Justice et taxation

extrait de Power and Market (1977, Sheed Andrews and McMeel, Inc. Chapitre 4, 135-138)

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Impôt juste et juste prix

Pendant des siècles, avant que la science économique ne soit développée, les hommes ont cherché un critère pour le "juste prix" [concernant cet aspect de l'Histoire économique, voir notamment Economic Thought before Adam Smith de Rothbard, NdT]. De toutes les possibilités innombrables et presque infinies parmi les myriades de prix quotidiennement déterminés, quel modèle doit-il être considéré comme "juste" ? Peu à peu on réalisa qu'il n'y avait aucun critère quantitatif de justice qui puisse être déterminé objectivement. Supposons que le prix des oeufs soit de 50 cents la douzaine, quel est le "juste prix" ? Il est clair, même pour ceux qui (comme l'auteur de ces lignes) croient à la possibilité d'une éthique rationnelle, qu'aucune science ou philosophie éthique possible ne peut fournir de mesure ou de critère quantitatif de justice. Si le Professeur X dit que le "juste" prix des oeufs est de 45 cents et que le Professeur Y dit qu'il est de 85 cents, aucun principe philosophique ne permet de trancher entre les deux. Même le plus fervent anti-utilitarien doit admettre ce point. Les diverses affirmations ne sont que des caprices purement arbitraires.

L'économie, en esquissant le modèle ordonné du processus d'échange volontaire, a montré clairement que le seul critère objectif pour dire qu'un prix est juste est qu'il soit le prix du marché. Car le prix du marché est, à tout instant, déterminé par les actions volontaires et mutuellement consentantes de tous les acteurs du marché. C'est la résultante objective de toutes les évaluations individuelles subjectives et de toutes les actions volontaires, et donc le seul critère objectif existant pour une "justice quantitative" du phénomène d'établissement des prix.

Pratiquement plus personne ne cherche explicitement le "juste prix" et on reconnaît généralement que toute critique éthique doit être adressée qualitativement à l'encontre des valeurs des consommateurs, et non portée contre la structure quantitative des prix que le marché établit sur la base de ces valeurs [Rothbard est optimiste, on rencontre tout de même régulièrement, notamment parmi les analphabètes qui sont au gouvernement français, la prétention totalitaire d'imposer le niveau des prix pour l'essence (M. Fabius), pour les médicaments (Mme. Aubry), etc. NdT]. Le prix du marché est donc le juste prix, les préférences du consommateur étant données. De plus ce juste prix est le véritable prix concret du marché, pas le prix d'équilibre, qui ne peut jamais être établi dans le monde réel, ni le "prix compétitif", qui n'est qu'une création de l'imagination.

Si la recherche du juste prix a pratiquement cessé dans les publications des travaux économiques, pourquoi la recherche d'un "impôt juste" continue-t-elle avec une vigueur non diminuée ? Pourquoi les économistes, particulièrement scientifiques dans leurs volumes, deviennent-ils soudain des moralisateurs ad hoc quand se pose la question de la taxation ? L'économiste ne prend dans aucun autre domaine de sa spécialité une position plus grandiosement éthique.

Il n'y a absolument aucune objection à discuter des concepts éthiques quand ils sont nécessaires, pourvu que l'économiste soit conscient que (a) l'économie ne peut établir aucun principe éthique par elle-même - elle ne peut que fournir comme données des lois de l'existence au spécialiste de l'éthique ou au citoyen ; et (b) que tout emprunt à l'éthique doit être fondé sur un ensemble cohérent et logique de principes éthiques, et pas être introduit furtivement dans le genre "eh bien, tout le monde doit être d'accord avec ceci..."[le lecteur attentif de mon site comparera le point de vue de Rothbard avec la position d'Anthony de Jasay dans sa proposition de reformulation d'un libéralisme strict, NdT]. Les hypothèses mielleuses d'un accord universel sont une des habitudes les plus irritantes de l'économiste devenu moralisateur.

Ce livre ne cherche pas à établir des principes éthiques. Il réfute, néanmoins, des principes éthiques pour peu qu'ils soient insinués, de manière ad hoc et sans analyse, dans les traités d'économie. Un exemple est la recherche habituelle de "canons de justice" pour la taxation. La première objection à ces "canons" est que les auteurs doivent tout d'abord établir le caractère juste de la taxation elle-même. Si ce ne peut être prouvé, et pour l'instant cela n'a pas été prouvé, il est évidemment stérile de chercher un "impôt juste". Si la taxation elle-même est injuste, il est clair qu'aucune répartition de sa charge, même la plus ingénieuse, ne peut être déclaré juste. Ce livre n'offre aucune doctrine sur la justice ou l'injustice de la taxation. Mais nous exhortons les économistes soit à oublier le problème de "l'impôt juste" ou, au moins, à développer un système éthique complet avant de s'attaquer de nouveau au problème.

