Les Intérêts économiques et l'oeuvre socialiste

Conférence faite à la Société d'Économie industrielle et commerciale le 2 avril 1909

par Yves Guyot (Ancien Ministre des Travaux Publics)

 

Chapitre II : Le Programme socialiste

 

 

Nous devons limiter notre examen dans le temps ; nous remontons donc seulement à 1885 ; le parti radical et le parti radical-socialiste n'avaient pas fusionné. Chacun avait son programme. Voici le programme économique du parti radical.

"Réforme financière. Équilibre du budget. Impôts sur le revenu, réduction des dépenses, révision des conventions et des tarifs de transport, lois de protection et d'émancipation du travail".

Le programme du parti radical socialiste comportait :

"ARTICLE PREMIER. - Substitution immédiate de l'impôt progressif à l'impôt proportionnel. Impôt progressif sur le capital et sur le revenu. Impôt progressif spécial sur les successions.

"ART 2. - Suppression de l'hérédité en ligne collatérale.

"ART 3. - Suppression graduelle de la dette publique et interdiction de nouveaux emprunts.

"ART 4. - Inaliénabilité de la propriété publique. Révision de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (usines, canaux, chemins de fer). Extension du principe de la loi sur les délégués mineurs à toutes les entreprises dirigées ou concédées.

"ART 6. - Réduction légale de la durée maximum de la journée de travail. Interdiction du travail des enfants au-dessous de quatorze ans dans les ateliers, usines et manufactures.

"ART 9. - Organisation du crédit aux travailleurs, réorganisation de la Banque de France.

"ART 10. - Modifications aux conditions d'admission des groupes ouvriers aux adjudications des travaux publics.

"ART 11. - Révision de la législature sur les conseils de prud'hommes et les syndicats professionnels, création d'un conseil de prud'hommes pour les employés.

"ART 12. - Caisse nationale réservée aux victimes du travail, sans préjudice de recours contre les patrons.

Le parti radical et le parti radical socialiste ayant fusionné, tinrent un premier congrès à Paris en 1901. Le rapporteur du programme, affirmait son "attachement passionné à la propriété individuelle" ; mais il y ajoutait cette restriction : "Nous n'entendons le céder à personne quand il s'agira non seulement d'assurer dans des conditions pratiques les retraites de la vieillesse, mais encore d'empêcher que la grande exploitation industrielle ne prenne le caractère d'une féodalité nouvelle et de noter l'évolution pacifique par laquelle enfin le travailleur aura la propriété de son outil, la légitime rémunération de son travail".

Dans le second congrès tenu à Lyon en 1902, le rédacteur de la Déclaration du travail, précisait un peu plus : "Nous entendons que l'ouvrier ait la propriété de son outil, comme le paysan a le sien, depuis la Révolution ; que l'État devienne le maître des chemins de fer ; que le domaine public s'augmente de certains monopoles rendus nécessaires par les manoeuvres de spéculation et d'agiotage. Trop de richesses nationales ont été concédées à des particuliers qui abusent de leur inextricable privilège au point d'en invoquer la protection gouvernementale contre les travailleurs et de faire craindre sinon de provoquer de cette manière les plus épouvantables catastrophes. Ces richesses doivent revenir au pays. On ne prescrit pas contre la nation".

En langage simple, cette phrase voulait dire : il faut confisquer les usines, dont les exploitants rappellent au gouvernement qu'en temps de grève comme en temps normal, il a l'obligation de protéger les personnes et les biens.

Les rapporteurs du troisième congrès, tenu à Marseille en 1903, parlaient beaucoup des oeuvres d'assurance sociale, avec cette conclusion menaçante :

"Les capitaux et les revenus devront combler le vide produit dans les caisses de l'État par la diminution des impôts de consommation ; d'autre part, les héritages qui sont une prime toujours grandissante aux mains de ceux qui n'ont pas travaillé à les constituer, doivent procurer à l'État républicain le surplus nécessaire pour l'accomplissement des devoirs qu'il assume".

Dans le quatrième congrès tenu à Toulouse en 1904, le rapporteur affirmait l'existence "de la dette sociale de la république".

"C'est d'abord de cette dette sociale qui doit leur être acquittée au déclin de leur destin et de leurs forces que nous réclamons pour l'ouvrier, l'employé, le cultivateur, le paiement légitime et intégral".

