Conférence faite à la Société d'Économie industrielle et commerciale le 2 avril 1909
par Yves Guyot (Ancien Ministre des Travaux Publics)
Dans son discours des 18 et 19 juin 1906, le Président du Conseil avait, dans une partie critique fort spirituelle, raillé le collectivisme lointain et nuageux du parti socialiste unifié, mais dans une partie constructive, il avait voulu montrer que la "société bourgeoise pouvait faire des réformes sociales". Il lut une liste des lois dites sociales promulguées sous la Troisième République : et presque toutes sont restrictives de la liberté du travail, donnent des privilèges ou des subventions à des catégories de personnes, et ne sont que l'application plus ou moins timide des "mesures transitoires" des programmes socialistes. C'est, au profit d'une classe contre une autre, la législation qu'ils n'ont cessé de réclamer. La loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes a été complétée par la loi du 30 mars 1900. L'article 2 de la loi modifie la loi du 9 décembre 1848 qui limitait à 12 heures la durée du travail des ouvriers dans les usines et manufactures : elle l'abaisse à 10 heures, lorsqu'ils sont occupés dans les mêmes locaux (quelle qu'en soit la distinction) que des enfants ou des femmes. La loi du 12 juin 1893 sur l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels a été étendue aux établissements de commerce par la loi du 11 juillet 1903.
La loi du 29 décembre 1900, dite loi des sièges, a fixé les conditions du travail des femmes employées dans les magasins, boutiques ou autres locaux en dépendant.
La loi du 13 juillet 1906 a ordonné le repos hebdomadaire pour les ouvriers et employés de l'industrie et du commerce.
Cette législation continue. Le 10 juillet 1906, le gouvernement a déposé pour "donner satisfaction aux exigences d'une démocratie laborieuse dont les membres veulent avoir le loisir d'être des citoyens" un projet de loi relatif à la réglementation du travail. Le rapport a été déposé à la séance du 24 mars 1907.
Mais une des parties essentielles a fait l'objet d'une loi spéciale que la Chambre des députés a discutée et adoptée dans ses séances des 18 et 25 juin 1908. Elle concerne "le contrôle de la durée du travail" et a pour but d'infirmer un arrêt de la cour de cassation du 27 avril 19000. Cet arrêté avait déclaré que le fait d'employer des ouvriers, après l'heure fixée pour la clôture du travail, n'est point défendu et puni par la loi lorsqu'il était certain que la durée du travail, telle qu'elle est autorisée, n'avait point été dépassée. Ce projet de loi corrige la jurisprudence et subordonne l'industrie aux convenances de la police. Le ministre du Travail a déclaré que la loi avait pour objet d'instituer partout un horaire uniforme.
Aux termes de l'article premier "un horaire général fixant d'une manière uniforme les heures extrêmes auxquelles commence et finit le travail, ainsi que les heures et la durée du repos" serait obligatoire même pour les ouvriers adultes. Aux termes de l'article 3, pour les personnes dont les travaux ne sont pas soumis à un horaire général, avec les noms et prénoms de chacune d'elles, une ou plusieurs affiches spéciales doivent indiquer les heures de travail et de repos, le service auquel elles sont employées et le lieu où elles travaillent. Un duplicata de l'horaire général et des horaires spéciaux doivent être envoyés à l'inspecteur du travail de la circonscription dès leur mise en service.
"Constitue une contravention l'emploi de tout travailleur en dehors des heures fixées par l'horaire général ou par l'horaire spécial le concernant.
"Constitue aussi une contravention l'emploi en l'absence d'horaire général de tout travailleur occupé dans l'établissement sans être porté sur une affiche nominative".
Aussi les industriels dont les ouvriers même n'ont pas dépassé la durée légale du travail sont passibles de contravention pour un défaut de concordance avec une affiche.
L'un des principaux inspirateur au projet écrivait : "Il est intéressant sans doute, de poursuivre directement par des dispositions impératives et prohibitives l'unification du travail industriel..... Toutefois, on ne peut se dissimuler que ces règles, dans un grand nombre d'industries et pour beaucoup de travaux complémentaires, sont difficilement compatibles avec les nécessités industrielles, et il serait nécessaire si on les étendait aux hommes adultes, d'y apporter de nombreuses exceptions par des règlements d'administration publique. Or l'article 65 (c'est le texte du projet de loi soumis à la chambre) fournit peut-être le moyen indirect d'obtenir le même résultat.
Le Temps [1] faisait remarquer qu'on essayait ainsi d'obtenir indirectement ce qu'on n'osait faire directement.
C'est régler les conditions de l'industrie par le pouvoir et ne pas laisser les individus les régler eux-mêmes.
Le même auteur écrivait : "Une organisation rigoureuse du contrôle par les horaires n'est pas seulement le complément nécessaire de la réglementation du travail ; c'est peut-être aussi le moyen le plus simple et peut-être le plus sûr de réaliser, pour les travailleurs, cette unité de vie de famille que le législateur s'efforce de leur assurer".
D'après cette conception, industriels, employés, ouvriers marcheront au même pas, commenceront aux mêmes heures, finiront aux mêmes heures, donneront à leur travail une intensité égale moyenne et faible. Toute l'industrie sera soumise à une discipline de caserne ou de couvent. On propose au XXe siècle, dans une république démocratique, à des citoyens libres qui ont à lutter contre la concurrence du monde pour une partie de leur production, l'idéal du régime des Incas du Pérou ou des Jésuites du Paraguay. On veut soumettre la civilisation industrielle et commerciale à un régime automatique.
Ce projet de loi a été voté par la Chambre des députés le 25 juin 1908 par 449 voix contre 13, transmis au sénat le 8 juillet 1908. Il en est revenu avec quelques notifications. Il peut être adopté d'un jour à l'autre par la Chambre et promulgué demain.
Note
[1] 17 juin 1907.