Article paru le 28 octobre 1999 sur le site de Jude Wanniski en anglais sur Internet.
par Jude Wanniski
traduit par Hervé de Quengo
Demain, c'est le 70ème anniversaire du Krach de 1929 à la bourse de Wall Street, l'événement le plus important et le plus cataclysmique du 20ème siècle. Suivi par les politiques parsemées de bourdes des gouvernements de Hoover et Roosevelt, ainsi que par des erreurs politiques à l'étranger, le Krach a frayé le chemin de la Grande dépression, de la montée d'Hitler et des autres puissances de l'Axe, ainsi que de la deuxième Guerre mondiale. Jusqu'à ce que je découvre la cause du Krach en effectuant des recherches pour mon livre de 1977, les théories sur les raisons de ce Krach comportaient toutes la notion de "bulles spéculatives", d'un type ou d'un autre. Ce qui revient à dire que le marché serait en lui-même inefficace et l'ensemble des gens ordinaires qui l'embrasse serait à blâmer. Ma découverte fut de comprendre que la Loi sur les tarifs douaniers de Smoot et Hawley (Smoot-Hawley Tariff Act) de 1930 a pu être la cause du Krach d'octobre 1929. Bien que mon livre The Way the World Works ne fut publié qu'en avril 1978, le Wall Street Journal publia une adaptation du chapitre 7 le 28 octobre 1977, il y a 22 ans aujourd'hui. Je voulais utiliser cette adaptation demain, pour ma leçon hebdomadaire de la "Supply Side University", mais j'ai décidé que demain j'expliquerai pourquoi la théorie rivale la plus populaire du krach boursier est erronée, ce qui répète la leçon du 19 décembre 1997.
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28 octobre 1977
La chute du marché était loin d'être finie ; elle continua sa baisse exaspérante pendant presque trois années, pour atteindre le fond avec un niveau de 41 en juillet 1932. Mais ce fut la dernière semaine d'octobre 1929 qui resta marquée dans la conscience américaine. Après une décennie de boom et de prospérité sans précédent il y eut soudain la panique, la peur, et un trou béant dans le tissu américain. La fête était finie.
Pourquoi ?
L'explication suivante de Jude Wannisiki, rédacteur du Wall Street Journal est une adaptation de son futur livre "The Way the World Works : How Economies Fail, and Succed," (Comment marche le monde : comment l'économie échoue ou réussit), qui sera publié le printemps prochain [1997, NdT] chez Basic Books. (©1977, Jude Wanniski.)]
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L'explication la plus courante du Krach est que le marché était surévalué, victime de spéculateurs insouciants qui ont d'une manière ou d'une autre perdu le sens de la réalité dans la course folle au profit rapide. Mais cette explication n'a jamais été convaincante, que ce soit empiriquement ou logiquement. Il n'y a pas de raison de définir un marché comme étant "sous-évalué" ou "surévalué". Pour tout vendeur, il y a toujours un acheteur, à un prix donné. La Bourse, particulièrement la Bourse de New York, est trop importante pour être manipulée par un groupe d'individus. A tout moment, elle est au bon prix.
Techniquement, c'est la valeur du capital des Etats-Unis que mesure le marché, en absorbant l'information et en la traduisant en une évaluation des actions du marché. Le marché donne une valeur à chaque entreprise cotée à la Bourse, en se basant sur les revenus futurs de l'entreprise.
IL faut appuyer sur l'adjectif "futur". Le marché ne reflète pas les événements du passé mais les probabilités d'événements futurs. Il anticipe. D'après des études sur les distributions de dividendes des titres, nous savons que le prix d'une action individuelle commence à monter, relativement aux autres actions, à peu près 12 mois avant la distribution. Au moment de l'annonce de la distribution, plus rien ne se passe. Le marché a déjà escompté l'événement.
Les nouvelles politiques sont l'information la plus importante qui arrive au marché. Les changements des valeurs économiques sous-jacentes ont tendance à être lentes. Mais les nouvelles politiques sont volatiles, parce qu'elles peuvent changer instantanément et dramatiquement les revenus futurs d'une entreprise dont les actions sont cotées à la Bourse. Le 22 novembre 1963, par exemple, le jour de l'assassinat du préseident Kennedy, l'indice tomba de 22 points. Après avoir reconnu que la transition présidentielle eut réussi, l'indice regagna tout le terrain perdu le jour suivant et gagna 11 points supplémentaires. Si l'on accepte ce modèle rationnel du comportement de la Bourse, il est logique de croire que la Bourse était à son maximum de 1929 au niveau où elle devait être, et que le krach fut le résultat d'une formidable erreur issue de quelques esprits politiques.
