Les Intérêts économiques et l'oeuvre socialiste

Conférence faite à la Société d'Économie industrielle et commerciale le 2 avril 1909

par Yves Guyot (Ancien Ministre des Travaux Publics)

 

Chapitre premier : Caractère et Objet de ce rapport

 

Dans la séance de la Société d'Économie industrielle et commerciale du 30 octobre 1908, son secrétaire général appela l'attention de ses membres sur l'ordre du jour voté par le congrès du parti radical et radical-socialiste, tenu à Dijon, au cours de sa séance du 9 octobre.

"En ce qui concerne la propriété, les conclusions suivantes sont adoptées à l'unanimité :

"1° La propriété individuelle, mobilière et immobilière doit être maintenue.

"2° Le droit de propriété individuelle doit disparaître devant le droit de la collectivité lorsqu'il est en conflit direct avec les intérêts généraux essentiels.

"3° Si, pour la constitution et la conservation d'une propriété individuelle, toute intervention personnelle, tout travail et tout effort du propriétaire ont cessé d'exister, si cette propriété est le monopole accaparé par un seul de richesses entièrement créées par la société ou par des tiers, cette propriété, dite capitaliste, peut et doit être reprise par la collectivité."

Le secrétaire général de la société fit ressortir la contradiction existant entre l'affirmation du premier paragraphe et les restrictions contenues dans les deux autres.

Quels sont les motifs d'une telle contradiction ? Que représente un tel programme ? Quelles conséquences peut-il avoir au point de vue économique ?

Cette manifestation, ajoutée à un certain nombre de précédentes, a-t-elle quelque importance ? Est-ce qu'elle peut se traduire dans les actes du gouvernement ou dans la législation ? ne faut-il point l'accueillir avec le scepticisme et l'indifférence avec lesquels ont été reçues les autres ? Ne sont-ce là que bulles de savon destinées à amuser les badauds et à s'évanouir au moindre contact avec la réalité ?

La Société d'Économie industrielle et commerciale, examinant les faits, a considéré que ce scepticisme et cette indifférence avaient déjà comporté de graves conséquences. elle a cru qu'il était nécessaire d'appeler l'attention du monde des affaires sur de telles doctrines, sur les applications qu'elles ont reçues et sur les projets d'application qui sont pendants devant le parlement.

Il n'est pas besoin de démontrer que tous les intérêts industriels, commerciaux et agricoles sont liés à la conception qu'un parti se fait de la propriété. Ces conceptions entraînent l'opinion publique, elles provoquent des majorités électorales qui exigent qu'elles se traduisent par des actes d'administration et par des lois.

Non seulement de nombreuses propositions de lois émanant de l'initiative de députés, mais des projets de loi émanant du gouvernement, sont inspirés par des résolutions prises dans les congrès qui se sont tenus à partir de 1901 et qui ont abouti à celle du congrès de Dijon. Des lois sur la réglementation du travail, sur le régime fiscal de la France, sur les assurances sociales, des décrets, des instructions données aux inspecteurs du travail, aux parquets ; des institutions comme les Bourses du travail, des actes quotidiens ont prouvé que les programmes socialistes et ceux des partis qui se laissent absorber par le socialisme pouvaient se traduire par des faits qui ont porté des troubles profonds dans les intérêts économiques industriels, commerciaux et agricoles. certes, il est facile à des groupes professionnels de se confiner dans leur spécialité, de se borner à protester contre telle ou telle mesure quand elle touche directement l'industrie ou le commerce qu'ils représentent ; mais ces protestations n'ont qu'une valeur précaire quand elles sont isolées, momentanées et spéciales. Ce qui est nécessaire, c'est un examen impartial, méthodique et précis de l'ensemble des résultats acquis et probables de semblables théories. Il est d'autant plus indispensable que nous vivons sous un régime de liberté et de discussion où l'opinion est le véritable pouvoir : il importe donc de ne pas la laisser presser et conduire dans un seul sens, mais d'indiquer à chacun les dangers que comporte telle ou telle doctrine.

La Société d'Économie Industrielle et commerciale ne recherche pas les motifs qui ont pu conduire une assemblée aussi importante que le congrès de Dijon à formuler ce programme. Elle en entreprend l'examen objectif exclusivement au point de vue économique.

