Introduction aux principes fondamentaux de l'économie politique

Librairie de Médicis — 1948 (deuxième édition)

par Richard von Strigl

traduit par P. Ochwald

 

Chapitre VIII — Le sens de la politique économique

 

1. La politique économique "idéale"

Comment serait menée la politique économique si, d'après un dicton bien connu, "les sages étaient rois et les rois étaient des sages" ? Nous ne pourrions donner de réponse générale pour la simple raison que toute une série de circonstances touchant à la situation déterminée du pays, à ses rapports politiques ou autres avec les États voisins, à sa vie sociale, entreraient en ligne de compte pour déterminer cette politique. Néanmoins, nous pouvons en tracer ici une esquisse qui montrera ses possibilités et les effets de diverses tendances.

Il est fort probable que les sages se proposeront en premier lieu, comme but de leur politique économique, le développement du bien-être de leurs peuples. Certes, d'ordinaire, on attend des sages encore autre chose, et pourtant il faudra reconnaître que cette façon de fixer un but est plausible, tout au moins comme cas-limite, qui aura surtout son importance si, dans une période de grande misère, on fait passer en premier lieu, avant d'autres buts à atteindre, le bien-être du peuple. Le moyen qui s'impose pour atteindre les buts ainsi tracés par cette politique (de la sagesse) est la liberté de l'économie, qui maintient ouverte, pour chaque moyen de production, la voie du "plus grand rendement".

Cela résulte d'abord de notre démonstration générale (comparez pages 76 et suivantes). Mais ce raisonnement général est-il directement applicable à une politique économique concrète ? Il y aurait beaucoup à répondre : nous retiendrons seulement le fait le plus saillant. La théorie économique considère les éléments économiques comme mobiles, sans aucune limite. Mais dans le monde réel, une telle mobilité n'existe pas, non plus que la possibilité complète de faire passer les moyens de production d'un emploi à un autre. C'est d'abord le cas pour le travail humain (et autant pour la main-d'oeuvre des ouvriers proprement dits que pour celle des artisans travaillant à leur compte). Cette main-d'oeuvre est spécialisée dans un travail précis, et souvent, on ne peut pas facilement la diriger vers un autre genre d'occupation. C'est aussi le cas du capital une fois investi, qui a aussi pris une forme "spécifique" qui exclut une transformation en une autre forme de capitaux, et qu'on ne peut plus diriger vers d'autres utilisations. Les propriétaires de ces moyens de production difficiles à déplacer, ou difficilement transformables, peuvent être gravement lésés à chaque changement de l'économie du pays. Et néanmoins, la protection de ces moyens de production, dont l'emploi spécifique serait assuré, ne peut pas augmenter le rendement de l'économie nationale. L'impossibilité d'utiliser ces moyens de production dans une économie libre provient simplement de ce qu'ils ne peuvent pas rapporter un revenu. Ils sont donc "sans valeur", puisqu'ils ne "rapportent" aucun "revenu". Une transformation, une nouvelle direction de l'économie, provenant d'une mesure de politique économique — par exemple d'un tarif protectionniste — assurant à de tels moyens un revenu, représente, pour les raisons déjà exposées, une réduction du rendement de la production. Mais, pour le développement futur de l'économie du pays, il sera très important que la protection de tels moyens de production, spécifiquement déterminés, ait aussi pour résultat que des moyens semblables continuent à être créés (par exemple, on continuera à former des ouvriers qualifiés pour tel métier). Ainsi, continuellement, des moyens de production seront détournés de l'emploi où ils auraient eu le meilleur rendement.

La question de ces moyens de production spécialisés pourra devenir aiguë pour chaque nouvelle tendance ou transformation économique. Si on leur refuse alors la protection, on lèse leurs propriétaires. Si on les protège, c'est "au détriment de l'ensemble" de la communauté. Dans ces circonstances, si la politique économique veut concilier son but, qui est de pousser au meilleur rendement, avec une aide à ceux que lèsent les transformations économiques, le meilleur moyen pour y arriver ne consistera pas à accorder une protection pour utilisation médiocre de ce matériel dans la production générale, mais bien à donner des indemnités. En pareil cas, la direction de la politique économique pourra le faire d'autant plus facilement que la libre mobilité des moyens de production permettra une augmentation de leur rendement. Il ne faudrait pas conclure de là que nous dépeignons ici la politique de subventions directes, avec maintien des mesures de protection, comme étant la politique des sages.

