La Réforme financière en Autriche

 

Revue économique internationale, octobre 1910, volume IV, 7ème année, pp. 39-59.

par Ludwig von Mises

 

— SOMMAIRE. — Le déficit et ses causes.— Vices de l'administration publique et particulièrement de l'administration des chemins de fer de l'État. — Situation financière des pays de la Couronne. — Le projet financier primitif du ministre Bilinski. — Le projet modifié et ses diverses dispositions. — Comparaison entre la réforme douanière autrichienne et la réforme du tarif anglais. — Le mouvement anticapitalistique dans la politique économique autrichienne et sa réaction sur la politique financière.

— INHALTS-ÜBERSICHT. — Das Defizit und seine Ursachen. — Die Mängel der staatlichen Verwaltung und insbesondere der Staatseisenbahn-Verwaltung. — Die finanzielle Situation der Kronländer. — Der ursprüngliche Finanzplan des Ministers Bilinski. — Der abgeänderte Finanzplan und seine einzelnen Anträge. — Vergleich zwischen der österreichischen und der englischen Tarifreform. — Der antikapitalistische Zug in der österreichischen Wirtschaftspolitik und seine Rückwirkung auf die Finanzpolitik.

— SUMMARY. — The deficit and its cause. — The faults of the state governement and especially of the state railway governement. — The financial situation of the crown lands. — Minister Bilinski's original finance plan. — The altered finance plan and its single propositions. — Comparison between the Austrian and English tariff reform. The anti-capitalist movement in the Austrian ruural politics and its reaction on the finance policy.

 

Après une période plus que séculaire de déficit budgétaire chronique, l'Autriche parvint, il y a environ vingt ans, à rétablir l'équilibre dans les finances publiques. De 1889 à 1908, le règlement des comptes accusa généralement un excédent. La situation se modifia de nouveau en 1908, et, pour l'année 1909, les prévisions annoncèrent déjà un déficit qu'il ne fut possible de transformer en un boni apparent de 60 000 couronnes que par l'introduction d'un poste fictif de 29 millions de couronnes. Le budget de 1910 avoue déjà ouvertement le déficit.

On ne peut déterminer exactement à combien s'élève, dans le budget ordinaire, le déficit qui doit être comblé par de nouvelles augmentations d'impôts. Sur ce point, des divergences d'opinion existeront toujours, les avis étant partagés au sujet de la question de savoir ce qu'il faut entendre par placement et ce qu'il faut considérer comme dépense courante. Un fait est certain, c'est que ce déficit est très grand. Le Ministre des Finances lui-même évalue à environ 70 millions de couronnes la majoration de recettes que l'État devra obtenir annuellement d'un relèvement d'impôts ou de la création d'impôts nouveaux. Il faut y ajouter un déficit d'environ 40 millions de couronnes qui s'est produit dans le budget des différentes provinces autrichiennes ; les provinces n'étant pas en mesure de le couvrir par leurs propres ressources, il devra également être comblé par l'État. Il existe donc, dès maintenant, un déficit budgétaire certain de 110 millions de couronnes, et ce chiffre grossira encore notablement pendant les années prochaines, si l'on ne crée pas de nouvelles ressources en temps opportun. D'énormes dépenses vont, en effet, s'imposer prochainement. L'armée et la flotte sont complètement négligées depuis de longues années. Depuis vingt ans, le chiffre du contingent n'a pas été relevé, alors que, simultanément, tous les autres États européens ont augmenté considérablement leurs effectifs de paix. De plus, l'armement de l'armée laisse beaucoup à désirer, et la réduction du temps de service de trois années à deux années, qu'on ne peut différer plus longtemps, entraînera des frais énormes. La marine aussi devra, à l'avenir, être l'objet d'une attention plus sérieuse. En présence des énormes armements navals de l'Italie, dirigés directement contre l'Autriche, celle-ci sera bien obligée aussi de construire des « Dreadnoughts ».

L'obligation de l'assurance sociale imposera également de lourdes charges à l'État. D'après les calculs du projet du gouvernement, la contribution de l'État à l'assurance sociale s'élèvera finalement à 100 millions de couronnes par an. Comment se procurer les ressources voulues ? Ni le gouvernement, ni le Parlement n'en ont dit mot jusqu'à présent.

On aperçoit ici déjà une différence essentielle entre les causes des embarras financiers de l'Autriche et ceux des autres États actuellement aux prises avec des difficultés financières : l'Allemagne, la France, l'Angleterre. Dans ceux-ci ce sont principalement les charges militaires et sociales qui ont fait gonfler le budget ; par contre, en Autriche, le déficit existe déjà, bien que l'État n'ait rempli jusqu'à présent ses devoirs militaires et sociaux que dans une mesure insuffisante.

