Économistes de l'offre et économistes de la demande

Extrait de The Way The World Works (quatrième édition en 1998, fin du chapitre 6 : Monnaie et taux d'imposition)

par Jude Wanniski

traduit par Hervé de Quengo

Quand un économiste parle de son "modèle", il le fait comme un artiste parle du sien. L'artiste qui veut saisir sur une toile l'essence de "la femme" ou de "la jeunesse" fera appel à sa vaste connaissance générale, mais sera aussi guidé par une représentation simple, par un modèle. De même, un économiste sait que l'économie globale est une chose complexe avec autant de variables qu'il y a de gens qui la composent. Mais en ayant pour but de faire de la politique (et la politique est au fond le seul but pour lequel les modèles économiques et leurs utilisateurs sont utiles), il faut avoir un guide simple et maniable, qui représente l'ensemble mais avec un minimum de variables. L'économiste suppose simplement que toutes les variables se compensent sauf deux, par exemple, et que si nous portons notre attention sur ces deux variables - peut-être la masse monétaire et le déficit budgétaire - nous pouvons diriger le cours de l'économie. L'économiste sait, comme l'artiste, que son modèle n'est qu'un guide grossier de la réalité. Mais il est nécessaire afin d'éviter de passer sans cesse son temps à discuter des questions posées par les politiciens. De plus, il est pratique : quand la prescription politique ne marche pas, l'économiste peut l'expliquer par le fait qu'une "variable exogène" - une variable extérieure à son modèle - s'est introduite et a tout gâché.

Dans ce sens, il y a autant de modèles que d'économistes. Fondamentalement, on peut cependant les ranger dans l'une des deux catégories suivantes : modèles de la demande et modèles de l'offre. Les modèles reposent sur la supposition première que soit le consommateur, soit le producteur est l'acteur dominant de l'économie. Les théoriciens de la demande [demand-siders] construisent des modèles autour de l'idée que c'est John Smith en tant que consommateur qui est le centre, et que la politique doit être dirigée vers ses habitudes de dépenses. Les théoriciens de l'offre [supply-siders] construisent des modèles autour de l'idée que c'est John Smith en tant que producteur qui prédomine et que la politique doit viser à le pousser à travailler. A ce niveau de base, les distinctions politiques sont impossibles. Par exemple, Adam Smith, Alexander Hamilton et Karl Marx sont des théoriciens de l'offre, alors que John Maynard Keynes, Milton Friedman, les présidents Jimmy Carter et Richard Nixon travaillent tous dans le cadre de modèles de la demande. Il est possible de dire que le modèle de l'offre est généralement supérieur quand l'objectif politique est la croissance économique, alors que le modèle de la demande est pertinent lorsque la politique est obligée de prendre en compte en premier lieu les besoins du public consommateur. Les deux modèles de base sont "légitimes" et ont été dans l'air depuis le début de la civilisation, mais il n'est pas possible de dire que l'un est supérieur à l'autre, sauf à un instant donné. Les politiciens font leur choix quand ils se confrontent à l'économie à laquelle ils ont affaire - une économie qui demande l'expansion, ou une économie qui semble définitivement en déclin.

Pour simplifier, le modèle de la demande fonctionne au travers de la poche ou du portefeuille du consommateur. Quand le politicien fait face au problème de la récession ou de la dépression, l'économiste de la demande conseille une intervention du gouvernement afin de mettre de l'argent dans la poche du consommateur, de la monnaie pour acheter les surplus de biens qui sont les signes visibles de la récession et du chômage. Si le problème est l'inflation, le théoricien de la demande conseille une intervention du gouvernement afin de réduire le montant d'argent dans la poche du consommateur, réduisant ainsi la compétition entre les biens, qui semble faire monter les prix et les salaires. Le modèle de la demande est muet quand le problème est celui de la "stagflation", une combinaison de stagnation et de montée des prix. Il n'y a pas de moyen d'augmenter et de diminuer à la fois le montant de monnaie dans la poche du consommateur, tout comme il ne peut pas y avoir en même temps de surplus et de pénurie de biens.

