par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Article publié pour la première fois en allemand sous le titre « Freizügigkeit als Internationales Problem » dans la Wiener Wirtschaftswoche (noël 1935).
Les discussions sur les problèmes de la paix et de la Société des Nations ont fait de grands progrès ces derniers mois. On entend fréquemment dire aujourd'hui que la paix ne peut pas être garantie par un simple décret. Au contraire, pour assurer une paix durable, il faut tout d'abord établir des conditions permettant de vivre sans guerre. Et comme l'on pense que la principale source des conflits conduisant à la guerre se trouve dans « l'inégale distribution des matières premières », la première idée qui vient est de rendre cette distribution « plus équitable ». Ce que cela signifie précisément n'est toutefois pas très clair.
La laine est principalement produite en Australie, le coton aux États-Unis, en Inde et en Égypte. Propose-t-on désormais d'offrir une partie de ces territoires aux États européens qui ne possèdent pas de régions productrices de laine ou de coton chez eux ? Supposons le cas le plus absurde, que les territoires d'Australie produisant de la laine soient divisés et répartis entre les États européens. Comment cela améliorerait-il la situation de ces pays d'Europe ? Après la nouvelle partition, les Européens devraient toujours acheter de la laine, comme auparavant, aux producteurs de laine dont la vie n'est pas aujourd'hui, en définitive, une partie de plaisir.
Les Anglais achètent eux aussi de la laine en Australie. Eux aussi doivent payer cette laine, comme tous les autres acheteurs. Le fait que la souveraineté du Roi d'Angleterre s'étende également à l'Australie ne joue aucun rôle dans ces achats. L'Australie est totalement indépendante de l'Angleterre, du Parlement anglais et du gouvernement anglais — dans sa constitution, dans sa législation, pour son administration et pour toutes ses affaires politiques. L'industrie anglaise ne tire pas de bénéfices, par rapport à ses concurrents du continent, de ce qu'une part considérable des matières premières qu'elle utilise vienne de l'Empire britannique. Elle se procure ces matières premières de la même façon et les paie autant que les manufacturiers allemands, italiens ou autrichiens. Les conditions de transport sont habituellement plus favorables pour l'industrie anglaise, mais ce point ne serait en rien modifié par un changement de souveraineté. Personne ne peut ainsi dire en Europe : « Je souffre parce que l'État auquel j'appartiens ne comprend pas de régions mieux adaptées à la production de matières premières. » Ce dont se plaignent les Européens, c'est d'autre chose.
Il existe de vastes étendues de terres, comparables à celles qui se trouvent en Europe et peu peuplées. Les États-Unis d'Amérique et les dominions britanniques du Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Afrique du Sud etc., ont une population moins dense, par rapport aux potentialités de production dont la nature les a dotés, que les pays d'Europe. Le résultat, c'est que la productivité du travail y est plus grande qu'en Europe. On y offre par conséquent des salaires plus élevés.
Comme ces pays offrent des possibilités de production plus favorables que l'Europe, les candidats européens à l'émigration les ont choisis depuis plus de 300 ans comme lieu de destination. Mais les descendants des premiers émigrants disent désormais : « Il y a eu suffisamment de mouvements migratoires comme çà. Nous ne voulons pas que d'autres Européens fassent ce que nos ancêtres ont fait lorsqu'ils ont émigré pour améliorer leur sort. Nous ne voulons pas que nos salaires baissent à cause d'un nouveau contingent de travailleurs de la patrie de nos pères. Nous ne voulons pas que les migrations de travailleurs continuent jusqu'à ce qu'elles égalisent le niveau des salaires. Vous les Européens, restez gentiment dans votre vieille patrie et contentez-vous de vos bas salaires. »
Le « miracle », dont on parle si souvent, des hauts salaires aux États-Unis et en Australie peut facilement s'expliquer par la politique essayant d'empêcher toute nouvelle immigration. Pendant des décennies, les gens n'ont pas osé débattre de ces choses en Europe. L'opinion publique a été égarée par l'écran de fumée mis en place par l'idéologie marxiste, qui voulait faire croire que « les prolétaires de tous les pays », organisés en syndicats, avaient les mêmes intérêts et que seuls les entrepreneurs et les capitalistes étaient nationalistes. On passait sous silence la dure vérité concernant ce sujet — à savoir que les syndicats de tous les pays jouissant de conditions de production plus favorables, d'un nombre relativement plus faible de travailleurs et donc de salaires plus élevés, essaient d'empêcher l'arrivée de travailleurs en provenance de pays moins favorisés. Au moment où les syndicats ouvriers des États-Unis d'Amérique et des dominions britanniques mettaient en place des lois sur l'immigration interdisant en pratique tout renfort, les pédants marxistes écrivaient des livres affirmant que la cause de l'impérialisme et de la guerre était due à la recherche du profit des capitalistes et que le prolétariat, uni par une harmonie et une solidarité d'intérêts, voulait la paix.