Pourquoi les économistes n'abandonnent-ils pas la recherche de "l'impôt juste" comme ils ont abandonné la recherche du "juste prix" ? L'une des raisons est que le faire aurait des conséquences malvenues pour eux. Le "juste prix" a été abandonné en faveur du prix du marché. "L'impôt juste" peut-il être abandonné en faveur de l'impôt du marché ? Évidemment non, car il n'y a pas de taxation sur le marché et il est donc impossible de mettre en place un impôt qui dupliquerait le fonctionnement du marché. Comme nous verrons plus loin [Si vous voulez savoir, achetez le livre ! NdT], il n'existe pas "d'impôt neutre" - un impôt qui laisserait le marché libre et sans perturbation - tout comme il n'existe pas de monnaie neutre. Les économistes et les autres peuvent essayer d'approcher la neutralité, dans l'espoir de perturber aussi peu que possible le marché, mais ils ne pourront jamais pleinement réussir.

Coûts de collecte, commodité et certitude

Même la maxime plus élémentaire ne doit pas être acceptée sans critique. Il y a deux siècles Adam Smith a proposé quatre canons de justice au sujet de la taxation, canons que les économistes ont répétés depuis lors [1]. L'un d'eux concerne la distribution du fardeau de la taxation et sera traité en détail plus loin [A nouveau, si vous voulez savoir, comment, achetez le livre ! NdT]. Le canon peut-être le plus "évident" était l'injonction de Smith à limiter les coûts de collecte au "minimum" et donc à lever les impôts selon ce principe.

Une maxime évidente et inoffensive ? Certainement pas ; ce "canon de justice" n'est pas évident du tout. Car le bureaucrate employé à collecter l'impôt tendra à favoriser l'impôt avec des coûts administratifs élevés, nécessitant de ce fait le plus d'emplois bureaucratiques coûteux. Pourquoi devrions-nous dire que ce bureaucrate a tort ? La réponse est que ce n'est pas possible, et que pour affirmer qu'il a évidemment" tort", il serait nécessaire de s'engager dans une analyse éthique qu'aucun économiste n'a daigné entreprendre.

Une autre remarque : si l'impôt est injuste pour d'autres raisons, il serait plus juste d'avoir des coûts administratifs élevéq, car il y aurait alors moins de risques que les taxes soient pleinement collectées. S'il est facile de collecter l'impôt, alors ce dernier causera plus de dommages au système économique et plus de distorsions à l'économie de marché.

La même remarque peut être faite sur un autre des canons de Smith : lever un impôt de telle sorte que le paiement soit commode. Ici encore, cette maxime semble évidente, et elle contient certainement une grande part de vérité. Mais certains pourraient soutenir qu'un impôt devrait être malaisé à payer pour inciter les gens à se rebeller et à forcer une baisse du niveau de taxation. De fait, ce fut l'un des arguments principaux des "conservateurs" pour préférer l'impôt sur le revenu à un impôt indirect. La validité de cet argument n'est pas discutée ici ; ce qu'il faut retenir est qu'il n'est pas évident qu'il soit faux et donc que ce canon n'est ni plus simple ni plus évident que les autres.

Le dernier canon de Smith en matière de juste taxation est que l'impôt doit être prévisible et non arbitraire, afin que le contribuable sache ce qu'il devra payer. Ici encore, une analyse plus poussée démontre que cette recommandation n'est pas évidente. On pourrait soutenir que le contribuable bénéficie de cette incertitude , parce qu'elle rend la demande plus flexible et permet de corrompre le percepteur. Ceci est au bénéfice du contribuable tant que le prix du pot-de-vin est moindre que celui de l'impôt qu'il aurait dû payer sinon. De plus, il n'y a pas de façon d'établir une certitude à long terme, car les taux de taxation peuvent être changés par le gouvernement à tout instant. A long terme, la certitude du niveau de taxation est un but impossible.

Un argument similaire peut être opposé à l'idée qu'il "devrait" être difficile d'échapper à l'impôt. Si un impôt est coûteux et injuste, l'évasion fiscale peut être un grand bénéfice pour l'économie, et il peut être moral de l'encourager.

Ainsi, aucun des canons prétendument auto-évidents de la taxation n'est un véritable canon. De certains points de vue éthiques ils sont corrects, de certains autres ils ne le sont pas. L'économie ne peut pas décider entre ces points de vue.

Note

[1] Adam Smith, La Richesse des nations (pp. 777-79 dans l'édition américaine de la Modern Library 1937). Voir aussi Hunter et Allen, Principles of Public Finance pp. 137-40.


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