La politique économique s'appliquera à éviter les charges sur les prix. Elle cherchera donc à se procurer ce qui est nécessaire au maintien de l'appareil de l'État (et de toute façon, pour ses mesures de secours), en premier lieu au moyen d'impôts supportés par les revenus, et même, du point de vue de la justice, principalement par les gros revenus. Si ces revenus ne suffisent pas, les impôts qui élèveront les prix ne seront introduits que dans la mesure tout à fait indispensable.

Mais le gouvernement des sages ne s'occupera pas seulement de poursuivre son but de bien-être populaire dans un "sens matériel" — à moins qu'il ne se trouve en face d'un état de misère matérielle pénible. La formule de la richesse matérielle est certes tout à fait opposée au but cherché. En principe, il s'agit de permettre à chaque particulier d'atteindre — en période de bien-être général croissant — les buts qu'il recherche, suivant l'abondance des biens disponibles, et cela plus facilement qu'il ne le prévoyait. En un certain sens, ces buts seront "matériels" ou non ; cela dépendra des circonstances, et surtout de la tenue morale et culturelle de la population. Les sages sauront que la richesse seule ne rend pas les hommes heureux, que la richesse croissante n'a pas contribué à augmenter le bonheur de l'humanité, que, si le bien-être général augmente, cela suscite toujours de nouveaux besoins qui, d'abord, paraissent un luxe, puis deviennent besoins courants de l'existence. Après quoi, le désir d'avoir encore plus de satisfactions agit toujours plus fort. Nous ne pouvons pas examiner ici toutes ces tendances, ni étudier quels sont les buts divers que poursuivent les États dans leur politique économique, ni quelle image du monde on s'est faite lorsqu'on se les est proposés. Si ces buts ainsi fixés comportent une politique influençant l'économie du pays, ils représentent du point de vue de l'approvisionnement matériel une "charge" pour l'économie en empêchant les particuliers d'obtenir ce qu'ils se sont, eux, proposés. Si, par exemple, pour des buts de puissance politique il faut assurer la marche d'une certaine industrie dans le pays, et si, pour le même but ou pour d'autres visées, on tient pour avantageux d'entretenir une population agricole assez dense et ayant de solides traditions de travail, ou si l'État exige des ressources importantes pour des buts variés qu'il s'est fixés, buts qui, le cas échéant, dépasseront de beaucoup ce qu'on peut atteindre sans augmenter les frais, tout cela exercera sur l'économie une action qui se répercutera sur le rendement des moyens de production, et nuira au bien-être général de la population. Cela ne peut ni ne doit ici être interprété comme une critique de ceux qui se fixent de semblables buts à atteindre : Les buts ainsi définis peuvent paraître si précieux aux yeux de l'observateur, ainsi qu'à ceux de la partie saine du peuple, que la charge qui pèsera de ce fait sur la production se justifiera. Certains buts à atteindre procurent, pourrait-on dire, un "revenu idéal" en retour de ces charges, et cela justifie ces charges, bien que tout s'accomplisse au détriment de ce que les humains voudraient atteindre sans cela avec leur activité économique particulière. Mais plus ces desseins des États prennent de l'importance pour une économie, plus ils pèsent lourdement sur l'activité générale, et plus on approche de la limite où il faut reconnaître que les buts à atteindre ainsi représentent une pression trop forte pour le genre de vie des populations, et que les véritables "besoins de l'économie nationale" méritent d'être mieux reconnus. Et cela, d'autant plus que les autres buts deviennent alors plus difficiles à atteindre, lorsque les biens fournis par l'économie se raréfient, sans parler de ce que, dans tel ou tel cas, ce qui est aujourd'hui une charge pour l'économie peut au contraire se révéler demain comme un moyen de la développer.