Il y a plusieurs types d'écoles de la demande, mais les plus importantes sont les écoles fiscalistes et monétaristes. La première utilise la politique fiscale pour gérer la dépense des consommateurs et des hommes d'affaires, la seconde utilisant la politique monétaire dans le même but. Les fiscalistes ont développé des branches duales de leur école. Les fiscalistes de gauche réclament durant la récession des impôts plus élevés pour le riche et des impôts plus faibles pour les classes laborieuses. Leur théorie est que les ouvriers dépensent plus rapidement et sont plus à même de diminuer les surplus de biens qui constituent la récession. Les fiscalistes de droite défendent le contraire : les impôts sur les entreprises doivent être baissés et les impôts sur le travail augmentés (ou les dépenses sociales réduites). L'idée est que les hommes d'affaires dépenseront vraisemblablement de manière plus avisée, investissant dans des biens du capital, alors que, probablement, l'ouvrier consommera ou dilapidera sans égard pour l'avenir. La répercussion politique est de suggèrer des impôts plus faibles sur "l'investissement" et des impôts plus élevés sur la consommation.

Quand l'inflation est la préoccupation des politiciens, les fiscalistes recommandent d'augmenter les impôts sur les pauvres ou sur les riches (selon l'école) et/ou de réduire les dépenses liées aux programmes sociaux ou militaires (selon l'école). Les fiscalistes rejoignent aussi l'école de la régulation quand l'inflation est la cible. Ceux de gauche demandent un contrôle des prix et ceux de droite un contrôle des salaires. La théorie est que le consommateur est soit forcé de demander des salaires plus élevés parce que les hommes d'affaires augmentent les prix trop vite, soit que les hommes d'affaire augmentent les prix parce que le travail a commencé le processus par des demandes excessives d'augmentations de salaires.

Les monétaristes ont un modèle à une variable, impliquant la "masse monétaire". En modifiant la masse monétaire, en l'augmentant quand il y un surplus de biens et en la réduisant quand il y a une pénurie de biens - ce qui signifie une hausse des prix - l'économie peut être dirigée d'une manière équilibrée. Pour un monétariste, la quantité de monnaie dans l'économie est la seule chose importante. Ils préconisent une règle, qui pourrait même être fixée par la loi, demandant que l'autorité monétaire permette une augmentation de la quantité de monnaie mais uniquement d'un montant fixé. Le montant cité est habituellement de 3 pour cent, les monétaristes constatant qu'une économie mûre peut espérer une croissance de 3 pour cent par an, tout excès de monnaie par rapport à ce montant tendant alors à être inflationniste.

Dans ce modèle de la demande, tout comme dans le modèle fiscal de la demande, il n'est pas possible de combattre à la fois l'inflation et le chômage : il est impossible d'avoir en même temps un surplus de biens et une pénurie de biens avec une quantité de monnaie donnée.

Dans le modèle de l'offre, le chômage et l'inflation sont vus comme des problèmes séparés qui peuvent être résolus simultanément. En considérant John Smith, producteur, pour les buts politiciens, le modèle de l'offre suppose que Smith produira plus de biens et échangera ces biens contre d'autres si les impôts du gouvernement et les barrières régulatrices de la production et des échanges ne sont pas décourageantes. Il n'y a pas de "consommateur", en tant que tel, dans le modèle de l'offre, tout comme il n'y a pas de producteur, en tant que tel, dans le modèle de la demande. Le modèle de l'offre contient uniquement des producteurs et des échangistes, l'hypothèse étant que toute la production est consommée, soit par le producteur lui-même, soit le producteur d'un autre bien qui a reçu des biens dans un échange, soit par une tierce partie, qui échange la production courante contre une promesse de rembourser dans le futur.

Par exemple, Smith produit de la nourriture et Jones des vêtements. Ils consomment chacun la production de l'autre grâce à l'échange. Peters, un étudiant ou un entrepreneur venant juste de débuter, emprunte de la nourriture à Smith et des vêtements à Jones, et promet de les rembourser, dans l'avenir, d'une somme équivalente augmentée d'intérêts à partir de sa production future. Dans le modèle de la demande, ce dernier processus est étudié au travers du consommateur, Smith, et des politiques qui l'encourage à dépenser plus pour la consommation courante et à épargner moins, ou vice versa.

Dans le modèle de l'offre, la politique monétaire est entièrement destinée à servir les besoins de Smith, John et Peters dans leurs rôles de producteurs et d'échangistes de biens présents et futurs. Ce n'est pas la quantité de monnaie qui est le centre du modèle de l'offre mais sa qualité, sa capacité à servir d'unité de compte fiable. La monnaie est, dans le modèle de l'offre, une unité de compte. Smith et Jones ont besoin de fixer les termes de l'échange dans une unité de compte, par exemple cinquante miches de pain contre une paire de chaussures. Avec un dollar comme unité de compte, nous pouvons dire qu'un miche de pain vaut 1 dollar et une paire de chaussures 50 dollars.