Après cette affirmation de la nécessité des retraites ouvrières, au nom d'une métaphysique sociale, le rapporteur poursuivait :

"Résolument hostile aux conceptions de l'école du laisser faire, partisan déterminé de la propriété individuelle, il (le parti radical et radical-socialiste) garde sa personnalité en affirmant le droit de l'État d'intervenir dans les rapports du capital et du travail pour établir les conditions nécessaires de la justice." Puis il promet aux prolétaire des institutions transformées qui lui permettront "d'obtenir la propriété de son outil et la légitime rémunération de son labeur, d'arriver à la disparition du salariat et d'accéder à la propriété individuelle".

Après une phrase solennelle "sur l'accumulation de plus en plus puissante entre les mains d'une infime minorité de capitaux dominateurs", le rapporteur déclare : "La réaction a tout livré à quelques milliers de privilégiés, mines, chemins de fer, crédit". Et il "affirme à nouveau l'intention expresse du parti de faire rentrer dans le domaine de l'État la plupart des industries monopolisées". Il termine en glorifiant l'union des radicaux et des socialistes.

"Le parti a tendu fraternellement la main au parti socialiste pour la conquête des droits ouvriers, ne connaissant pas, ne voulant pas connaître d'ennemis à gauche".

Au cinquième congrès tenu à Paris en 1905, le rapporteur général, affirme la nécessité de la loi sur les retraites ouvrières, de l'impôt progressif sur le revenu "qui soulagera tous les humbles", "de demander aux grosses successions les sommes nécessaires aux abus criants".

"Notre attachement à la propriété individuelle, poursuivait-il, n'est pas assez irréfléchi pour s'étendre aux abus qui en déduisaient la légitimité et la raison d'être" ; et il demande le retour à l'État "des industries qui constituent de véritables fonctions nationales et de celles qui sont concentrées par leur nature même en un très petit nombre de mains." Il veut "assurer le paysan contre le retour offensif de la grande propriété, lui assurer le crédit à 3% au plus". Célébrant les mesures déjà prises pour la réglementation du travail, le rapporteur continue : "Reste à savoir si les "rois huit" vu les tempéraments nécessaires à des conditions économiques exceptionnelles ne doivent pas devenir, par une législation internationale, la loi commune". Après avoir célébré la suppression du libre consentement dans les contrats de travail, il termine par cette affirmation : "Nous voulons hâter, nous aussi, l'heure où chacun aura droit au produit intégral de son travail, cette heure que prépare d'un côté les coopérations auxquelles l'État doit, dans la mesure du possible, assurer tous les moyens de l'existence et notamment du crédit que nous avons réclamé lors du renouvellement du privilège de la Banque de France et, de l'autre côté, la participation aux bénéfices".

Après les élections de 1908, le même rapporteur fut l'auteur de la déclaration du congrès du parti radical et radical-socialiste tenu à Lille. Ses affirmations précisent :

"Nous voulons l'impôt progressif et global sur le revenu. l'impôt que nous avons à établir implique cette recherche de toutes les sortes de revenu qualifiée ridiculement d'imposition. Les retraites ouvrières exigeront un gros chiffre de millions. Nous n'accomplirons pas l'oeuvre que nous avons à accomplir sans ajouter à notre budget déjà si lourd un important budget de solidarité sociale."

Et il affirme de nouveau l'accord des bons républicains radicaux et radicaux-socialistes.

La déclaration du congrès de Nancy de 1907 contient :

"Nous ne pouvons pas répudier l'esprit socialiste, non que nous admettions la négation de la propriété individuelle. Nous voulons réviser le régime de la propriété individuelle, le rendre accessible à tous, le modifier, mais non le supprimer ; mais comme les socialistes, ne devons-nous pas travailler à la libération du prolétariat, à la transformation de la condition ouvrière, ne sommes-nous pas avec eux dans la lutte contre les puissances d'argent et contre la féodalité financière ? Nous ne prononcerons ni excommunication, ni expulsion contre aucune fraction des partis socialistes".

Contre mesures positives, elle demande l'impôt sur le revenu, les retraites ouvrières, le rachat des chemins de fer, et le rapporteur de la commission du programme du parti dit :

"C'est en surtaxant quelque peu les cinq ou six cents millions (?) qui passent, tous les ans, par succession, d'une tête sur l'autre dans ce pays, et en limitant l'héritage en ligne collatérale, que l'on trouvera le moyen de constituer le budget social de la République. Nous attachons d'autant plus de prix à la réforme fiscale que, si elle n'est pas faite au préalable, le parlement restera impuissant à faire les retraites ouvrières et paysannes".