Ces mesures que prendra la politique économique pour "développer" l'activité du pays rencontreront dans leur application pratique les plus grandes difficultés. La construction de routes et d'autres moyens de trafic, l'utilisation des deniers publics pour des buts culturels, les dépenses pour les écoles et autres institutions sont des mesures fort défendables du point de vue politique ou culturel. Elles peuvent aussi en même temps, si elles sont judicieusement choisies, signifier pour plus tard un développement de rendement des moyens de production. En ce cas, l'encouragement à l'économie est un but secondaire qu'on se donne à côté des autres buts politiques à atteindre. Mais si on avait l'intention de consacrer des moyens de production au développement économique, sans égard à d'autres buts, ce serait sans doute intéressant de comparer les dépenses engagées dans ce but avec le résultat obtenu. Dans ce cas, il faudrait tenir compte que ceux qui supportent les frais, les contribuables, qui sont, finalement, tous intéressés à l'économie, sauf si l'impôt n'est prélevé que sur le revenu d'un groupe limité de gens, ne se confondront sans doute pas entièrement avec le cercle peut-être limité des bénéficiaires. Si l'on désire y consacrer des sommes provenant du trésor public, cela pourra se faire surtout dans deux cas. Ou bien, l'union des intéressés, pour des raisons d'organisation, n'est possible que dans le cadre de l'État ou d'autres organisations territoriales, ou bien il est impossible à tous les intéressés, soit directement soit indirectement de consacrer des fonds à un investissement, c'est-à-dire à une opération d'épargne. Mais la question de savoir dans quelle mesure l'emploi de certaines sommes qui, aujourd'hui, représentent une charge, sera justifié par un succès futur, la question de savoir s'il faut charger la génération actuelle au profit de la génération qui suivra, ne pourra de nouveau pas être résolue d'après des points de vue "purement économiques". Avant de décider ce qu'on doit faire dans ce domaine, il faudrait toujours calculer ou estimer ce qu'on pourra obtenir, et tenir compte de tous les effets que pourra amener la poursuite d'un certain but, en liaison avec d'autres desseins.

Sera-t-il possible aux hommes qui dirigent la politique générale et la politique économique d'un pays d'agir réellement suivant ces principes, et de fonder sur eux la conduite des affaires du pays ? Ne verrons-nous pas se produire des fautes humaines, des erreurs d'ignorance, d'autres provenant de ce qu'on ne voit pas nettement la manière dont se feront sentir les effets des mesures prises, ni l'importance de ces effets, des fautes découlant de l'incertitude dans la détermination des buts à atteindre, et des hésitations dans les mesures d'exécution ? Et ces buts importants qu'on se propose d'atteindre ne passeront-ils pas au second plan, lorsqu'apparaîtront un jour des besoins inattendus ? ne passeront-ils pas après des mesures produisant un résultat momentané, sans qu'on voie apparaître ailleurs le dommage qu'elles causeront ? Nous entrons là dans la réalité de la politique économique. Mais avant d'y pénétrer plus avant, nous traiterons encore brièvement d'une question qui passe pour l'une des plus importantes de toute cette science.

Les sages qui dirigent l'économie d'un pays resteront-ils fidèles à la "liberté du trafic économique", ne préféreront-ils pas passer à une économie "dirigée par un centre" ? Dans nos démonstrations, nous avons basé nos arguments sur les nécessités naturelles qui jouent dans les rapports économiques, tandis que nous considérions tout le reste — monopoles, concurrence limitée, etc. — comme s'écartant de ce que serait le trafic économique normal. Nous n'avons pas parlé du cas d'une économie entièrement dirigée par un centre, théoriquement possible (et, comme se serait le cas pour une économie "complètement libre", impossible à concevoir dans ses dernières conséquences autrement que comme une construction purement théorique). Cette économie ainsi dirigée serait une "mise en société" des moyens de production dont disposerait un centre de direction unique. Les problèmes théoriques généraux d'une pareille économie peuvent se déduire sans grande difficulté de ce que nous avons déjà exposé. Nous nous contenterons de dire ici que tout ce que nous avons dit des conditions de la production s'appliquera aussi à cette organisation économique, et que tout ce qui concerne la formation des prix se traduirait là en une "estimation", une "valorisation" des marchandises par l'organe central de direction. Au reste, toutes les questions qui se rattachent à cette forme d'économie tombent en dehors du domaine de l'actualité politique et économique en vue de laquelle cet ouvrage a été écrit. De même, en général, toutes les questions qui traitent d'un changement dans la répartitions des biens. Là, nous dirons également que les avantages attendus par certains milieux influencés par diverses tendances sociales, avantages qui proviendraient d'une autre répartition des richesses, sont probablement très exagérés, et que le résultat qu'on pourrait atteindre par de telles mesures resterait bien en arrière d'autres succès qui pourraient être obtenus sans changement dans la propriété, en dirigeant judicieusement la politique économique. Disons maintenant quelque chose de la direction centrale de l'économie en elle-même.