Cependant, certaines personnes ne manqueront pas, au lieu de l'étudier avec impartialité, de le dénoncer comme une manifestation politique à sous-entendus, alors qu'il s'agit d'une simple étude de doctrines qui s'étalent et d'actes qui s'affirment. J'ai accepté la tâche de faire cette étude, comme un honneur et comme un devoir. En même temps, ce choix dissipe toute équivoque. Il est un gage que les critiques qu'on y trouvera ne sauraient en aucune façon viser la République. Secrétaire du Comité antiplébiscitaire en 1870, au premier rang dans la lutte contre le gouvernement, qui remplaça M. Thiers le 23 mai 1873 et contre le retour offensif du Seize mai en 1877 : membre du Ministère qui, en 1889, mit fin à la conspiration boulangiste ; ayant à des époques plus rapprochées pris une part active à la défense de nos institutions, qui donc pourrait me soupçonner d'intentions et de machinations hostiles contre elles ? Les fondateurs de la République avaient pour programme l'application de plus en plus loyale et de plus en plus précise des Principes de 89. Il est utile de les rappeler afin que ceux qui se mettent en contradiction avec eux, ne puissent essayer de s'en couvrir.

Ils se résument ainsi :

Égalité de tous devant la loi, la loi une pour tous ; suppression des privilèges, garantie de la liberté individuelle.

La Déclaration des Droits de l'homme de 1789 proclamait (art. 17) "la propriété un droit inaliénable et sacré. Nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité".

Dans le Code rural du 19 septembre 1791, l'Assemblée nationale stipule que le territoire de la France est libre et que les propriétaires peuvent varier à leur gré la culture et l'exploitation de leurs terres, conserver à leur gré leurs récoltes et disposer de toutes les productions de leurs récoltes.

L'article 544 du Code civil a confirmé la doctrine de la Révolution.

L'Assemblée nationale affirma le principe de la propriété industrielle et de la propriété littéraire.

La Constitution de 1791 déclare qu'il n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. L'article 7 de la loi du 2 mars 1791 stipule qu' "il est permis à toute personne de faire tel commerce ou d'exercer telle profession, art ou métier qui lui convient". L'article 17 de la Déclaration de 1793 ajoute : "nul genre de travail, de culture, de commerce ne peut être interdit à l'industrie des citoyens".

L'Assemblée nationale établit l'impôt réel (res chose), fondé sur les choses et non sur les personnes, de sorte que, parlant de la contribution foncière, elle pouvait dire : "C'est la propriété qui est chargée de la contribution et le propriétaire n'est qu'un agent qui l'acquitte pour elle". La Déclaration des Droits de l'homme et les Dispositions fondamentales de la Constitution de 1791, portent : "Toutes les contributions seront réparties entre tous les citoyens également en proportion de leurs facilités pour l'entretien de la force publique et les dépenses d'administration." Les hommes de la Révolution ne voulaient rétablir pour personne les exceptions de taxes dont jouissaient les ordres privilégiés sous l'Ancien régime. Ils voulaient qu'elles n'eussent qu'un objet : les besoins généraux de l'État.

Le droit moderne qui a été le plus grand instrument d'émancipation politique et économique des peuples est fondé sur ces principes. Un peuple est plus ou moins avancé en évolution selon qu'il s'en rapproche ou s'en éloigne.

Les conceptions du programme de Dijon et de ceux qui l'ont précédé ne sont-elles pas en contradiction avec ces principes ? Le but qu'ils visent, les lois et les mesures qui en ont été et qui doivent en être la conséquence sont-elles compatibles avec l'activité économique et la prospérité de la France ? Voilà la question que pose la Société d'Économie Industrielle et commerciale, à tous les propriétaires, à tous les capitalistes, à tous les industriels et commerçants, petits et grands, dont le premier intérêt est la liberté d'action et la sécurité des biens ; à tous les ouvriers dont les salaires, le travail et le chômage ne dépendent, ni de promesses chimériques, ni de réclamations, ni de la volonté du législateur, mais de la prospérité générale ; à tous les citoyens qui, ayant fait une adhésion loyale à la République, veulent qu'elle soit un gouvernement de justice, de paix à l'intérieur comme à l'extérieur, capable de mettre la nation à l'abri de toutes les entreprises qui pourraient frapper d'un arrêt de développement sa richesse, son crédit et sa force.


Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil