Les statistiques, talon d'Achille du gouvernement

Publié dans The Freeman, (juin 1961, pp. 40-44).

Texte repris dans le recueil "The Logic of Action" (tome II)

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Nous sommes vraiment dans l'Age de la Statistique. Dans un pays et à une époque qui vénèrent les données statistiques, considérées comme super-"scientifiques" et nous offrant les clés de toute connaissance, un grand stock de données de tout genre se déverse sur nous. Pour la plupart, elles proviennent du gouvernement. Bien que les agences privées et les sociétés commerciales recueillent et publient effectivement certaines données statistiques, elles sont limitées aux besoins précis d'industries particulières. La grande masse des statistiques est réunie et disséminée par le gouvernement. Les statistiques générales de l'économie, les données populaires du "produit national brut" qui permettent à chaque économiste d'être un devin des affaires économiques, viennent du gouvernement. En outre, de nombreuses statistiques sont les retombées d'autres activités gouvernementales : les données sur les impôts viennent du service des impôts, les estimations du chômage viennent des départements d'assurance-chômage, les données du commerce extérieur viennent des douanes, les statistiques bancaires sortent de la Réserve fédérale [la Banque centrale américaine], etc. Et, puisque de nouvelles techniques statistiques sont développées, on crée de nouvelles divisions des ministères du gouvernement pour les apurer et les utiliser.

L'éclosion des statistiques gouvernementales est pour le libertarien la source de plusieurs maux évidents. Tout d'abord, il est clair que bien trop ressources sont dirigées vers la collecte et la production de statistiques. Étant donné un marché totalement libre, le montant des ressources de travail, de matières premières et de capital consacrées aux statistiques diminuerait et ne représenterait qu'une petite fraction du montant actuel. On a estimé que le gouvernement fédéral dépense à lui seul plus de 43 millions de dollars pour les statistiques et que le travail statistique emploie plus de 10 000 fonctionnaires du gouvernement à plein temps [1].

Les coûts cachés des déclarations forcées

Deuxièmement, la grande masse des statistiques est récoltée par la coercition gouvernementale. Ceci ne veut pas seulement dire qu'elles sont le résultat d'activités non souhaitées. Cela veut dire aussi que le vrai coût de ces statistiques est, pour le public américain, bien plus grand que le simple montant des impôts qui est dépensé par les agences du gouvernement. L'industrie privée et le consommateur privé doivent supporter les coûts pesants que réclament ces statistiques : noter ce que l'on fait, remplir des formulaires, etc. Et ce n'est pas tout : ces coûts obligatoires imposent un fardeau relativement important aux petites entreprises, qui sont mal équipées pour faire face aux montagnes de paperasseries administratives. Ainsi, ces statistiques apparemment innocentes détruisent les petites entreprises et aident à rigidifier le système commercial américain. Une "Task Force" [détachement spécial] de la Commission Hoover a trouvé par exemple, que :

Personne ne sait combien il en coûte à l'industrie américaine de compiler les statistiques que demande le gouvernement. L'industrie chimique à elle seule rapporte qu'elle dépense 8,85 millions de dollars pour fournir les rapports statistiques réclamés par les trois ministères du gouvernement. L'industrie des services dépense 32 millions de dollars par an pour préparer des rapports pour les agences du gouvernement...

Tous les utilisateurs industriels de cacahouètes doivent fournir leur consommation au Ministère de l'agriculture... Suite à l'intervention de la Task Force, le Ministère de l'agriculture a accepté que, désormais, seuls ceux qui consomment plus de dix mille livres par an devront rendre des comptes...

Si de petites modifications sont faites dans deux formulaires, dit la Task Force, une industrie pourrait à elle seule économiser 800 000 dollars par an lors des déclarations statistiques.

De nombreux employés de l'industrie privée s'occupent à rassembler les statistiques du gouvernement. C'est particulièrement pesant pour les petites entreprises. Le propriétaire d'une petite quincaillerie de l'Ohio a estimé que 29 pour cent de son temps est absorbé à remplir des formulaires. Assez fréquemment, les gens qui ont affaire au gouvernement doivent garder plusieurs tomes afin de répondre aux demandes diverses et variées des agences fédérales [2].

Autres objections

Mais le libertarien a d'autres raisons importantes, et moins évidentes, de regarder les statistiques du gouvernement avec consternation. Non seulement la collecte et la production des statistiques vont au-delà de la fonction gouvernementale de défense des personnes et de la propriété [en 1961, Rothbard parlait donc d'une fonction gouvernementale ! Par la suite il n'en reconnaîtra aucune. NdT] ; non seulement les ressources économiques sont gaspillées et allouées de travers ; non seulement les contribuables, l'industrie, les petites entreprises, et le consommateur sont accablés d'impôts. Mais, de plus, les statistiques sont, au sens profond, une donnée critique pour toutes les activités interventionnistes et socialistes du gouvernement. Le consommateur individuel, dans ses activités quotidiennes, a peu besoin de statistiques ; grâce à la publicité, aux informations données par des amis et à sa propre expérience personnelle, il découvre ce qui se passe sur les marchés qui l'entourent. C'est pareillement vrai pour l'entreprise. L'homme d'affaires doit également juger son marché particulier, déterminer les prix qu'il doit payer pour ce qu'il achète et ceux qu'il doit fixer pour ce qu'il vend, doit tenir une comptabilité pour estimer ses coûts, etc. Mais aucune de ses activités ne dépend vraiment de la collecte des faits statistiques recueillis par le gouvernement fédéral sur l'économie. L'homme d'affaires, comme le consommateur, connaît et apprend son marché particulier au travers de son expérience quotidienne.

Les bureaucrates, tout comme les réformateurs étatistes, sont toutefois dans une situation complètement différente. Ils sont résolument hors du marché. Donc, afin de pouvoir se placer "dans" la situation qu'ils essaient de planifier et de réformer, ils doivent obtenir une connaissance qui n'est pas celle de l'expérience personnelle et quotidienne. La seule forme que puisse prendre une telle connaissance est celle des statistiques [3]. Ces dernières sont les yeux et les oreilles du bureaucrate, du politicien, du réformateur socialiste. Ce n'est que grâce aux statistiques qu'ils peuvent connaître l'économie, ou du moins avoir une idée sur ce qui s'y passe [4]. Ce n'est que grâce à elles qu'ils peuvent trouver combien de vieilles personnes sont rachitiques, combien de jeunes gens ont des caries, ou combien d'Esquimaux ont des peaux de phoque en mauvais état - et donc ce n'est que grâce aux statistiques que ces interventionnistes découvrent qui a "besoin" de quoi dans toute l'économie, et combien d'argent fédéral doit être canalisé dans telle ou telle direction. Et il est certain que ce n'est que grâce aux statistiques que le gouvernement peut faire une tentative, même intermittente, de planifier, de réguler, de contrôler ou de réformer les diverses industries - ou d'imposer la planification centrale et la socialisation du système économique dans son entier. Si le gouvernement ne recevait aucune statistique sur les chemins de fer, par exemple, comment diable pourrait-il même commencer à réguler les tarifs des chemins de fer, leurs finances et toutes les autres affaires ? Comment le gouvernement pourrait-il imposer un contrôle des prix s'il ne savait même pas quels biens ont été vendus sur le marché, et à quels prix ? Les statistiques, répétons-le, sont les yeux et les oreilles des interventionnistes : du réformateur intellectuel, du politicien et du bureaucrate gouvernemental. Retirez ces yeux et ces oreilles, détruisez ces guides critiques de la connaissance, et toutes les menaces d'intervention du gouvernement sont presque complètement éliminées [5].