On peut concevoir un système rationnel d'économie à direction centralisée, exactement comme on conçoit un système de trafic économique sans direction spéciale. Une direction "idéale" de l'État choisira entre les deux systèmes suivant des directives qui n'auront probablement rien à voir avec le point de vue économique. Il ne faudrait surtout pas qu'on se décide d'après l'opinion très répandue qu'il faut préférer une organisation, quelle qu'elle soit, à un état "non réglementé". Si l'on veut calculer les chances de succès de l'un ou de l'autre système, on devra prévoir que chacun travaillera en pratique avec de "faux frais". Dans le trafic économique libre, les erreurs et les fautes des dirigeants se feront sentir tout autant que dans une économie organisée. Dans les deux cas, il y a impossibilité de calculer tout à fait exactement. Très probablement, des circonstances produiront de plus fortes défaillances dans une économie dirigée par un pouvoir central. De plus, les principes de la responsabilité individuelle et de la recherche du gain, qui sont essentiels dans une économie basée sur l'échange (libre), ne se retrouveraient guère dans une économie à direction centralisée. Il n'existe aussi aucune raison de croire que le revenu de l'ouvrier dans une économie organisée serait plus élevé que dans une économie libre. On a vu surgir bien des utopies qui décrivent un état de choses où la population d'un État devient très riche, ou ne manque de rien, mais remarquons ceci : La construction d'une économie dans laquelle — avant tout — une immense richesse en capitaux permet un plus fort rendement du travail, peut être tout à fait correcte. Mais c'est une erreur manifeste de prétendre que l'abondance de biens provient d'une certaine organisation de l'économie, et n'est pas la conséquence d'une grande richesse. Jamais on ne se demande comment sera acquise la grande richesse, qui, dans les constructions utopiques, doit tellement accroître le bien-être du peuple. Le plus souvent, on ne voit pas du tout que c'est la limitation de l'abondance des capitaux qui rend impossible un accroissement du bien-être. Du point de vue du succès à attendre économiquement, le choix des dirigeants se porterait donc plutôt sur une économie de trafic. Peut-être en serait-il autrement, si des fautes de la politique économique, et peut-être des charges trop fortes, diminuaient le rendement de cette économie de trafic, au point que seul un niveau de vie trop bas de la population serait possible. Il faudrait alors déplacer la question et se demander s'il faut choisir, non pas entre une économie libre en principe, avec politique économique laissant à désirer et une économie à direction centrale bien menée, mais entre une bonne et une mauvaise politique économique. Et ainsi se posera la question pour toute personne qui, reconnaissant la valeur de la personnalité, se refusera à accepter la domination du Moloch de la collectivité économique.

2. Intérêt particulier et bien public

Une politique économique moderne se fixera comme but tout ce que nous avons considéré dans notre esquisse de la politique économique "idéale". Elle tendra à élever le bien-être du peuple, et voudra aussi favoriser plus ou moins d'autres tendances, toujours aux dépens du bien-être qu'on aurait obtenu sans cela (ou au moins de celui qu'on pourrait atteindre pour le présent). Mais deux circonstances empêcheront que, dans la réalité, une politique économique tiennent compte des exigences "idéales" : d'un côté, le fait que nous n'avons pas toutes les connaissances et les certitudes que suppose une façon entièrement raisonnable d'agir pour arriver au but proposé, et de l'autre, le fait que dans l'économie elle-même se développent des forces qui détournent toujours plus la politique économique de la voie qui mène à se buts normaux.

Le plus souvent, les connaissances des faits économiques manquent, et les idées erronées de l'économie vulgaire gardent trop d'influence. Mais ce n'est pas tout : Même si on possède la notion exacte des faits, on ignore trop souvent la grandeur qu'atteindront les répercussions des mesures prises. Trop souvent, on entreprend quelque chose dont on sait vaguement que cela aura certains effets "nuisibles", et on n'estime pas leur importance avec certitude, surtout si des répercussions défavorables se composent de beaucoup de charges d'apparence minuscule, qui s'additionnent. Cette lacune prendra une importance extrême si on tient compte du second fait. Pour mettre en train la politique économique, il s'agit de satisfaire d'abord les demandes de protection qui émanent de l'économie. Souvent ces demandes seront déguisées ; on parlera de protection de la communauté économique, dans un intérêt général, ou tenu pour tel. De même lorsque les dirigeants de la politique économique reconnaîtront que certains intérêts privés devraient être développés au détriment du bien-être général, ils seront obligés trop souvent de se plier à ces réclamations, parce qu'ils sont en fin de compte liés eux-mêmes aux velléités et aux tendances qui se font jour dans la population, et aux intérêts qui s'adressent à eux. Expliquons plus en détail comment on en arrive à exercer pareille pression sur la conduite de la politique économique.

Dans une économie libre idéale, sous le régime de la concurrence, il n'y a sur le marché qu'un seul principe de sélection, la lutte des prix. Un prix s'établit, celui qui peut acheter à ce prix achètera, celui qui peut vendre à ce cours, vendra. Mais le producteur, qui subit des pertes à un certain cours, ne pourra plus continuer la lutte de la concurrence après un certain temps. Il doit abandonner. dans toute lutte sociale, c'est un principe quelconque de sélection qui décide. Dès lors, celui qui devra succomber en vertu d'un premier principe de sélection pourra tenter de changer la décision à son avantage, en faisant appel à un autre principe. Le boxeur qui est sur le point d'être vaincu peut tirer un couteau et poignarder son adversaire. Quant à savoir si c'est licite, c'est une question de moeurs et de droit pénal, qui n'a rien à voir avec l'efficacité du principe de sélection appliqué au combat. Ou bien dans l'économie, celui qui court le risque de succomber dans la lutte pour la concurrence, peut aussi avoir recours à des moyens de concurrence illicite, ou même empoisonner son concurrent. Mais un autre moyen de s'en tirer, sans employer des procédés immoraux, et qui peut dans bien des cas intervenir sans grandes difficultés, c'est l'aide de l'État. On réclame l'aide de l'État contre la concurrence qui vous est supérieure. Les formes sous lesquelles cette aide va intervenir sont des plus variées : charges plus fortes imposées à la concurrence, défense de faire des prix plus bas, défense ou difficultés accrues de s'adresser à une certaine production, enfin subvention à une production, sous des formes tout à fait diverses ; et bien d'autres procédés sont encore possibles. L'adversaire contre lequel se tourne alors l'intervention de l'État est très souvent le producteur étranger ; souvent c'est une grande entreprise industrielle de l'intérieur, qui a une supériorité d'exploitation, et aussi enfin la concurrence "latente" de ceux qui pourraient organiser une production dans des conditions plus favorables. Si la politique économique a pris l'habitude de donner ainsi des secours à ceux que la ruine menace, on ne peut plus tracer facilement de limite entre tel cas et d'autres. C'est ainsi qu'on protégera en fait un certain bénéfice extraordinaire, et que, finalement, la protection reviendra à l'incapable contre le capable.

In comprend aussi, pour bien des raisons, qu'une politique économique même s'efforçant loyalement de bien faire, accordera aussi une à des particuliers. (Nous ne parlons pas ici du cas toujours possible de la corruption politique.) Voici ce qui peut se produire :

1. L'intérêt particulier qui a besoin d'aide n'est pas toujours celui d'une personne privée, ou d'un seul employeur. Souvent il s'agit de protéger toute une branche de la production. Même pour une seule entreprise, il y a les intérêts des ouvriers qui y sont occupés, ceux des fournisseurs et d'autres personnes qui s'y rattachent ; il y a aussi les intérêts de la localité où l'exploitation a son siège, etc. Ainsi, l'intérêt particulier devient l'intérêt de tout un grand groupement, au sein de la communauté, d'un groupement auquel on ne croit pas devoir refuser une protection (en pratique, par une élévation des prix d'un produit ; c'est ce qui a lieu en général), si cette charge semble petite en regard du grand dommage qui menace ce groupe et si, surtout, les autres intérêts qui vont être lésés ne sont pas organisés et ne peuvent pas se faire utilement entendre.

