si les citoyens de notre pays avaient épargné plus par le passé, certaines améliorations techniques auraient été possibles (ainsi que l'accroissement de la production par duplication du type d'équipements déjà existant, duplication pour laquelle le capital nécessaire manque aujourd'hui).

 

VII

Il n'est pas facile d'expliquer cette situation aux gens égarés par la véhémente agitation anti-capitaliste. Pour les soi-disant intellectuels, le système capitaliste et la cupidité des hommes d'affaires sont responsables de ce que la somme totale des produits pouvant être consommés n'est pas plus importante qu'elle ne l'est en réalité. Le seul remède qu'il connaisse pour se débarrasser de la pauvreté est de prendre — par des impôts progressifs — autant que possible aux gens aisés. A leurs yeux, la richesse du riche est la cause de la pauvreté du pauvre. Conformément à cette idée, les politiques fiscales de toutes les nations, y compris des États-Unis, ont visé dans les dernières décennies à confisquer une part toujours croissante de la richesse et du revenu des tranches les plus riches. La plus grande partie des fonds ainsi collectés aurait été consacrée par les contribuables à l'épargne et à l'accumulation de capital supplémentaire. L'investissement aurait accru la productivité par heure de main-d'oeuvre et aurait de cette manière fourni davantage de biens de consommation. Il aurait élevé le niveau de vie moyen de l'homme ordinaire. Si le gouvernement utilise ces fonds pour les dépenses courantes, ils sont dissipés et l'accumulation de capital s'en trouve ralentie.

Quoi que l'on puisse penser du caractère raisonnable de cette politique destinée à faire casquer les riches, il est impossible de nier le fait qu'elle a déjà atteint ses limites. En Grande-Bretagne, le Chancelier socialiste de l'Échiquier a dû admettre il y a quelques années que même la confiscation totale de tout ce qui avait été laissé aux personnes ayant les plus hauts revenus ne rapporterait en plus qu'une somme négligeable au fisc et qu'il ne pouvait plus être question d'améliorer le sort des indigents en prenant aux riches.

Aux États-Unis, une confiscation totale des revenus dépassant vingt-cinq mille dollars rapporterait dans le meilleur des cas bien moins d'un milliard de dollars, somme en réalité très faible quand on la compare au montant de notre budget actuel et au déficit probable. Le principe premier des politiques budgétaires des soi-disant progressistes a été mis en application jusqu'au point où il s'est détruit lui-même et où son absurdité devient évidente. Les progressistes ne savent plus quoi faire. Désormais, s'ils veulent encore accroître les dépenses publiques, ils devront taxer plus lourdement les classes d'électeurs dont ils ont jusqu'alors sollicité le soutien en faisant porter le fardeau sur les épaules de la minorité des plus riches. (Un dilemme effectivement bien gênant pour le prochain Congrès.)

Mais c'est précisément la complexité de cette situation qui offre une occasion favorable pour remplacer les funestes erreurs ayant prévalu au cours des dernières décennies par des principes économiques sains. Il est maintenant temps d'expliquer aux électeurs les raisons de la prospérité américaine d'une part, et celle des difficultés économiques des pays arriérés d'autre part. Ils doivent apprendre que ce qui rend les taux de salaire américains bien plus élevés que ceux des autres pays, c'est le montant de capitaux investis et que toute amélioration future de leur niveau de vie dépend d'une accumulation suffisante de capitaux supplémentaires. Seuls les industriels se soucient aujourd'hui de l'approvisionnement en capitaux neufs pour l'expansion et l'amélioration de leurs usines. Le reste de la population est indifférente à ce problème, ne sachant pas que son bien-être et celui de ses enfants est en jeu. Ce qu'il faut, c'est faire comprendre à tout le monde l'importance de ces problèmes. Aucune plate-forme de parti ne doit être considérée comme satisfaisante si elle ne contient pas le point suivant : comme la prospérité de la nation et le niveau des taux de salaire dépendent d'un accroissement continuel du capital investi dans ses usines, mines et exploitations agricoles, l'une des tâches principales d'un gouvernement consiste à éliminer tous les obstacles empêchant l'accumulation et l'investissement de nouveaux capitaux.

 

Notes

[1] Cf. Jawaharlar Nehru, Independance and After, A Collection of Speeches, 1946-1949, New York, 1950, page 192.

[2] Cf. J. Schumpeter, "Keynes, the Economist" (dans The New Economics, éd. par S.E. Harris, New York, 1947, page 85).

 


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