Le Socialisme

Étude économique et sociologique

Éditions M.-Th. Génin — Librairie de Médicis — Paris (1938)

par Ludwig von Mises

traduit de l'allemand par Paul Bastier, André Terrasse et François Terrasse

Appendice

Contribution à la critique des tentatives faites pour construire un système de comptabilité socialiste

 

Les tentatives faites pour imaginer un système de comptabilité applicable à l'économie en régime socialiste, si nous laissons de côté les systèmes fondés sur la valeur-travail, systèmes qui pèchent par la base, peuvent se diviser en deux groupes principaux : d'une part les tentatives qui aboutissent à des constructions syndicalistes et d'autre part celles qui cherchent à éluder le problème insoluble qu'elles se sont proposé en admettant que les données économiques sont invariables. L'insuffisance de ces deux groupes de projets apparaît clairement d'après ce que nous avons dit plus haut (pp. 135-163). La critique qui va suivre et qui porte sur deux constructions typiques de cette sorte, est destinée à apporter quelques éclaircissements complémentaires. 1

Dans un article intitulé Sozialistische Rechnungslegung (Comptabilité socialiste), Karl Polanyi 2 essaie de résoudre « la question de la comptabilité socialiste », question qui, selon lui, « est généralement reconnue comme étant le problème crucial de l'économie socialiste ». Il admet d'abord franchement qu'il considère le problème comme insoluble « dans une économie dirigée par une administration centrale. [3] Sa tentative vise seulement « une économie de transition socialiste organisée d'une façon fonctionnelle ». Il désigne par cette expression un type de société qui correspond à peu près à l'idéal des socialistes des guildes en Angleterre, et la conception qu'il se fait de la nature et des possibilités de son système n'est malheureusement pas moins nébuleuse et vague que celle des socialistes des guildes. La communauté politique est considérée comme étant propriétaire des moyens de production ; « mais cette propriété n'implique pas le droit d'en disposer directement ». Ce droit appartient à des associations de production élues par les travailleurs dans les différentes branches de la production. Les diverses associations se réunissent pour former un Congrès qui « représente l'ensemble de la production ». En face de cette organisation, la deuxième « association fonctionnelle principale de la société » est la « Commune » qui ne constitue pas seulement un organisme politique, mais aussi « le véritable support des fins les plus élevées de la communauté ». Chacune des deux associations fonctionnelles exerce « dans sa sphère propre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ». L'accord des deux associations représente dans la société le pouvoir suprême [4].

La faiblesse de cette construction réside dans l'obscurité où elle laisse à dessein la question essentielle : Socialisme ou Syndicalisme ? Tout comme les socialistes de guildes, Polanyi attribue expressément à la société, à la Commune, la propriété des moyens de production, et il pense en avoir ainsi assez dit pour défendre son système contre l'accusation de syndicalisme. Mais il retire aussitôt ce qu'il vient de dire. Être propriétaire d'un objet, c'est avoir le droit d'en disposer. Si ce droit revient, non à la Commune, mais aux associations de production, ce sont ces dernières qui sont propriétaires et nous avons affaire à une communauté syndicaliste. Nous nous trouvons ici en présence d'une alternative ; entre le Socialisme et le Syndicalisme, aucun compromis, aucune conciliation n'est possible. C'est ce que ne comprend pas Polanyi. Il écrit : « Entre des organismes fonctionnels (associations) représentant les mêmes individus il ne peut pas y avoir de conflit irréductible, — telle est l'idée fondamentale de toute constitution fonctionnelle. Pour résoudre les conflits possibles on aura recours soit à des comités composés de membres de deux associations, soit à une sorte de cour Suprême (organismes de Coordination) n'ayant d'ailleurs aucun pouvoir législatif mais seulement un pouvoir exécutif limité (justice, police, etc.) ». [5] Mais cette idée fondamentale est fausse. Si — comme l'impliquent le système de Polanyi et tous les systèmes analogues — le parlement politique est élu par tous les citoyens, chaque citoyen ayant le même droit de vote, il peut fort bien arriver que ce parlement entre en conflit avec le congrès des associations de production qui est constitué suivant un système électoral tout différent. Et les conflits qui surgiront ne pourront être résolus ni par des comités communs, ni par des cours de justice. Pour que les comités puissent trancher le débat, il faudrait que l'une ou l'autre des associations y ait la majorité ; si les deux associations y sont également représentées, les comités demeureront impuissants. Mais si dans la composition ou le fonctionnement des comités l'une des associations a la prépondérance, c'est à elle qu'en définitive appartient la décision. Quant aux cours de justice, elles sont incapables de résoudre des questions pratiques d'économie ou de politique. Elles ne peuvent jamais rendre leurs verdicts qu'en se fondant sur des normes déjà établies qu'elles ne font qu'appliquer à des cas particuliers. Dès l'instant où elles ont à s'occuper de questions d'utilité, elles cessent d'être des cours de justice pour devenir des pouvoirs politiques et dès lors tout ce qui a été dit des comités s'applique également à elles.