2. Depuis que, dans le développement de la grande industrie, le capital a pris une importance toujours plus grande, la protection d'une entreprise apparaît maintenant comme la protection d'une part de la richesse nationale. Celui qui voit tout ce que représentent de grands bâtiments industriels et des machines, ne pourra pas facilement ouvrir son esprit au raisonnement de la pensée "de la théorie de l'imputation" qui énonce que la plus grande installation ne représente de valeur que lorsqu'elle procure une rémunération, mais qu'elle est une charge pour toute l'économie du pays, un passif, lorsque, pour la conserver, la communauté nationale doit s'imposer des sacrifices directs (par exemple des subventions), ou indirects (sous forme d'élévations des prix). C'est précisément le rattachement des intérêts privés à des immobilisations de capitaux qui a toujours donné une certaine énergie de choc, un dynamisme, à ces réclamations de secours.

3. Il est certes humainement compréhensibles, que les intérêts cherchant protection trouvent des relations fort diverses à l'aide desquelles ils chercheront à donner à leurs prétentions particulières l'apparence d'un intérêt général. Nous ne verrons pas intervenir alors uniquement de prétendus buts économiques (un des mots à effet les plus fréquemment entendus sera la protection de l'industrie du pays contre la concurrence étrangère : c'est un argument tout à fait faux, puisque la protection durable de telle ou telle production nationale cause un désavantage aux intérêts économiques de la communauté et puisque l'on obtient ainsi non une amélioration mais une aggravation des conditions de production indigène, par suite de la protection accordée à des industries qui ne peuvent soutenir une concurrence normale). Très souvent aussi on entendra d'autres arguments qui font allusion à d'autres buts : indépendance vis-à-vis de l'étranger pour des motifs politiques, etc. Trop souvent, on a constaté que seul le désir de servir des intérêts privés a amené la politique générale du pays à se donner semblables buts.

4. Et voici un fait particulièrement important : Trop souvent, le refus de soutenir une industrie signifie sa disparition rapide, et trop souvent cela frappera beaucoup de producteurs privés, par exemple des paysans, des artisans, cela obligera à des transformations, à de nouvelles expériences, pour lesquelles tout le monde n'est pas nécessairement doué ; souvent le niveau social de milieux anciennement établis se trouve ainsi abaissé surtout si on doit les considérer comme possédant ou représentant des moyens d production difficiles à déplacer. Des troubles dans la société et l'économie sont ainsi provoqués. Or, jamais la raison d'État ne pourra se dérober à la nécessité de protéger encore et toujours certains milieux conservateurs dans la population du pays. A la longue, aucun pays n'admettra plus, du point de vue social, qu'il lui faille supporter des bouleversements économiques sans qu'on lui impose aucune limite. Dès lors, la politique de la protection des intérêts s'enlise dans un domaine qui dépasse de loin les régions purement économiques. La protection de certains intérêts rentrera toujours dans la politique d'un certain conservatisme auquel personne ne pourra dénier sa justification, sa légitimité. Et celui qui, suivant ses préférences personnelles, préférerait même une très grande liberté de mouvements dans ce domaine, ne pourra sans doute pas tirer les dernières conséquences de cette attitude personnelle, s'il y réfléchit sérieusement, et sera obligé de reconnaître qu'un certain conservatisme s'impose aussi dans le domaine économique, et cela dans une mesure plus ou moins large.

Mais sommes-nous vraiment en présence d'interventions qui domineraient de vastes domaines de la politique économique, pour des intérêts privés ? On ne pourra répondre à cette question en se basant sur ce que les dirigeants de la politique économique disent des buts qu'ils se proposent, ni même sur ce qu'ils pensent à ce sujet. Celui qui veut y répondre observera ce qui se passe en réalité. Il trouvera que l'intervention voulant protéger des intérêts particuliers sera toujours présentée comme faite en vue du bien-être général, et il devra reconnaître que les moyens employés ne valent rien pour arriver à ce résultat. Une économie comportant des interventions pour intérêts particuliers ne peut plus compter comme économie libre, pas plus qu'un combat au couteau n'est un match de boxe. Notre observateur découvrira aussi des interventions faites toujours dans le même but, — protection d'intérêts particuliers, — et étayés par des arguments qui sont bien éloignés de l'économie. On ne pourra pas toujours dire quel était le véritable dessein qui a commandé les mesures ainsi prises. Mais cela n'a pas d'importance. Qu'on ait à cette occasion voulu poursuivre d'autres buts, qu'on ait même réussi à les atteindre, cela revient au même : dans le domaine économique, les suites d'une pareille direction de la politique seront toujours un appauvrissement.