Pour Peters, la fiabilité de l'unité de compte est le plus important parce qu'elle doit garder son intégrité au cours du temps. Pertes emprunte cinquante miches de pain à Smith, et Smith s'attend à être remboursé par l'équivalent dans un, dix ou trente ans. Dans une économie primitive de troc il n'y a pas de problème : les contrats sont établis en biens réels et Peters promet effectivement de rembourser cinquante miches. Dans une économie moderne d'échange, toutes les transactions passent par le système bancaire et la banque qui arrange le contrat entre Smith et Peters (qui n'ont plus besoin de se connaître) doit traduire leurs biens en unités de compte. Si l'unité de compte retenue change de valeur au cours de la durée du contrat, cela veut dire que Peters doit payer plus (déflation) ou moins (inflation) qu'il n'a engagé. Dans chaque cas, l'une des deux parties subit une perte et l'autre un gain tombé du ciel.

Dans le modèle de l'offre, modifier l'unité de compte est presque la pire chose qu'un gouvernement puisse faire à l'économie. Le processus empoisonne les relations entre créanciers et débiteurs. L'inflation décourage Smith de produire pour consommer plus tard. La déflation décourage Peters de produire plus qu'il n'a engagé, la banqueroute étant peut-être le résultat. Dans chaque cas, Smith, Peters et toute l'économie opèrent en dessous de leur potentiel. Pourtant, dans le modèle de la demande, rappelez-vous, le dollar en tant qu'unité de compte n'était pas la question pertinente. De façon explicite, les monétaristes changeraient la valeur du dollar par rapport aux biens ou aux autres devises afin d'atteindre la quantité cible désirée.

Pour les théoriciens de l'offre, la cible correcte de la politique monétaire est le prix de la monnaie. En effet, c'est la seule cible réaliste. Il n'est pas possible que l'autorité monétaire connaisse la demande de monnaie pour un jour donné. Il y a tout bonnement trop de Smith, de Jones et de Peters faisant des affaires sur le marché. Le gouvernement ne peut pas connaître leurs demandes précises, une réalité que les monétaristes reconnaissent en recommandant simplement la règle des 3 pour cent. Il est tout aussi difficile, toutefois, de connaître la quantité de monnaie à un instant donné. Une fois que le gouvernement a donné vie au concept de "dollar", les gens du monde entier peuvent échanger des biens contre des biens ou des biens contre des avoirs financiers (des IOUs [IOU = I Owe You = je vous dois]) et exprimer ces transactions en "dollars". Le gouvernement des États-Unis ne peut rien faire contre cela.

Comme "étalon de la valeur", le dollar est un moyen de mesure du même type qu'un yard. Le Bureau des Poids et Mesures précise qu'un yard vaut trente-six pouces et ne s'occupe pas de la quantité de yards utilisés dans le monde. De la même façon, si l'autorité monétaire se préoccupait de maintenir la valeur d'un dollar comme étalon de la valeur, comme unité de compte, elle pourrait ne pas s'intéresser à la quantité de monnaie en circulation. Le problème est qu'il est plus simple de mesurer la distance que de mesurer la valeur. L'argument des théoriciens de l'offre en faveur de l'étalon-or repose sur l'observation empirique que, pendant 2500 ans, l'électorat global a trouvé que l'or était l'étalon le plus fiable de la valeur - ce qui veut dire que l'or, un montant donné d'or, est la meilleure unité de compte possible, le meilleur représentant de tous les biens, services et avoirs financiers qui font partie du système bancaire et de l'économie d'échange. Une once d'or peut être emportée partout dans le monde et échangée contre des biens, des obligations ou d'autres devises. Elle peut également être transportée dans le temps et échangée contre des biens et des services a peu près équivalents. Roy Jastram l'appelle la "constante d'or" [golden constant] dans son livre de 1977, qui porte ce titre. Jastram démontre que le pouvoir d'achat de l'or est resté remarquablement stable pendant plusieurs siècles et que l'Angleterre et les États-Unis ont évité une inflation monétaire quand ils ont défini la livre et le dollar à l'aide d'un poids d'or fixé. [a]