En particulier, il faudrait d'abord chercher une explication dans la politique fiscale, l'action du gouvernement qui affecte le plus les revenus futurs. B. Laffer de l'Université de Californie du Sud (University of Southern California) a décrit la "part" des impôts entre ce que les travailleurs produisent avec leurs efforts et les récompenses qu'ils ont le droit de garder. Un changement de la part future se reflètera rapidement sur le marché boursier. Une baisse de 150 points du Dow Jones s'arrêta le 29 mai 1962, à midi, quand parvint à la Bourse la nouvelle annonçant que le gouvernement Kennedy proposerait une réduction des impôts, réduction qui encouragea la reprise de l'économie dans les années 60. Les valeurs industrielles gagnèrent 50 points cet après-midi.
En analysant l'histoire de 1929, il n'y a pas eu d'augmentation dramatique de la part des impôts intérieurs qui puisse expliquer l'effondrement du marché. Mais il y a aussi une part internationale - l'impôt sur les échanges internationaux. Et dans ce domaine il y eut un événement dramatique, l'accélération politique de ce qui est considéré actuellement comme la législation économique la plus désatreuse du siècle. Le Grand Krach de 1929 a anticipé la Loi sur les tarifs douaniers de Smoot et Hawley de 1930. Le déclin calamiteux du lundi 28 octobre et du mardi 29 octobre ont eut lieu immédiatement après l'effondrement la coalition sénatoriale qui était la dernière barrière aux tarifs douaniers.
Pour comprendre le krach, il faut donc revenir à l'époque du boom des années 20. La forte hausse du marché sous Coolidge se produisit pour de bon en 1924. L'indice industriel, qui avait mis quatre années pour passer du niveau de 90 à 106 points dans la première partie des années 20, atteignit 134 points à la fin de 1924, 181 points à la fin de 1925 et, après une pause en 1926, 245 points à la fin de 1927. Ce n'étaient pas des gains sur papier, "spéculatifs", car il s'agissait d'une époque de croissance phénoménale de la valeur du capital national. Entre 1921 et 1929, le PNB monta de 69,6 milliards à 103,1 milliards de dollars. Et comme les prix baissaient, la production réelle augmentait encore plus vite.
Le boom a coïncidé avec de grandes réductions d'impôts. Pour payer la Première Guerre Mondiale, l'impôt sur le revenu était monté jusqu'à un taux de 77% sur les revenus supérieurs à 1 million de dollars. Lors des élections de 1920, Warren Halding, plaidant pour un retour à la normale et une baisse des impôts, gagna par la plus grande marge de l'histoire américaine jusqu'alors rencontrée.
Le Secrétaire du Trésor de Harding, Andrew Mellon, mit en place une baisse d'impôt - le taux le plus élevé fut réduit à 56% en 1921 puis à 46% en 1922. Comme cette réduction dans la part nationale était en partie compensée par une légère augmentation des tarifs douaniers soutenue également par le gouvernement, l'expansion économique ne fut que modérée. Mais après la mort de Harding, Calvin Coolidge réussit à devenir Président et il reprit rapidement les arguments de Mellon pour de plus importantes réductions des impôts.
Comme Coolidge l'expliqua dans un discours au Club National Républicain de février 1934 : "Une prospérité croissante demande que le plus grand montant possible du surplus du revenu soit investi dans une entreprise productive sous la conduite des compétences personnelles les meilleures. Ce ne sera pas le cas si les récompenses d'une telle action sont largement prélevées par la taxation." Comme il devint de plus en plus clair en 1924 que la proposition de loi sur les impôts de Coolidge, réduisant le taux le plus élevé à 25%, avait suffisament de soutien pour être votée, la Bourse commença sa hausse sans précédent.
Il est intéressant de noter que la Grande Bretagne, qui ne fit rien pour réduire l'impôt très progressif introduit pendant la Première Guerre Mondiale, n'a pas connu du tout de boom penant les années 20. Au contraire, l'Italie sortit d'une rude contraction économique pour une rapide expansion en 1923 quand Mussolini réduisit fortement les taux d'imposition personnelle de la guerre et baissa les tarifs douaniers et les taxes intérieures. Les Français, sous la coalition de centre droit formée par Poincaré, mit fin à une crise financière en 1926 en diminuant de moitié le taux général de l'impôt sur le revenu, passant pour les taux les plus élevés de 60% à 30%.
La richesse apporte malgré tout ses propres problèmes. Aux Etats-Unis, en particulier, les fermiers furent touchés par la baisse des prix agricoles qui fit tant pour l'augmentation du niveau de vie du reste de la population. Le Parti républicain, en 1928, considéra ce phénomène comme quelque chose à corriger par l'action gouvernementale et décida d'essayer d'ajuster le déséquilibre de richesse entre la campagne et la ville en augmentant les tarifs douaniers protectionnistes sur les produits agricoles. Depuis le début, les Etats-Unis ont imposé des tarifs douaniers protectionnistes comme source de revenu et comme protection des nouvelles industries. Mais c'était une chose d'imposer des tarifs douaniers quand les Etats-Unis étaient une petite nation débitrice (et la plus grande part du revenu des tarifs était utilisée pour rembourser la dette publique, ce qui signifiait à son tour une baisse des impôts nationaux futurs). C'en était une autre d'imposer des tarifs quand, à cause de la Première Guerre Mondiale, les Etats-Unis étaient devenus la nation la plus créditrice du monde.
Aussi tragique que puisse être la situation du fermier marginal, aucun argument politique ou économique du Parti républicain ne pouvait justifier les tarifs douaniers. En restreignant les possibiltés des étrangers à vendre leurs biens aux Etats-Unis, les Républicains rendait plus difficile aux étrangers le remboursement de leur dette envers les E.-U. et leurs importations de nos biens. Au cours du temps les tarifs douaniers ont essentiellement le même impact inhibiteur sur l'investissement et le commerce qu'une hausse des impôts.
Herbert Hoover signa le projet de loi de Smoot et Hawley le 16 Juin 1930, mais la Bourse commença à anticiper la Loi dès décembre 1928.
Le marché fut frappé par un double coup en l'espace de quelques jours. Le 5 décembre, après la clôture de la Bourse, Coolidge annonça qu'il n'y aurait plus de baisse d'impôt dans le prochain budget. La Bourse baissa de 11 points le lendemain. Elle perdit à nouveau 8 points supplémentaires le jour suivant quand il se dit que le Comité des différents Moyens (House Ways and Means Committee) avait prévu des séances de 14 sous-comités pour décider des tarifs douaniers, et que ces séances concerneraient tous les biens et pas seulement l'agriculture.
Il y avait cependant de nombreuses oppositions à des tarifs plus élevés et le marché continua bientôt son ascension, atteignant 300 points à la fin de l'année et continuant à monter jusqu'au 23 mars 1929, quand les véritables problèmes commencèrent. Les séances sur les tarifs étaient en cours, Hoover avait été nommé le 4 mars et le 24 mars, un dimanche, le monde apprit la muvaise nouvelle en page 2 du New York Times : Le sénateur Jack Watson, leader du Sénat républicain, prévoyait dans une interview qu'il serait difficiel de limiter l'augmentation des tarifs sur les produits agricoles. Les sénateurs, notait-il, étaient inondés de demandes de traitement similaires par les industries de leurs propres régions. Le Lundi, la Bourse chuta à nouveau fortement.
Il y avait d'autres mauvaises nouvelles le mardi 26 mars. Les élus de New York et de la Nouvelle Angleterre demandèrent à Hoover d'augmenter les tarifs douaniers sur la soie, le coton et les matières apparentées. La Bourse s'effondra avec un volume record (8 246 740 actions), même si une amélioration tardive endigua la vague.
De façon intéressante, bien que le New York Times et d'autres journaux suivaient de près les séances sur les tarifs et l'activité de la Bourse, bien sûr, les deux n'étaient pas reliées. Un titre typique du Times le 26 mars : "Le prix des actions baisse fortement alors que la monnaie monte de 14%." La première page fait de la restriction du crédit la principale responsable de la vente des titres ; il n'y est fait aucune mention des affaires de tarifs douaniers, bien qu'un article séparé sur les tarifs soit présent en page 19. La référence à la "monnaie" montant de 14% ne se réfère qu'à des prêts de liquididés à des individus qui avaient acheté des actions et qui devaient lever de l'argent frais pour couvrir leurs comptes. Les taux à long terme ne montaient pas. Le Times et les autres journaux insistaient pour relier les taux monétaires et le prix des actions jusqu'au Krach d'octobre.
L'opposition à la bombe des tarifs commençait à se matérialiser au Sénat et il apparut qu'une combinaison de Républicains progressistes et de Démocrates prévaudrait sur la vielle garde des Républicains protectionnistes. Une procédure de vote avant les vacances d'été semblait le confirmer et la Bourse, rassurée, recommença à monter, atteignant 381 points le 3 septembre. Le Dow Jones ne devait plus revoir ce niveau pendant plus d'un quart de siècle.