Néanmoins, pendant les dix dernières années, les dépenses publiques en Autriche ont passé de 1,5 milliards à 2,3 milliards de couronnes. Si nous recherchons les causes de cette énorme augmentation, nous découvrons immédiatement que, pendant la même période, les crédits pour le payement des intérêts et pour l'amortissement de la dette publique se sont élevés de 345 millions à 411 millions de couronnes — dont 356 pour le payement des intérêts et 55 millions seulement pour l'amortissement. Les impôts directs et l'accise sur la bière produisent ensemble juste assez pour fournir ce montant. Abstraction faite du relèvement des crédits affectés à la dette publique et à la dépense nationale, l'accroissement des dépenses provient en majeure partie du relèvement de celles concernant l'administration intérieure. Ces dépenses se sont considérablement accrues en ces dernières années : pour l'administration des finances, elles sont passées de 61,6 millions à 105,9 millions de couronnes ; pour le personnel des postes, de 48,9 millions à 92,1 millions ; pour l'administration de la justice, de 58,4 millions et à 92,5 millions ; pour les pensions, de 48,6 millions à 91,6 millions de couronnes.

Jusqu'en 1908, l'État a décaissé pour l'acquisition du réseau des chemins de fer environ 4 milliards de couronnes, qu'il s'est procuré par des opérations de crédit. Les intérêts du capital engagé dans les chemins de fer s'élevaient à 173 millions de couronnes. Par contre, en 1908, l'excédent d'exploitation des chemins de fer de l'État n'était que de 95 millions de couronnes. L'État a donc dû faire face à un déficit d'exploitation de 78 millions de couronnes. Pour remédier à cet état de choses, les tarifs des chemins de fer de l'État ont été relevés depuis le 1er janvier 1910 dans une proportion telle qu'on peut compter sur une plus-value de 47 millions de couronnes pour les recettes annuelles. Malgré cela, la régie des chemins de fer sera tous les ans en sérieux déficit et constituera une charge pour le budget. En Autriche, l'administration des chemins de fer de l'État exploite excessivement cher ; de plus, de l'avis unanime de tous les intéressés, elle exploite excessivement mal. Ce déficit ne doit être attribué qu'accessoirement au fait que l'État exploite également — pour des raisons stratégiques et de politique économique en général — certaines lignes qui ne rapportent guère ; il est dû tout aussi peu à la circonstance que la création des chemins de fer de l'État autrichien est très onéreuse, vu les difficultés de la construction en pays montagneux : la cause principale est plutôt l'insuffisance d'une administration à laquelle manque le caractère commercial et économique où tout dépend des points de vue politiques et personnels, tandis que le point de vue économique n'intervient qu'en dernière ligne. Une réforme de l'administration des chemins de fer est souhaitable non seulement dans l'intérêt des expéditeurs et voyageurs, mais aussi dans l'intérêt du Trésor public.

Tout aussi inconséquente est l'organisation de l'administration intérieure. Si ce fait attire moins l'attention générale, c'est uniquement parce qu'on ne peut pas rendre compte des résultats de l'administration intérieure de la même manière que des résultats d'une régie, telle celle des chemins de fer. Il y a quelques années, le ministère Koerber, alors au pouvoir, fit préparer et publier sur la réforme de l'administration intérieure un mémoire qui constitue la critique la plus acerbe de sa propre activité qui fut jamais faite par le gouvernement d'un pays : l'administration autrichienne y est l'objet d'un jugement impitoyable.

L'une des plus importantes mesures préconisées par le ministère Koerber était le renforcement de la productivité des agents de l'État. Cette idée a sombré avec le ministère Koerber, ainsi que d'autres projets grandioses de cet homme d'État.

L'un des maux principaux dont souffle l'administration autrichienne et qui en accroît si considérablement les frais est la coexistence et le co-fonctionnement d'un double appareil administratif. A côté de l'organisation administrative de l'État et des autorités de l'État existent, absolument indépendantes de celles-ci, notamment des autorités autonomes des provinces et des communes. Les organes administratifs d'État sont nommés par le gouvernement et en dépendent. Par contre, les organes administratifs autonomes dépendent uniquement des Diètes (Landtage) et des administrations communales, toutes deux issues de l'élection. Loin de chercher à se soutenir mutuellement, ces deux organes ont souvent une tendance à combattre leurs efforts réciproques. C'est surtout le cas dans tels pays où un parti puissant et énergique détient le pouvoir au Landtag et dans les communes.

Dans ces conditions, et abstraction faite de ce qu'il entraîne des dépenses exagérées, ce dualisme administratif n'apparaît nullement comme un avantage pour la population. Néanmoins une réforme dans ce domaine est d'exécution difficile, les Diètes et les communes ne voulant renoncer à aucune de leurs prérogatives. Et pourtant semblable réforme serait le premier pas vers une diminution du coût franchement excessif de l'administration.


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En Autriche, le problème du rétablissement de l'équilibre dans la gestion de la chose publique est particulièrement compliqué par le fait qu'il s'agit d'assainir non pas uniquement la gestion de l'État, mais aussi celle des provinces, et qu'il faut tenir compte, dans cette action, de toute une série de difficultés. La constitution confère aux provinces le droit de percevoir, pour couvrir leurs dépenses, des impôts additionnels aux impôts directs de l'État ; si ces suppléments n'atteignent pas 10 %