Dans le domaine économique et social, le programme demande la substitution des monopoles d'État aux monopoles privés.

"Dès qu'une industrie est suffisamment centralisée pour devenir un danger public, il appartient à la nation d'en assurer elle-même l'entreprise. Il n'est pas douteux que les voies ferrées, les usines, les assurances, la banque peut devenir des services publics".

Les réformes dans l'ordre fiscal et budgétaire font l'objet des articles 11 et 12. Le premier réclame l'impôt global et progressif sur le revenu et puis il demande de nouvelles ressources pour les réformes sociales, à une réforme des droits de succession ou de donations entre vifs, reposant sur le principe de la progression.

Les réformes, dans l'ordre économique et social, sont comprises dans les articles 13 à 22. Après une affirmation de son attachement à la propriété individuelle, le parti radical et radical-socialiste se déclare "prêt à proposer toutes les mesures légales propres à garantir à chacun le produit de son travail et à prévenir les dangers que présente la constitution d'une féodalité capitaliste rançonnant travailleurs et consommateurs".

"ART 15. - Il propose la formation de syndicats et d'associations coopératives, il encourage toutes les institutions par lesquelles le prolétariat peut faire valoir ses droits, défendre ses intérêts améliorer sa situation morale et matérielle, obtenir la propriété de son outil et la légitime rémunération de son labeur, arriver à la disparition du salariat et accéder à la propriété individuelle, condition même de sa liberté et de sa dignité.

"ART 16. - Résolument hostile aux conceptions égoïstes de l'école du laisser faire, notre parti garde sa personnalité en affirmant le droit pour l'État d'intervenir dans les rapports du capital et du travail pour établir les conditions nécessaires de la justice.

"ART 17. - L'État doit acquitter la dette de la Société envers les enfants, les malades, les infirmes, les vieillards et tous ceux qui ont besoin de la solidarité sociale.

Il est tout d'abord question des assurances, ensuite de l'extension des droits de la femme qui doit être protégée par la loi dans toutes les circonstances de sa vie.

L'article 19 prévoit :

"Un code du travail qui doit comprendre l'ensemble des lois ouvrières :

"Sur l'emploi des femmes et des enfants dans l'industrie ;

"Sur le travail et le contrat d'apprentissage ;

"Sur la réglementation des différends et conflits graves entre employés et employeurs par l'arbitrage amiable et obligatoire ;

"Sur les accidents du travail, les risques et maladies professionnels et les responsabilités des employeurs ;

"Sur la limitation des heures de travail et le repos hebdomadaire ;

"Sur l'organisation de l'assurance par la nation de tous les travailleurs de l'industrie, du commerce, de l'agriculture contre les risques et accidents, de la maladie et du chômage ;

"Sur les institutions de mutualité et d'épargne qui peuvent améliorer le sort des travailleurs déjà garantis de la misère ;

"Sur les conditions d'hygiène et de salubrité, dans les établissements industriels et commerciaux, comme dans les locaux où séjournent les employés et travailleurs".

"ART 20. - Le parti radical et radical-socialiste réclame la reprise par l'État de tous les monopoles de fait, là où un grand intérêt l'exige, notamment, pour rentrer en possession de grands services nationaux qui exercent une influence décisive sur la production, sur la richesse du pays et sur sa défense en cas de guerre ;

"Pour empêcher certains accaparements industriels de taxer à leur bon plaisir les travailleurs et les consommateurs ;

"Pour trouver dans les bénéfices que les monopoles peuvent fournir, des ressources soit pour le soulagement des contribuables, soit pour la réalisation des réformes sociales.

"Il réclame particulièrement le rachat des chemins de fer et le monopole des assurances, de toute façon il entend protéger l'épargne publique contre les manoeuvres de l'agiotage et de la spéculation".

On voit la progression que suivent les programmes du parti radical et du parti radical-socialiste. Celui du parti radical qui était un programme de liberté, mais déjà avec quelques vagues concessions, a été absorbé par le programme du parti radical-socialiste et celui du parti radical-socialiste est de plus en plus calqué sur les programmes du parti socialiste.

Pour le prouver il suffit de reproduire la partie économique du programme du congrès du Havre de 1880, rédigé par Karl Marx présenté par Jules Guesde et Paul Lafargue.