Jetons un regard sur l'histoire économique des derniers siècles ; nous voyons de toute évidence que des périodes de forte intervention étatiste ont alterné avec d'autres, où l'économie a joui d'une liberté plus étendue. Et, tout aussi clairement, on voit que les temps où les interventions dominaient étaient en général des périodes de maigre abondance, ou de pauvreté, tandis que les temps où l'économie jouissait d'une plus grande liberté de mouvements, étaient aussi ceux où les richesses augmentaient, et où l'on ne manquait de rien. Nous n'avons pas à étudier ici quelles étaient les causes du changement effectué par la politique agissant dans un sens ou dans un autre, ni à nous demander si une pression plus violente de l'interventionnisme a été, dans les temps difficiles, la cause de la réduction des richesses ; ni si des circonstances extérieures quelconques, qui auraient pesé sur l'économie, ont été prétexte à des interventions toujours plus étendues de la puissance étatiste. Dès qu'on voit introduire des mesures renforcées pour protéger des intérêts particuliers, cela signifie toujours un rétrécissement, une gêne, dans les phénomènes économiques. Ce sera un nouveau prétexte pour réclamer de nouvelles mesures de ce genre, et la gêne toujours croissante aura pour effet d'inciter de nouveaux intéressé à demander de l'aide. Il a toujours été fort difficile de sortir de cette ornière. L'histoire montre qu'on y est arrivé parfois, lors de pénibles secousses révolutionnaires. Mais une augmentation du bien-être ne pourra jamais être obtenue que lorsque les moyens de production pourront chercher à nouveau, dans une liberté plus grande, la voie où ils trouveront l'utilisation qui en tirera le plus fort rendement.

La politique économique de l'État oscillera probablement toujours entre les deux extrêmes d'une accentuation plus forte de la liberté économique, et d'une prépondérance de l'interventionnisme. Si quelqu'un voulait tenter de mettre en pratique la conviction que le libre jeu des moyens de production garantit un bien-être plus grand que la protection d'intérêts particuliers, s'il voulait plaider ainsi pour une politique de liberté économique qu'il considérerait comme la seule juste, il défendrait une cause perdue d'avance. La politique générale et la politique économique se proposeront toujours d'autres buts que ceux du bien-être de la population, elles se rallieront ainsi toujours, sous la pression des intérêts particuliers, mais également pour d'autres raisons, à une politique d'intervention qui cherchera à maintenir ce qui existe. La science économique n'a pas le droit de s'ériger en juge qui voudrait connaître tous les buts possibles qui entrent en ligne de compte. Elle ne peut que montrer quelle action l'une ou l'autre des politiques pratiquées aura certainement sur les événements.

Quant à l'attitude qu'adoptera chacun de nous vis-à-vis des questions économiques, elle dépendra certes d'abord des intérêts personnels. C'est compréhensible, c'est humain. Bien peu de gens seront capables de servir des tendances idéalistes en gardant leur indépendance vis-à-vis de leurs intérêts privés. Celui qui aura acquis des idées bien éclairées sur les rapports qui existent entre l'économie et les forces qui apparaissent dans la lutte pour l'existence du combat économique reconnaîtra toutefois que, parmi tous les conflits d'intérêts divers qui se déroulent, l'un aura toujours une importance tout à fait primordiale. D'un côté se trouvent ceux qui ont à défendre des positions établies, parce que le mouvement de l'économie et l'adaptation à des circonstances modifiées devra les léser, — de l'autre, seront ceux auxquels seule la plus grande liberté de mouvement permettra d'utiliser au maximum leurs capacités au sein de la vie économique. Nous ne pensons pas que la politique économique doive, dans le conflit qui les sépare, prendre parti sans réserve. Le contraste entre le désir d'assurer ce qui existe, et la tendance à avancer impétueusement ne sera souvent pas reconnaissable, il se dissimulera derrière d'autres apparences, et ne se montrera pas au premier plan du jeu des forces sociales. Mais ce contraste existera toujours. La position hésitante prise par la politique économique dans ce conflit, au cours de l'histoire, aura des répercussions bien plus grandes sur la formation de l'économie que l'attitude qu'on aura prise pour d'autres questions, auxquelles les discussions quotidiennes attribuent une importance exagérée. Mais il y une chose qui conservera toujours sa valeur : Dans une nation saine, la jeunesse ne peut être avec ceux qui voient leur intérêt dans le maintien de ce qui existe, mais seulement avec ceux auxquels appartient l'avenir.


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