En Angleterre, par exemple, l'indice des prix marchands était environ de 100 en 1717 lorsque Sir Isaac Newton, Directeur de la Frappe, définit la livre sterling en poids d'or. L'indice était toujours à 100 en 1930, apportant plus de deux siècles de stabilité des prix, bien qu'il y eut de faibles inflations ou déflations au cours de cette longue période. Durant les guerres napoléoniennes et durant la Première Guerre mondiale, la garantie apportée par le gouvernement sur la conversion de la monnaie de papier en or fut suspendue et l'inflation s'ensuivit. Mais dans les périodes d'après-guerre, lorsque la convertibilité fut rétablit au niveau d'avant la guerre, les prix retombaient rapidement jusqu'à ce que les niveaux d'avant-guerre soient atteints. Aux États-Unis, le taux de conversion entre le dollar et l'or fut établit en 1792 et, à l'exception de la période de la Guerre de Sécession et brièvement au cours de la première Guerre Mondiale, le dollar demeura convertible en or. Le résultat sur les prix fut le même qu'en Angleterre. L'indice des prix marchands fut en 1930 le même qu'en 1800. L'inflation suivit la dévaluation du dollar effectuée par Roosevelt en 1934, de 20,67 dollars à 35 dollars l'once. Mais, comme nous le verrons au chapitre 11 [de The Way The World Works], l'inflation chronique ne débuta pas avant que le lien entre le dollar et l'or ne fut finalement rompu dans les années 70.

Lorsque ce lien fut formellement brisé au cours de l'été 1973 par le Secrétaire du Trésor George Schultz, qui rejeta des plans pour restaurer la convertibilité du dollar en or, ce fut la première fois depuis des millénaires que le monde n'avait pas une monnaie unique définie par l'or ou par l'argent. Le dollar de papier, flottant sans être rattaché aux valeurs réelles, devint alors l'unité de compte des États-Unis et des autres pays qui déterminaient leur devise par rapport au dollar. Toutes les monnaies flottaient entre elles, sans qu'il y ait un étalon constant.

Dans le modèle de la demande, un étalon de papier peut théoriquement être maintenu si l'autorité monétaire arrive à faire coller systématiquement et précisément la courbe de la demande et la quantité offerte. Si ceci pouvait être obtenu, il n'y aurait jamais ni de surplus ni de pénurie de dollars. L'économie serait en équilibre, sans inflation ni déflation. (Certains prix monteraient, d'autres baisseraient, mais le niveau général des prix resterait constant.) Cependant, comme nous l'avons observé, l'autorité monétaire ne peut pas obtenir de genre "d'ajustement monétaire" parce qu'il est impossible de savoir quelle est l'offre ou la demande de monnaie à un instant donné. Des tentatives grossières peuvent être faites pour faire correspondre l'offre et la demande d'après des formules monétaires, mais il y aura toujours une erreur dans le système. Le résultat, c'est que les créanciers et les débiteurs devront tous les deux payer au système bancaire une somme énorme pour s'assurer contre le risque monétaire. Plus il y a d'erreurs, plus les possibilités d'erreur dans la gestion de l'étalon monétaire sont grandes, plus le taux d'intérêt sera élevé.

Dans le modèle de l'offre, on fait l'hypothèse que la demande et l'offre de monnaie sont des variables qui ne peuvent pas être connues au-delà d'approximations grossières. Seul le point pour lequel offre et demande sont égales - le prix de la monnaie - peut être connu avec précision. Le prix de la monnaie, après tout, est son pouvoir d'achat, qui est ce qu'un individu ou une entreprise sont prêts à offrir pour avoir une unité de monétaire, un dollar. Le boulanger doit donner une miche de pain. La compagnie aérienne doit donner le cinq-centième d'une place assise de son vol New York - Chicago. L'emprunteur doit échanger la promesse d'une miche de pain, plus les intérêts.

Parce que les prix peuvent être connus sur une base quotidienne, voire instantanée, ils constituent la meilleure cible de la politique monétaire dans le modèle de l'offre. Une règle des prix est supérieure à une règle de quantité. Mais tout comme une banque a besoin que Smith et Jones convertissent leurs engagements de biens et de vêtements en unités de compte communes, la banque centrale - l'autorité monétaire - ne peut pas maintenir l'étalon de valeur vis-à-vis d'un indice de biens et de crédits, de miches de pain, de billets d'avion et de promesses de biens et d'intérêts [C'est pourtant une idée similaire, consistant à remplacer l'or par un panier de biens, qui est l'idée originelle de Hayek quant à la privatisation de la monnaie. Cependant la garantie de remboursement est donnée pour les biens dans leur ensemble et non à un taux fixe pour chaque bien du panier, à l'inverse du principe du bimétallisme, qui conduit à la Loi de Gresham. Cf. "The Denationalization of money, the argument refined" (1978). NdT]. La banque centrale ne peut avoir qu'un seul article comme cible pour maintenir la stabilité du système pendant une durée donnée. Les États-Unis ont eu un étalon bimétallique de 1972 jusqu'à la Guerre de Sécession, le gouvernement garantissant le dollar à la fois en or et en argent, tout d'abord dans un rapport de 15 contre 1, puis de 16 contre 1. Mais comme les prix relatifs évoluent toujours, tout comme les étoiles évoluent dans les cieux autour de l'étoile polaire, un étalon double est intrinsèquement instable.

Comme représentant de l'ensemble des prix, le prix de l'or peut être maintenu indéfiniment en termes d'unités de papier, tant que le seul but de l'autorité monétaire est le maintien de l'unité de compte. L'autorité offre simplement d'acheter et de vendre des dollars à un taux fixe, par exemple 450 dollars l'once et, par la règlement quotidien des comptes - en satisfaisant les demandes de dollars ou d'or - il n'y a aucune erreur cumulative dans le système : pas de surplus ou de déficit de dollars, pas d'inflation ou de déflation. Le gouvernement proposerait, en fait, d'acheter un peu moins cher que le prix officiel, par exemple à 448 dollars, et de vendre à un peu plus, par exemple 452 dollars, et le marché privé de l'or pourrait continuer de se tenir entre ces "points d'or", comme on les appelle.

Quand le système fonctionne parfaitement, personne n'achète ni ne vend d'or par l'intermédiaire du gouvernement. Les instruments monétaires du gouvernement sont déployés pour empêcher que le prix de l'or n'atteigne ses "points". Le gouvernement augmenterait simplement la quantité de monnaie pour endiguer une arrivée persistente d'or, et diminuerait la croissance monétaire pour arrêter une fuite continue d'or. Si le prix de l'or se dirige vers 448 dollars, c'est l'indication d'un surplus d'or relativement aux dollars sur le marché, et le gouvernement doit acheter des obligations avec du liquide, injectant des dollars sur le marché pour modifier le rapport d'échange entre dollar et or. Si le prix de l'or approche les 452 dollars, c'est le signal d'un surplus de dollars relativement à l'or, et le gouvernement doit émettre des obligations contre du liquide pour ajuster le taux. La Banque centrale et le Trésor peuvent également utiliser d'autres instruments pour influencer le taux de l'or en dollar vers la direction souhaitée : en achetant ou en vendant des devises étrangères, augmentant ou diminuant ainsi la demande de dollars par rapport à la demande. La Réserve fédérale peut aussi accroître ou décroître le taux d'escompte, l'intérêt que les banques membres doivent acquitter, ce qui augmente ou diminue ainsi la volonté du marché de détenir des avoirs en dollars plutôt que de l'or. Ou la Réserve fédérale peut modifier son exigence de réserves, en augmentant le montant des réserves que les banques membres doivent détenir quand le prix de l'or approche les 452 dollars ou en diminuant ses exigences lorsque le prix se dirige vers les 448 dollars. Bien sûr, les quatre instruments doivent être utilisés dans le même sens, pour ne pas avoir d'effets opposés.

C'est ainsi que la Banque d'Angleterre a maintenu l'étalon-or pendant des siècles, avec un montant relativement faible d'or dans ses coffres. Si, après des décennies, des générations, des siècles, l'autorité monétaire n'a pas montré le plus faible désir de modifier la valeur de son unité de compte, la confiance du marché dans l'étalon de valeur augmente et le composante du taux d'intérêt liée au risque monétaire tend vers zéro. La confiance dans la Banque d'Angleterre avait atteint de tels sommets au milieu du dix-neuvième siècle qu'elle pouvait émettre des obligations perpétuelles, qui ne venaient jamais à échéance. Aux États-Unis, la confiance dans l'intégrité du dollar avait connu des hauteurs similaires au dix-neuvième siècle. Les chemins de fer pouvaient émettre des obligations à cent ans et la dette des entreprises avaient généralement une moyenne d'échéance de 40 ans à la fin du siècle [b].

Les États-Unis ont suspendu la convertibilité du dollar au cours de la Guerre de Sécession, donnant lieu à une inflation du billet vert. En 1903, Wesley Clair Mitchell, de l'Université de Chicago, a étudié cette expérience et en a conclu que la suspension de la convertibilité fut une erreur coûteuse de la part du gouvernement. L'émission de billets verts a plus augmenté la dette et les dépenses militaires (en raison de l'inflation) qu'elle n'a permis d'économiser en s'abstenant d'émettre un montant équivalent en obligations. "Le recours à une monnaie de papier ayant cours légal," écrit-il, "est la confession d'un profond désarroi financier et en tant que tel doit déprimer le marché des obligations. Par conséquent, aux pertes financières causées par l'augmentation des dépenses s'ajoute une deuxième perte provenant des termes défavorables dans lesquels le gouvernement doit vendre ses titres." [c]

Les implications des analyses de Mitchell sont importantes. Pour autant qu'il ait raison, cela suggère qu'il n'y a jamais de raison de modifier l'unité de compte : le gouvernement, en tant que débiteur principal, peut croire que cela arrange sa situation grâce la dévaluation monétaire, mais les effets négatifs cachés semblent toujours dépasser les supposés bénéfices superficiels.

Durant la seconde Guerre Mondiale, les États-Unis n'ont pas dévalué le dollar et ont maintenu sa définition par rapport à l'or. Les marchés du capital ont financé les énormes déficits à des taux d'intérêts de 2 pour cent. Le déficit pour l'année 1945 était de 22 pour cent du Produit National Brut et la dette publique des États-Unis était de 119 pour cent du PNB. Le marché savait que le gouvernement avait l'intention de rembourser les emprunts après la guerre avec le même étalon de valeur. Le point important de l'étalon-or est non pas le volume de l'or détenu dans les coffres du gouvernement, mais la confiance des gens dans le fait que leur gouvernement n'essaie pas de les arnaquer. Comme l'a expliqué en 1981 Robert Hall, du National Bureau of Economic Research, l'effet fondamental de l'étalon-or classique "provenait de la définition légale du dollar, et non du contrôle des réserves monétaires exercé par le gouvernement. Au fond, le même contrôle des prix aurait pu être obtenu simplement à partir de la définition du cours légal, sans aucun contrôle de la création privée de monnaie. De toute façon, il n'y eut jamais de tentative sérieuse de contrôler les dépôts bancaires, qui représentaient une partie croissante de la masse monétaire." [d]

Dès lors, l'argument selon lequel il y aurait "trop peu d'or" ou selon lequel l'Union soviétique ou l'Afrique du Sud "contrôlent l'offre d'or et donc notre système monétaire" n'est pas pertinent. Comme le système cherche seulement à maintenir la valeur d'un dollar - et par là à maintenir la qualité de tous les dollars - il n'a pas besoin de l'or russe ou sud-africain. Si les Russes apportent de grandes quantités d'or pour les échanger contre des dollars, nous pouvons fièrement accéder à leur demande en imprimant des billets verts, et attendre tranquillement que les billets repartent du marché privé pour venir s'échanger contre notre or. Et si aucun or russe n'entrait dans le système, si aucun or n'était découvert, l'unité de compte se maintiendrait dans un monde légèrement déflationniste que les opérateurs, les créanciers et les débiteurs prendraient en compte, les souffrances étant ainsi évitées.

Avec un étalon-or correctement construit et bien honoré, on observerait que la quantité mesurée de monnaie serait en croissance à un taux stable de l'ordre de 2 à 3 pour cent. Comme Lewis Lehrman l'a montré, la production totale d'or au cours du temps a augmentée d'environ 2 pour cent par an. [e] Comme les monétaristes modernes l'ont découvert, il est extrêmement difficile de gérer une offre de monnaie donnée en l'absence d'étalon-or, même pour de courtes périodes. Le public crée de nouvelles formes de monnaie aussi rapidement que les anciennes semblent être placées sous "contrôle". [Le lecteur francophone pourra lire le texte de Lehrman, "Le régime de l'étalon-or : la condition de stabilité du système monétaire internationale" publié dans les actes du colloque pour la commémoration du centenaire de la naissance de Jacques Rueff, (Jaques Rueff, Leçons pour notre temps, 1997, édité chez Economica, avec le concours du Commissariat général du plan), qui est suivi par une contribution de Robert Mundell, "Les difficultés d'un retour au régime d'étalon-or". NdT]

Ce qui peut être fait en l'absence d'étalon-or est cohérent avec le modèle de la demande. En dévaluant la monnaie, l'autorité monétaire peut "mettre de l'argent dans la poche" des débiteurs aux dépends des créanciers. Dans une économie en contraction, c'est une option politique que le politicien peut être forcé de prendre en compte. Mais ce n'est certainement pas une option qui puisse être répétée sur une grande échelle, parce qu'elle a l'effet peu ambitieux de décourager le prêt. Si les débiteurs de l'année dernière sont soulagés, les débiteurs de l'année en cours sont pénalisés par la restriction du crédit.

Dans la vision classique, le gouvernement ne peut pas accroître ou décroître la quantité de monnaie dans un sens réel. Tout ce qu'il peut faire par sa politique monétaire, c'est de changer la valeur de la monnaie, et en le faisant de changer les relations entre créanciers et débiteurs. Quand le gouvernement dévalue la monnaie, il récompense les débiteurs aux dépends des créanciers parce que les débiteurs sont alors délivrés de l'obligation de payer à leurs créanciers autant que prévu en termes de ressources réelles. Toutefois, les créanciers réclameront dès lors par conséquent des taux d'intérêts plus élevés, car ils s'attendent à ce que le gouvernement dévalue à nouveau.

Si le gouvernement change la valeur de la monnaie dans l'autre direction, causant son appréciation, les créanciers en tirent un bénéfice aux dépends des débiteurs, pour la raison opposée. Mais les débiteurs ne peuvent alors plus payer et les créanciers n'obtiendront pas ce qu'ils avaient engagé. Les taux d'intérêt montent pour compenser le risque accru de déflation. Ainsi, le gouvernement fait monter les taux d'intérêt, que sa politique soit inflationniste ou déflationniste, que le prix en dollars de l'or monte ou baisse - l'or étant le représentant de tous les biens réels.

En 1949, Ludwig von Mises a décrit ce processus avec précision lorsqu'il parlait de la déflation qui suivit le retour de la Grande-Bretagne à l'étalon-or, après les guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale, au cours d'avant-guerre. La description, dans son oeuvre maîtresse, Human Action, correspond à la situation des États-Unis et du dollar dans les années 1981-1982, quand le prix de l'or - qui tournait autour de 650 dollars en 1980 - tomba à un niveau de 300 dollars. Voila une déflation classique :

Les gens vivaient avec l'illusion que les maux causés par l'inflation pouvaient être guéris par une déflation ultérieure. Pourtant, le retour à la parité d'avant-guerre ne pouvait pas indemniser les créanciers pour les dommages qu'ils avaient subis, pour autant que leurs débiteurs avaient remboursé leurs anciennes dettes pendant la période de dépréciation de la monnaie. De plus, c'était une aubaine pour tous ceux qui avaient prêté durant cette période et un coup porté contre ceux qui avaient emprunté. Mais les hommes de l'État qui étaient responsables de cette politique déflationniste n'étaient pas conscient de l'importance de leur action. Ils n'arrivaient pas à voir des conséquences qui étaient, même à leurs yeux, indésirables. Et s'ils les avaient entrevues à temps, ils n'auraient pas su comment les éviter. Leur conduite des affaires a véritablement favorisé les créanciers aux dépends des débiteurs, et plus particulièrement les détenteurs d'obligations du gouvernement aux dépends des contribuables. Elle a aggravé la misère de l'agriculture britannique dans les années 1920 et, cent ans plus tard, le triste état des exportations britanniques. Néanmoins, ce serait une erreur de dire que ces deux réformes monétaires étaient le résultat d'un interventionnisme dont l'intention délibérée était une aggravation de la dette. L'augmentation de la dette était simplement la conséquence non voulue d'une politique visant d'autres buts. [f]

De même, les autorités monétaires des États-Unis semblaient ne pas avoir conscience du fait que le processus qu'ils appelaient "désinflation" en 1981-1982 était en réalité une déflation classique, qui a causé une vague mondiale de banqueroutes. Les individus, les entreprises et les nations qui avaient contracté en 1980 des grosses dettes en dollars, quand l'or était au-dessus de 600 dollars, furent écrasés par ces mêmes dettes quand l'or plongea vers les 300 dollars. Une autre façon de voir ce phénomène est la suivante : il est agréable d'avoir des dettes vis-à-vis du système bancaire lors d'une inflation, car si vous avez emprunté pour l'achat d'une maison le gouvernement vous permet légalement de n'en rembourser qu'une partie quand la signification de la monnaie change. Lors d'une déflation, le gouvernement vous oblige de rembourser plus qu'une maison, peut-être deux maisons, simplement en changeant la signification de l'unité de compte.

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Les modèles de la demande, comme nous l'avons vu, cherchent principalement à manipuler le montant de la monnaie que les gens dépensent. Pour terminer une récession, les économistes de la demande suggèrent d'utiliser des outils fiscaux ou monétaires pour mettre plus d'argent dans les coffres des entreprises ou dans les poches des consommateurs. Pour arrêter l'inflation, au contraire, ils réclament de maintenir la masse monétaire dans des limites fixes. Face à la fois à une inflation chronique et à une stagnation, l'approche de la demande est paralysée, intrinsèquement incapable de traiter l'un des deux problèmes sans faire empirer l'autre.

Newsweek écrit que "dans la théorie des économistes de l'offre, dépenser pour une usine ou un équipement devrait créer une activité économique et créer la demande..." [g] C'est une confusion typique, qui essaie de faire rentrer de force l'analyse des économistes de l'offre dans un modèle de la demande. Les modèles de l'offre, par définition, ne s'occupent pas des dépenses ou de la demande. A la place, l'accent est mis sur le producteur, sur la façon d'enlever les obstacles à la production et à l'échange. Les gens produisent pour consommer, apportant des biens sur le marché pour les échanger contre ce que les autres produisent. En termes réels, la demande est l'offre - la production des biens et des services offerts en échange.

Une monnaie qui garde sa valeur au cours du temps - une unité de compte fiable - est essentielle pour ceux qui offrent une production future contre quelque chose qui a de la valeur aujourd'hui. Quand la valeur future du dollar est très incertaine, les taux d'intérêts montent pour couvrir le risque et la production baisse pour ne s'adapter qu'aux transactions à court terme.

Les économistes de l'offre se préoccupent de la qualité de la monnaie, pas de sa quantité. Personne, sauf le marché dans son ensemble, ne peut jamais connaître combien ou quel type de monnaie est approprié pour financer une expansion sans inflation. Définir le dollar en quantité d'or rend sa valeur prévisible, facilitant les contrats à long terme comme les obligations et les hypothèques. Maintenir une unité de compte stable n'est pas seulement la plus importante fonction de la politique monétaire, c'est surtout le seul résultat positif qu'elle peut accomplir. L'étalon-or assure à lui seul que le dollar est "aussi bon que l'or," en le rendant convertible en or à un prix fixe.

"La politique est dépassée," écrit Robert Mundell, "quand on utilise une théorie plus obsolète que nécessaire, et la théorie est en retard quand les politiciens doivent développer leurs propres théories ad hoc ou compter sur leur intuition." [h] Les modèles de la demande, dans leurs versions fiscalistes et monétaristes, sont incapables de guider les politiciens vers une réponse simultanée au traumatisme de l'inflation et du chômage.

Dans des chapitres ultérieurs [du livre The Way The World Works], nous verrons combien les politiciens contemporains ont été confondus par le modèle obsolète de la demande dans une ère de stagflation. Auparavant, cependant, nous examinerons une période préalable du vingtième siècle, lorsque les impôts progressifs sur la valeur ne dominaient pas encore, afin de comprendre une contraction économique massive sans inflation.

Notes

[a] Roy W. Jastram, The Golden Constant, the English and American Experience, 1560-1976 (New York: John Wiley and Sons, 1977)

[b] Benjamin Klein, "Our New Monetary Standard: The Measurement and Effects of Price Uncertainty," Economic Inquiry, décembre 1975.

[c] W.C. Mitchell, "The Greenbacks and the Cost of the Civil War," in The Economic Impact of the Civil War, ed. Ralph Andreano (Cambridge: Schenkman Publishing, 1962), p. 75.

[d] Robert Hall, "Explorations in the Gold Standard and Related Policies for Stabilizing the Dollar," NBER Conference, février 1981.

[e] Lewis Lehrman, "The Case for the Gold Standard," monographie (New York: Morgan Stanley, mai 1981), p. 25.

[f] Ludwig von Mises, Human Action (Chicago: Regnery, 1966), p. 784.

[g] Newsweek, 4 janvier 1982.

[h] Robert A. Mundell, Monetary Theory, (Santa Columba, 1971), p. 77.


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