Aucun Italien ne devrait dire que ses intérêts sont mis à mal par le fait que les terres d'où l'on extrait les métaux et les matières premières textiles ne regardent pas le Roi d'Italie comme leur souverain. Mais chaque travailleur italien souffre effectivement parce que ces régions n'autorisent pas l'immigration des travailleurs italiens. Cette barrière écarte ou au moins affaiblit l'égalisation du niveau des salaires, égalisation qui accompagne la liberté de circulation. Et la situation qui prévaut pour les travailleurs italiens vaut également pour les Allemands, les Tchèques, les Hongrois et beaucoup d'autres.
Il faut certainement se garder d'accepter l'interprétation erronée selon laquelle les travailleurs des pays jouissant de conditions de production plus favorables peuvent obtenir une meilleure situation en interdisant l'immigration qu'en laissant cette dernière libre. Si l'on empêche les travailleurs européens d'émigrer et qu'ils doivent ainsi rester chez eux, cela ne veut pas dire qu'ils resteront oisifs de ce fait. Ils continueront à travailler dans leur vieille patrie, dans des conditions moins favorables. Et en raison de ces conditions de production moins avantageuses, ils obtiendront des salaires plus bas. Leur concurrence s'exercera alors sur le marché mondial, ainsi que sur le marché national de l'industrie produisant dans des conditions plus favorables. Ces pays pourront alors très vraisemblablement, face à ce qu'ils appellent une concurrence « déloyale » de la main-d'œuvre bon marché, avoir recours à des tarifs douaniers et à des embargos sur les importations. Ce faisant, ils abandonneront les avantages que procure la plus grande division du travail. Ils pâtiront du refus d'exploiter, dans leurs propres pays, des possibilités de production plus favorables, c'est-à-dire offrant pour des frais identiques un rendement supérieur aux possibilités de production devant être utilisées dans d'autres pays. Si seules les ressources les plus productives étaient exploitées sur toute la surface de la terre, et que les ressources moins productives étaient laissées à l'écart, leur situation serait également meilleure sur le long terme. En effet, le résultat total de la production mondiale serait plus grand. Et ils obtiendraient une plus grosse part de ce plus grand « gâteau » total.
La tentative de créer artificiellement certaines industries dans les pays de l'Europe de l'Est, sous la protection de tarifs douaniers et d'embargos sur les importations, peut assurément être considérée comme un échec. Néanmoins, si la liberté de circulation des hommes n'est pas rétablie, les salaires inférieurs de ces pays attireront des capitaux et des efforts entrepreneuriaux. Et alors, au lieu des industries sous serre, encouragées par des mesures gouvernementales et toujours non viables malgré ces mesures, on verra s'y développer des industries avec des salaires et des niveaux de vie inférieurs pour les masses, industries qui seront viables en raison de leur emplacement. Ces gens auront certainement autant de raisons de se plaindre qu'auparavant — non plus à propos de la distribution inégale des matières premières, mais à propos de l'érection de barrières à l'immigration autour des pays jouissant de conditions de production plus favorables. Et il se peut qu'un jour ils en arriveront à la conclusion que seules les armes peuvent changer cette situation peu satisfaisante. Nous pourrons ainsi nous retrouver devant une grande coalition des pays de candidats à l'émigration, faisant face à l'opposition des pays érigeant des barrières pour exclure les candidats à l'immigration.
Au travers de son Bureau pour la coopération intellectuelle, la Société des Nations entreprend des recherches pour savoir comment provoquer, sans déclencher de guerre, des changements qui réclament l'apaisement général. Si ces recherches et la conférence durant laquelle elles vont être présentées ne portent que sur le problème des matières premières, alors ces efforts auront été dépensés en vain. Le principal problème sera également évité si les propositions n'envisagent qu'un nouveau partage des colonies africaines et des mandats territoriaux en Asie et en Polynésie. Les principales difficultés ne seraient pas non plus réglées, même si le Reich allemand devait récupérer ses anciennes colonies augmentées d'autres terres, même si la part de l'Italie sur le continent africain était agrandie et même si les Tchèques et les Hongrois n'étaient pas oubliés. Ce que cherchent les émigrants européens, ce sont des terres où les Européens peuvent travailler dans des conditions climatiques qu'ils tolèrent et où ils peuvent gagner davantage que dans leur pays natal, surpeuplé et moins bien doté par la nature. Dans les circonstances actuelles, ceci n'est possible que dans le Nouveau Monde, en Amérique et en Australie. Il ne s'agit pas d'un problème de matières premières. La question n'est pas de savoir quel État devrait exercer sa souveraineté sur certaines colonies rarement habitables par des émigrants européens. Il s'agit d'un problème du droit à l'immigration dans les pays les plus grands et les plus productifs, dont le climat est adapté aux travailleurs blancs européens. Si l'on ne rétablit pas la liberté de circulation des individus dans le monde, il ne peut y avoir de paix durable.