Si ni la Commune, ni le Congrès des Associations de production ne possèdent le droit de décider en dernier ressort, le système n'est pas viable. Si la décision suprême appartient à la commune, nous avons affaire à une « économie dirigée par une administration centrale » incapable, selon Polanyi lui-même, de tenir une comptabilité économique. Et si la décision suprême appartient aux Associations de production, nous sommes en présence d'une communauté syndicaliste.

C'est parce qu'il n'a pas compris clairement cette question fondamentale que Polanyi s'est contenté d'une solution illusoire du problème. Entre ses associations et sous-associations ont lieu des échanges réciproques : elles reçoivent et donnent tout comme si elles étaient propriétaires ; ainsi se constitue un marché et se forment des prix de marché. Polanyi ne remarque pas que cet état de choses est contraire à l'essence du socialisme car il croit avoir surmonté une fois pour toutes l'opposition irréductible du socialisme et du syndicalisme.

Il y aurait encore beaucoup de critiques de détail à faire au système de Polanyi. Mais elles n'ont guère d'importance en regard de l'erreur fondamentale que nous venons de relever, et elles ne présentent que peu d'intérêt, car elles ne visent que des idées qui sont particulières à Polanyi. Il n'en est pas de même de l'erreur de principe qui est commune à tous les systèmes des guildes socialistes. Polanyi a eu le mérite incontestable de donner à cette conception une forme plus développée et plus nette que ne l'ont fait la majorité des autres écrivains. Mais, ce faisant, il n'a fait que mettre davantage en relief les faiblesses. Et il faut lui savoir gré d'avoir montré l'impossibilité de tenir une comptabilité dans une économie sans échanges dirigée par une administration centrale.

Édouard Heimann a apporté à l'étude de ce problème une autre contribution [6]. Il se prononce en faveur d'un socialisme moral et religieux. Mais ses convictions politiques ne l'empêchent pas de voir l'importance du problème de la comptabilité dans l'économie. Il suit les développements de Max Weber, lequel a considéré que c'était là pour le socialisme le problème crucial et qui, dans la critique approfondie à laquelle il a soumis les conceptions fantaisistes d'Otto Neurath sur la « comptabilité en nature », a montré que sans monnaie et sans calcul en monnaie aucune économie rationnelle n'est possible [7]. Heimann se propose de prouver qu'il est possible de tenir des comptes dans une économie socialiste.

Alors que Polanyi part d'un système tout proche du socialisme des guildes anglaises, Heimann s'appuie dans ses projets sur les idées allemandes concernant l'économie planifiée. Mais il est caractéristique que ses vues se rencontrent avec celles de Polanyi sur le point qui importe ; il est regrettable que l'un et l'autre manquent totalement de clarté précisément là où il aurait fallu décrire avec la plus grande précision les rapports que les différents groupements de production, en lesquels se décompose la société organisée selon les méthodes de l'économie planifiée, entretiennent avec l'ensemble. C'est ainsi que Heimann en arrive à parler d'échanges s'effectuant selon les règles du marché [8], sans prendre garde que l'économie panifiée intégralement réalisée ignore les échanges et que ce que l'on pourrait sous son règne désigner par les mots achat et vente représenterait quelque chose de tout à fait différent. Si Heimann commet cette erreur, c'est qu'il voit la caractéristique essentielle de l'économie planifiée dans la concentration monopolistique des différentes branches de la production au lieu de la chercher dans la soumission de la production à la volonté unique d'un organisme social central. Cette erreur est d'autant plus surprenante que l'expression même d' « économie planifié » et tous les arguments qu'on a fait valoir en sa faveur insistent fortement sur la centralisation de la direction de l'économie. Sans doute Heimann voit-il l'inanité de l'argument qui se résume dans la formule « anarchie de la production » [9], mais il n'aurait jamais dû oublier que c'est là précisément, et là seulement, que réside la différence radicale qui sépare le socialisme du capitalisme.

Comme la plupart des écrivains qui se sont occupés de l'économie planifiée, Heimann ne voit pas que l'économie planifiée, appliquée dans doute sa rigueur, se ramène au socialisme et ne se distingue que par des caractères extérieurs de la communauté socialiste, à l'organisation rigoureusement centralisée. Le fait que sous la conduite unique de l'organisme central une série de départements en apparence indépendants s'occupent de l'administration des différentes branches de la production n'empêche pas que c'est l'organisme central seul qui a la direction. Les rapports entre les différents départements ne sont pas réglés par la concurrence sur le marché des acheteurs et des vendeurs, mais par des décisions venues d'en haut. Que ces interventions des pouvoirs publics ne puissent s'appuyer sur un système de calcul et de prévision cependant indispensable, parce que l'orientation que donnent les échanges du marché leur font défaut, toute la difficulté est là. Sans doute les autorités peuvent-elles, pour les calculs, substituer aux indications du marché d'autres procédés qu'elles fixent elles-mêmes. Mais leurs décisions sont nécessairement arbitraires car elles n'ont pas leur source dans les jugements de valeur subjectifs des individus qui, sur le marché, déterminent directement le prix des biens de consommation et indirectement celui des biens de production par l'action combinée de tous les facteurs de la production et du commerce. Elles ne peuvent donc servir de base à une comptabilité rationnelle de l'économie.

Heimann aboutit à sa solution apparente du problème au moyen de la théorie du prix de revient. La comptabilité économique est fondée sur le coût de production ; on calcule les prix en partant du prix de revient moyen, salaires inclus [10], de toutes les entreprises rattachées à l'office de comptabilité. C'est une solution qui aurait pu nous satisfaire il y a deux ou trois générations, mais nous ne saurions nous en contenter aujourd'hui. Si l'on entend par coût de production les satisfactions dont on aurait pu éviter de se priver en utilisant autrement les moyens mis en œuvre, on s'aperçoit aisément que le raisonnement de Heimann tourne dans un cercle vicieux. Dans la communauté socialiste une autre utilisation n'aurait été possible que sur l'ordre des autorités ; et le problème qui nous occupe est précisément de savoir par quelle méthode de calcul les autorités peuvent être conduites à prendre leurs décisions. La concurrence des entrepreneurs qui s'efforcent, dans la société fondée sur la propriété privée des moyens de production, d'utiliser de la façon la plus rémunératrice les biens et les services, est remplacée, dans l'économie planifiée, comme dans toute autre forme imaginable de société socialiste, par l'action méthodique des autorités. Or ce n'est que grâce à cette concurrence entre les entrepreneurs, lesquels s'efforcent de faire le départ entre ce qui revient aux moyens matériels de production et ce qui revient aux forces de travail, que les prix peuvent se former. Dans une économie planifiée, où tout est soumis à une direction centrale, toute base fait défaut au calcul de la rentabilité ; seul le calcul en nature du rendement demeure possible. Heimann écrit : « Dès qu'il règne sur le marché des biens de jouissance une véritable concurrence, le taux des prix qui en résulte s'étend automatiquement à tous les échelons de la production, à supposer que la règle des prix soit seule appliquée, sans qu'intervienne la constitution des parties sur les marchés des biens de production ». [11] Mais il n'en serait ainsi toutefois que s'il existait une véritable concurrence. Heimann se représente la société socialiste comme constituée par la réunion d'un certain nombre de monopoles ayant chacun à assurer seul la gestion d'une branche déterminée de la production dans l'ensemble de l'économie divisée ainsi en compartiments. Le fait que ces monopoles achètent sur le « marché » des biens de production ne constitue pas une véritable concurrence, parce que les autorités leur ont assigné d'avance un champ d'activité d'où ils ne doivent pas sortir. Il n'y a concurrence que lorsqu'il est loisible à chacun de produire les objets dont il escompte le profit le plus élevé. J'ai essayé de montrer que seule la propriété privée des moyens de production réalise cette condition.

La description tracée par Heimann de la société socialiste considère uniquement la transformation quotidienne des matières premières en biens de jouissance ; elle donne l'impression que les différents compartiments de l'économie sont capables de fonctionner isolément. Mais cette transformation n'est pas la partie principale de la production ; beaucoup plus importants sont le renouvellement du capital existant et l'investissement du capital nouvellement formé. Ce sont les décisions qui concernent ce renouvellement et cet investissement, et non celles qui portent sur le capital en circulation, qui constituent l'essentiel de l'économie. Mais ces décisions, qui engagent l'avenir pour de longues années, ne peuvent pas être prises indépendamment de l'état de la demande des biens de jouissance au moment où elles sont prises. Elles doivent toujours être orientées vers l'avenir, c'est-à-dire avoir un caractère « spéculatif ». Le schéma de Heimann, d'après lequel l'extension ou la restriction de la production pourraient résulter en quelque sorte automatiquement et mécaniquement de l'état de la demande des biens de jouissance est ici tout à fait déficient. Résoudre le problème de la valeur en se fondant sur le coût de production n'est un procédé satisfaisant que dans un état d'équilibre théoriquement concevable mais pratiquement jamais réalisé. Car ce n'est que dans cet état d'équilibre que le coût de production et le prix coïncideraient. Il n'en va pas ainsi dans une économie en perpétuel mouvement.

C'est pourquoi, à mon avis, la tentative de Heimann pour résoudre un problème dont je crois avoir prouvé qu'il est insoluble, a échoué.



Notes

1. Cf. Archiv für Sozialwissenschaft, t. LI, pp. 490-495

2. Ibid., t. IL, pp. 377-420.

3. Ibid., p. 378 et p. 419.

4. Ibid., pp. 404 sqq.

5. Ibid., p. 404, note 20.

6. Heimann, Mehrwert und Gemeinwirtschqft, Kritische und positive Beiträge zur Theorie des Sozialismus, Berlin, 1922.

7. Cf. Max Weber, Wirtschqft und Gesellschaft, o. c., pp. 45-49..

8. Cf. Heimann, o. c., pp. 184 sqq.

9. Ibid., p. 174.

10. Ibid., p. 185.

11. Ibid., pp. 188 sqq.


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