Économie dirigée et démocratie

 

Publié (en français) dans Aujourd'hui,
première année, numéro 10, daté du 15 octobre 1938, pp. 495-499.

par Ludwig von Mises

Le libéralisme économique et le libéralisme politique sont de même essence, ils sont issus du même tronc et entrèrent solidairement dans l'histoire. Ce n'est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle qu'on commença à admettre que le libéralisme politique et la démocratie pourraient, à la longue, s'allier utilement avec l'interventionnisme de l'État en matière économique. Cette conception est actuellement en honneur dans l'Europe occidentale et aux États-Unis. Elle est à l'origine de la confusion de toutes les notions politiques et économiques.

Nul ne contestera que, dans ces dernières décades, le discrédit du libéralisme économique est allé du même pas que le discrédit du parlementarisme et la limitation des droits des citoyens. La Russie soviétique, qui fut la première à rejeter le libéralisme économique, a également été la première à proclamer la dictature, à qualifier le parlementarisme et la liberté de « préjugés bourgeois », et à supprimer toutes les institutions destinées à protéger l'individu contre l'arbitraire du pouvoir. Aucun autre État n'a poussé aussi loin la suppression de la propriété privée et le despotisme des tenants du pouvoir. Cependant, d'autres États ont suivi l'exemple de la Russie, moins complètement, il est vrai, et surtout, avec moins de cruauté. D'année en année, la dictature gagne du terrain et s'affaiblissent le parlementarisme et la démocratie. Il n'y a pas longtemps encore, des Anglais affirmaient que l'Europe occidentale, et les États créés par elle au-delà des mers, étaient immunisés contre toutes les tendances autoritaires. Ils étaient convaincus que les peuples qui ont créé la civilisation moderne ne renonceraient jamais aux éléments essentiels de cette civilisation, qui sont : le gouvernement représentatif et les droits politiques des citoyens. Et voici qu'aujourd'hui le système parlementaire est dangereusement compromis en France, qu'en Angleterre, le pays de l'Habeas Corpus, la dictature a des partisans, et qu'aux États-Unis, un écrivain de renom, Sinclair Lewis, croit devoir mettre ses concitoyens en garde contre les dangers qui menacent leurs libertés. Ces dernières années, notamment, enregistrent, d'une part, les victoires ininterrompues de l'interventionnisme, et, de l'autre, les progrès constants de la dictature. Cette simultanéité, serait-elle l'effet du hasard, ou bien, y aurait-il, à la base, quelque rapport organique ? L'économie échangiste, basée sur la propriété privée des moyens de production, est la démocratie appliquée à l'économie. Chaque sou représente un bulletin de vote. Ce sont les consommateurs qui dirigent le mécanisme de ce système, soit qu'ils achètent, ou qu'ils s'abstiennent d'acheter. Les producteurs et les capitalistes sont obligés de se conformer aux exigences du marché. Au cas où ils sont incapables d'y satisfaire aux meilleures conditions, ils sont au-dessous de leurs affaires et finalement — au cas où ils n'y remédient pas à temps — ils se trouvent évincés de leur situation privilégiée et relégués sur un plan où ils ne disposent plus des moyens de production et sont, par conséquent, incapables de nuire. C'est le marché qui choisit les producteurs et les capitalistes, il les enrichit, et, au cas où ils ne savent pas s'adapter aux exigences des consommateurs, il les ruine et les écarte. Il est vrai que, sur le marché, le suffrage, bien qu'universel, n'est pas égal : le riche y dispose de plus de voix que le pauvre. Mais cette supériorité est elle-même déjà la conséquence d'un suffrage. Elle n'est acquise et conservée que grâce à une utilisation des moyens de production qui réponde aux exigences des consommateurs. Dans un système capitaliste que rien ne bride, l'appartenance à l'élite du monde des affaires est le résultat d'un plébiscite des consommateurs spontané et quotidiennement renouvelé, lequel confère un mandat impératif et toujours révocable. La propriété foncière provenant d'une époque antérieure à l'ère capitaliste est, elle aussi, soumise à ce régime.