"1° Repos d'un jour par semaine ou interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de six jours sur sept. - réduction légale de la journée de travail à huit heures pour les adultes. - Interdiction du travail des enfants pour les ateliers privés au dessous de quatorze ans ; et de quatorze ans à dix-huit ans, réduction de la journée de travail à six heures ;

"2° Surveillance protectrice des apprentis par les corporations ouvrières ;

"3° Minimum légal des salaires, déterminé chaque année, d'après le prix local des denrées, par une commission de statistique ouvrière ;

"4° Interdiction légale aux patrons d'employer les ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français ;

"5° Égalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes ;

"6° Instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la Société, représentée par l'État et la commune ;

"7° Mise à la charge de la Société des vieillards et des invalides du travail ;

"8° Suppression de toute immixtion des employeurs dans l'administration des caisses ouvrières de secours mutuels, de prévoyance, etc., etc., restituées à la gestion exclusive des ouvriers ;

"9° Responsabilité des patrons en matière d'accidents garantie par un cautionnement versé par l'employeur dans les caisses ouvrières et proportionnée au nombre des ouvriers employés et des dangers que présente l'industrie ;

"10° Introduction des ouvriers dans les règlements spéciaux des divers ateliers ; suppression du droit usurpé par les patrons de frapper d'une pénalité quelconque leurs ouvriers sous forme d'amendes ou de retenues sur les salaires (décret de la Commune du 27 avril 1871) ;

"11° Annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (banques, chemins de fer, mines, etc.) et exploitation de tous les ateliers de l'État confiés aux ouvriers qui y travaillent ;

"12° Abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts directs en un impôt progressif sur les revenus dépassant trois mille francs. Suppression de l'héritage en ligne collatérale et de tout héritage en ligne directe dépassant vingt mille francs".

Ce programme a été reproduit avec quelques additions par le Congrès de Tours en 1902. Quelle est donc la différence entre les derniers programmes du parti radical et radical-socialiste et celui du fondateur du socialisme allemand dont dérivent les programmes successifs du parti socialiste ? Il n'y en a qu'une seule. Le préambule du programme du congrès du Havre, dit que "les travailleurs socialistes français donnent pour but à leurs efforts l'expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour de la collectivité de tous les moyens de production", tandis que dans les programmes du parti radical et radical-socialiste il y a de temps et temps une phrase sur "la propriété individuelle" contredite aussitôt.

Comme le disent les rapporteurs de ces programmes, ils n'emploient cette locution que pour empêcher le parti radical et radical-socialiste d'être absorbé complètement par le parti socialiste. Elle sert à lui "conserver sa personnalité". Aux électeurs qui, selon l'expression d'un des chefs du parti unifié "tiennent à la propriété de toutes les fibres de leur être", ils veulent pouvoir dire : "Nous sommes avec vous". Mais à la clientèle socialiste, ils veulent pouvoir dire : "Seulement nous voulons la socialisation de la propriété capitaliste, la confiscation des riches par l'impôt progressif sur le revenu et sur les successions, la suppression du salariat en remettant à l'ouvrier son outil, c'est-à-dire en bon français, l'usine ou la manufacture dans laquelle il travaille". Toute industrie prospère est dénoncée comme criminelle, car elle apporte un appoint au capitalisme et à la féodalité financière. Ils veulent séduire la petite propriété paysanne "contre le retour de la grande propriété". Comment ? L'impôt n'est-il pas un excellent moyen de confiscation ?

Ils ont repris les formules du Manifeste communiste de Karl Marx quoique, depuis 1847, il ait reçu des frais le démenti le plus éclatant sur concentration des capitaux et la paupérisation du plus grand nombre. Ils ont repris dans leur programme pratique, l'idée de Lassalle de l'organisation des sociétés ouvrières, subventionnées et pourvues par l'État pour faire concurrence aux industriels agissant avec des capitaux privés : ils ont emprunté aux socialistes de toutes les écoles leurs récriminations contre les salariants et ils présentent comme l'idéal à poursuivre la suppression du salariat.

Dans la pratique, ils ne sont que les exécuteurs dociles du programme de Karl Marx et de ses disciples. Ils ont abandonné tous les principes dont ils se réclamaient : ils ont couvert la Déclaration des Droits de l'Homme avec une demi-douzaine de formules du Manifeste communiste. Chacun des programmes du parti radical et radical-socialiste reçoit une nouvelle couche de socialisme.


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