Sans statistiques, la bureaucratie s'évanouirait

Il est vrai, bien sûr, que même privé de toute connaissance statistique sur les affaires de la nation, le gouvernement pourrait encore essayer d'intervenir, de taxer et de subventionner, de réguler et de contrôler. Il pourrait essayer de subventionner les personnes âgées même sans avoir la moindre idée sur leur nombre et sur leur lieu de résidence ; il pourrait essayer de réguler une industrie sans même savoir combien elle compte d'entreprises et sans aucune autre donnée de base ; il pourrait essayer de réguler le cycle des affaires sans même savoir si les prix ou l'activité commerciale montent ou descendent. Il pourrait essayer, mais il n'irait pas bien loin. Le chaos absolu serait trop patent et trop évident même pour la bureaucratie, et certainement pour les citoyens. Et ceci est d'autant plus vrai que l'une des raisons principales avancée en faveur de l'intervention du gouvernement est qu'il "corrige" le marché, rendant le marché et l'économie plus rationnels. A l'évidence, si le gouvernement est privé de toute connaissance sur les affaires économiques, il ne pourrait même pas y avoir de prétention de rationalité dans l'intervention gouvernementale. Il est certain que l'absence de statistiques détruirait de façon absolue et immédiate toute tentative de planification socialiste. Il est difficile de voir ce que, par exemple, les planificateurs centraux du Kremlin pourraient faire pour planifier les vies des citoyens soviétiques s'ils étaient privés de toute information, de toute donnée statistique sur ces citoyens. Le gouvernement ne saurait même pas à qui donner des ordres, encore moins comment essayer de planifier une économie complexe. [C'est bien pourquoi l'URSS s'est effondrée de l'intérieur, incapable de suivre la course aux armements qu'avait lancée Reagan. L'économie ne fonctionnant plus du tout, seul un état de misère peut continuer, comme à Cuba sous Castro, en Corée du Nord, ou en Afrique sous les divers socialistes, etc. Les dirigeants de ces pays arrivent à faire perdurer le triste sort de leurs sujets en copiant les techniques développées dans le monde capitaliste, et en bénéficiant des aides de leurs amis socialistes des pays développés. On n'insistera jamais assez sur le caractère doublement abject du socialisme (qu'il soit pratiqué par un Jospin ou copié par un Chirac), qui dépouille les citoyens (ou les étrangers) qui travaillent dans des pays développés (la France par exemple) pour payer leurs amis parasites : fonctionnaires et syndicalistes parmi les concitoyens, chefs d'Etat et dictateurs à l'extérieur (Afrique par exemple). NdT]

Ainsi, de toutes les mesures qui ont été proposées au cours des ans pour contrôler et limiter le gouvernement, ou pour faire reculer ses interventions, la simple et peu spectaculaire abolition des statistiques gouvernementales serait probablement la plus profonde et la plus efficace. Les statistiques, si vitales à l'étatisme, sont aussi le talon d'Achille de l'Etat.

Notes

[1]. Cf. Neil Macneil et Harold W. Metz, The Hoover Report 1953-1955 (New York, Macmillan 1956), pp. 90-91 ; Commission on Organization of the Executive Branch of the Governement, Task Force Report on Paperwork Management (Washington D.C., Juin 1955) ; et idem, Report on Budgeting and Accounting (Washington D.C., Février 1949).

[2]. Ibid., pp. 90-91.

[3]. Sur les défauts des statistiques comparées à la connaissance personnelle de tous les participants sur le marché libre, voir la discussion éclairante de F.A. Hayek dans Individualism and th Economic Order (Chicago : University of Chicago Press, 1948), chapitre 4. Voir aussi Geoffrey Dobs, On Planning the Earth (Liverpool : K.R.P. Pubs., 1951), pp. 77-86.

[4]. Dès 1863, Samuel B. Ruggles, délégué américain au Congrès International de la Statistique de Berlin, déclarait : "Les statistiques sont les yeux de l'homme d'Etat, lui permettant d'inspecter et de scruter, avec une vision claire et complète, la structure de l'économie et du corps politique dans son entier." Pour plus de renseignements sur les relations entre les statistiques - et les statisticiens - et le gouvernement, voir Murray N. Rothbard, "The Politics of Political Economists : Comment," Quarterly Journal of Economics (Novembre 1960), pp. 659-665 [Repris dans "The Logic of Action", tome II]. Voir aussi Dobs, On Planning the Earth.

[5]. "La politique du gouvernement dépend de beaucoup de connaissances détaillées sur l'emploi, la production et le pouvoir d'achat de la Nation. L'expression de la législation et du progrès de l'administration... la surveillance... la régulation... et le contrôle... doivent être guidés par la connaissance d'une grande étendue de faits pertinents. Aujourd'hui comme jamais auparavant, les données statistiques jouent un rôle majeur dans le contrôle des activités du gouvernement. Les administrateurs ne font pas que faire des plans à la lumière des faits connus de leur domaine d'intérêt, mais doivent aussi avoir des rapports sur les progrès effectifs obtenus dans l'accomplissement de leurs buts." Macneil et Metz, Report on Budgeting and Accounting, pp.91-92


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