A ce caractère démocratique de l'économie correspond, dans la structure de l'État, la démocratie politique. De même que le citoyen, en sa qualité de consommateur, décide qui dirigera la production conformément à ses besoins, et de même qu'il remplacera par d'autres hommes les producteurs et les capitalistes qui ne répondent pas à ses exigences, ainsi également l'électeur a le pouvoir d'écarter les chefs politiques qui veulent le conduire là où il ne veut pas aller, et de les remplacer par d'autres. De même que le marché libre veille à ce que la production satisfasse aux désirs des consommateurs, ainsi également la constitution démocratique veille à ce que le pouvoir exécutif soit exercé conformément aux idéals politiques des électeurs.

Mais voici que la démocratie politique s'est prononcée contre la démocratie économique. Qu'on le déplore ou qu'on s'en réjouisse, il est indéniable qu'aujourd'hui l'opinion publique tend à remplacer l'économie échangiste capitaliste par un système où ce n'est plus le jeu des échanges, mais l'intervention du pouvoir qui règle la production et la répartition. Pour employer un slogan d'origine marxiste, nous dirons qu'on en a assez de « l'anarchie de la production », c'est-à-dire du manque d'autorité, de la liberté du marché. On s'enthousiasme pour l'interventionnisme, l'étatisme, la socialisation. Les résultats de toutes les élections prouvent à nouveau que les masses ne veulent plus du capitalisme, mais de l'économie dirigée.

L'insoluble contradiction de la politique des partis de gauche en Angleterre, en France et aux États-Unis est qu'ils s'adonnent à l'économie dirigée, sans se rendre compte que, par là, ils préparent les voies à la dictature et à la suppression des droits civiques. La confusion de toutes les notions est arrivée à ce point qu'ils se proposent de sauver la démocratie avec l'aide des soviets. En revanche, les partisans des dictatures dites fascistes ont clairement reconnu et exprimé que l'organisation démocratique et la liberté individuelle sont un non-sens dans un État dont le gouvernement dirige l'économie. Ils argumentent comme suit : Si le paysan n'est plus libre de cultiver sa terre comme il l'entend ni de disposer des produits du sol, si le fabricant n'a plus le droit de diriger son entreprise à son idée, alors il ne peut pas non plus être question pour l'écrivain, l'artiste, le savant de travailler en suivant ses vues particulières. Lorsque la vie économique est toute aux mains de l'autorité, il lui est loisible d'empêcher la publication de toutes les productions de l'esprit qui la gênent, de supprimer l'exercice de tous les cultes qu'elle n'approuve pas. Même l'affirmation expresse de la liberté de conscience et du libre examen est alors inopérante. La puissance de l'État totalitaire est telle qu'il peut, sans faire d'éclat, priver tout non-conformiste de toute possibilité d'activité.

Le système du contrôle des changes ne peut jamais atteindre son but qu'il se propose. Son utilité comme mesure de politique monétaire est nulle. En revanche, partout où il est strictement appliqué, il entraîne non seulement la nationalisation du commerce extérieur et de toutes les relations économiques avec l'étranger, mais il exerce également son emprise sur la liberté personnelle du citoyen. Veut-on se rendre à l'étranger, ou lire des publications étrangères, on ne peut le faire que dans la mesure où les autorités chargées du contrôle des changes accordent les devises nécessaires. Le planisme en matière de production du papier et de son emploi en imprimerie a pour conséquence que, seuls, peuvent paraître les livres et les journaux approuvés par les pouvoirs publics. Dans l'État totalitaire, l'activité créatrice n'est permise qu'aux penseurs, poètes, artistes docilement soumis aux vues de l'autorité. La puissance que l'économie dirigée met aux mains des hommes chargés de son application est telle que l'importance de toutes les institutions démocratiques et les droits civiques en sont annihilés. Il faut s'en rendre compte : le monde a le choix entre la démocratie politique et le système économique basé sur la propriété privée, d'une part, et, de l'autre, l'économie dirigée et la dictature. La démocratie et l'économie dirigée sont inconciliables.


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