La baisse des semaines suivantes fut méthodique : le 10 octobre, le marché descendit à 352 points. Le 22 octobre, le marché gagna 6 points après la nouvelle que les forces anti-tarifs avaient gagné lors d'un vote test sur les tarifs du secteur chimique. Mais le 23 octobre, une heure avant la clôture, le désastre éclata : le marché baissa de façon sensationnelle de 21 points après l'annonce que la coalition anti-tarif avait échoué sur la question des taux sur les carbures. Les taux sur les carbures étaient en eux-mêmes relativement sans importance ; la clé était la vulnérabilité des forces anti-tarif. Cependant, la coïncidence remarquable ne fut pas remarquée dans les journaux du lendemain.
Le mardi 24 octobre, les forces anti-tarif connurent un nouvel échec ; les tarifs sur la caséine augmentèrent de 87%. John Kenneth Galbraith, dans son livre, "The Great Crash - 1929," décrit ce jour à Wall Street :
"La panique ne dura pas toute la journée. Ce fut un phénomène des premières heures...Pendant un certain temps les prix étaient fermes. Le volume des transactions, cependant, était très important, et bientôt les prix commencèrent à baisser. A nouveau le télescripteur prenait du retard. Les prix chutèrent de plus en plus vite et le télescripteur était de plus en plus en retard. A onze heures le marché dégénéra en une ruée sauvage et folle de vente. Dans les salles de conseil bondées du pays tout entier le télescripteur parlait d'un effondrement épouvantable...A onze heures trente le marché connaissait la peur aveugle et implacable. Ce fut, de fait, la panique."
L'après-midi, néanmoins, les forces anti-tarif s'étaient rassemblées et introduisaient des amendements baissant les taux sur d'autres produits chimiques. La Bourse se resaisit et clôtura avec une perte de seulement 6,5 points.
Le lundi suivant le Times du matin annonça la pire des nouvelles selon laquelle la coalition était rompue et que la coalition pro-tarif était gagnante. Ce n'était pas seulement le sénateur Smoot qui prédisait que le projet de loi survivrait. C'était aussi le sénateur Borah, jusqu'alors le leader des forces anti-tarif, qui disait penser que "c'était en train de devenir un bon projet". Pire encore, le leader démocrate Simons annonçait que les Démocrates ne feraient rien pour éliminer le projet, que les Républicains devaient prendre toutes leurs responsabilités.
Lors des cotations du jour, le Dow Jones perdit 38 points dans ce que le Times appela une "débandade nationale afin de se débarrasser [de ses actions]".
Le jour suivant, le mardi noir, le Dow Jones chuta de 30 points supplémentaires, à 230 points, tous les rapports en provenance de Washington semblant avoir pour but d'assurer à la Bourse que le projet de loi sur les tarifs ne serait pas abandonné. Le chef de la majorité sénatoriale, Watson, se plaignit même que les retardements dus au Parti démocrate pouvaient être rendus responsables du Krach de la Bourse !
Le 13 novembre, la Bourse toucha le fond, atteingant le niveau le plus bas de l'année : 198 points. Une baisse surprise de 1% des impôts annoncée par Mellon consolida le marché - il remonta jusqu'à 263 points à la fin décembre. Mais le Sénat sortit son travail sur les tarifs au printemps malgré les protestations vigoureuses des partenaires commerciaux des E.U. ; il y avait encore une chance que Hoover opposât son veto au projet de loi.
Le 13 juin, le Sénat appouva par deux votes la mesure d'augmentation des tarifs douaniers sur plus de 1000 articles et envoya le projet de loi à Hoover. A cette nouvelle, la Bourse chuta de 14 points à 230 points, exactement le niveau le plus bas du mardi noir d'octobre 1929. Hoover signa le projet et les actions chutèrent à nouveau. La baisse de la Bourse ne s'arrêta que lorsque Roosevelt, un ennemi des tarifs, fut nommé par les Démocrates en 1932
La plupart des Présidents qui n'effectuent qu'un mandat n'ont le temps que pour une décision vraiment désastreuse. Herbert Hoover en produisit deux. Après avoir entravé le commerce international, il s'évertua en 1932 d'étrangler l'économie intérieure en proposant au Congrès une mesure pour ramener le taux de l'impôt sur le revenu de 25% à 63% en ajoutant également des taxes sur le commerce. Son but était de réduire le déficit budgétaire des 18 derniers mois, causé par le ralentissement des rentrées fiscales. Avec l'aide importante des Démocrates, le Congrès approuva la hausse des impôts.
Sous Roosevelet, la conduite économique des affaires ne fut que légèrement améliorée, car même si lui et son parti écornaient la Loi de Smoot et Hawley, ils augmentaient toujours et encore la taxation intérieure durant les huit années suivantes et la dépression se prolongea jusqu'à la guerre.
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