La Théorie de la production ostentatoire

 

Rapport présenté lors des colloques de Rheinfelden.

Publié dans Colloques de Rheinfelden par Raymond Aron, George Kennan, Robert Oppenheimer et autres, Calmann-Lévy, collection "Liberté de l'Esprit," 1960.

 

par Michael Polanyi

 

[La préface du livre signale que l'ouvrage a été composé par Jean-Paul Casanova et Pierre Hassner, qui ont parfois condensé les exposés. J'ignore si les textes en langue originale sont disponibles par ailleurs. H. de Q.]

 

Les idées que je désire exposer devant vous sont encore à l'état d'ébauche bien qu'elles soient le fruit d'une longue réflexion. Qu'il me soit tout d'abord permis de rappeler brièvement leur genèse puisqu'elles ont donné lieu à d'âpres controverses. Le fait principal qui nous préoccupe est la décision prise en 1920 par les Soviets d'établir un système économique entièrement planifié. Cette décision fut dictée par des raisons idéologiques ; je pense d'ailleurs que la mise en oeuvre de ce système continue à répondre à des préoccupations de même ordre : établir les relations entre personnes sur des bases entièrement nouvelles. Ceci devrait être réalisé par l'abolition de la propriété privée des moyens de production et, par là même, par l'arrêt de la fabrication des biens de consommation. L'édification de ce système économique repose sur l'hypothèse que la nationalisation des entreprises, c'est-à-dire l'établissement d'un contrôle juridique, conduirait à une prise en charge effective de l'exploitation par l'administration centrale. Ce plan d'ensemble recevait aux yeux de l'autorité centrale l'appui des masses, étant donnée la nature du pouvoir, véritable émanation du prolétariat, chargé de le mettre en oeuvre. Ainsi, ce plan promet ou a promis de substituer une coopération scientifique et fraternelle entre les hommes à une production égoïste, désordonnée et chaotique des biens. Ces promesses, à mon avis illusoires, étaient en fait inscrites en toutes lettres dans l'idéologie bolchevique. Les plans élaborés par les Soviets avaient pour objet de satisfaire aux passions morales sur lesquelles reposait cette idéologie. Des voix s'élevèrent immédiatement dès 1920 (Mises surtout) pour affirmer qu'il était impossible d'instaurer une économie dirigée à l'échelon central, étant donné que les choix alternatifs doivent être guidés par le marché. Je pense aujourd'hui que cet argument était fondamentalement valable, bien qu'il présentât certaines lacunes que je n'analyserai pas ici. En un mot, sa principale faiblesse était d'aller trop loin en affirmant que la propriété publique ne peut fonctionner parce qu'elle exclut l'usage de relations de marché entre les entreprises. Aussi, cet argument fut implicitement abandonné lorsqu'il apparut, après une époque d'extrêmes difficultés, que le système soviétique fonctionnait dans le cadre de la propriété publique et donnait des résultats satisfaisants. F. H. Knight, en 1936, formula cet argument de façon différente : l'établissement d'une économie planifiée à l'échelon central ne pouvait se faire que par la suppression totale de la liberté. En d'autres termes, la planification n'est pas impossible mais immorale, mauvaise ; elle ouvre la "route de la servitude". Il me faut ici reprendre une idée que j'ai énoncée il y a dix ans lorsque j'ai contesté cet argument et repris, sous une forme nouvelle, la théorie de Mises. Me fondant sur des principes généraux qui limitent les possibilités de l'administration, je constatai que ce contrôle était si limité, qu'il était impossible, même en étant légalement investi du pouvoir de contrôle, de l'exercer effectivement et que les instances supérieures étaient ainsi dans l'incapacité d'effectuer certaines opérations, en particulier celles qui reposent sur l'ajustement mutuel de l'ensemble des unités de base qui font l'objet d'un contrôle. C'est en fonction de l'une des possibilités d'ajustement mutuel et dans le cadre propice à ces ajustements que le marché a été conçu. Mais aucun réseau d'ajustements mutuels entre une multitude de centres ne peut être établi par une organisation hiérarchique donnant ses ordres à ces centres. Ceci s'applique particulièrement à un réseau de relations de marché. Le nombre de relations que ce réseau rajuste par unité de temps excède de plusieurs millions le nombre de relations que oeuvrent rajuster les ordres d'une autorité hiérarchique supérieure [1]. J'admettais explicitement à cette époque la possibilité que des entreprises nationalisées pussent être dirigées commercialement selon les relations de marché, et concluais en fait qu'elles devaient être ainsi dirigées, dans le cadre d'un planning d'ensemble dont je dirai quelques mots dans un moment. Cette idée qui, il y a dix ans, n'était pas admise, l'est à présent par de nombreux pays - sans que le mérite m'en soit pour autant imputable.

Par ailleurs, j'étais également parvenu à une autre conclusion qui même aujourd'hui n'est pas tellement évidente et qui sera là le point de départ de mon exposé : si l'économie soviétique fonctionne plus ou moins bien c'est qu'il s'agit en réalité d'une "économie de marché camouflé". A mon avis, des opérations de marché se déroulent effectivement à l'abri du système de direction centrale, et j'irai même jusqu'à dire que la violence dont fait preuve le système central est en grande partie destinée à donner l'impression qu'il s'agit d'un système dirigé du centre et à maintenir aux yeux du public l'idée d'un gouvernement donnant satisfaction sur le plan idéologique. Certains indices semblaient confirmer cette impression ; j'en ferai état car ils viendront dans un moment appuyer ma thèse. Premièrement, les éléments commerciaux, la monnaie en particulier et le profit, ont été introduits par le gouvernement, après maintes excuses, bien qu'ils soient contraires, voire même incompatibles, par rapport aux espoirs idéologiques du Gouvernement. Deuxièmement, la technologie est utilisée dans les mêmes conditions qu'en Occident. Rappelons, car ceci est parfois ignoré, que la technologie n'est pas une conception physique mais une conception économique qui permet, en les transformant, de donner une plus-value aux produits. L'évaluation relative des fins et des moyens dépend d'un système quelconque de comparaison économique. En fait, les mêmes techniques se paraient du nom de techniques dans le système soviétique, comme dans notre propre système occidental. Troisièmement, un aspect curieux du planning centralisé que j'avais souligné il y a déjà quelques années : le fait de célébrer les résultats obtenus montre de façon évidente qu'aucun désir de coordonner les différents éléments du plan n'existe. Sinon, les domaines où les résultats dépassent les prévisions seraient considérés comme un échec au même titre que ceux qui accusent les résultats inférieurs aux prévisions ; le système soviétique est toutefois disposé dans ce cas à compenser le retard par des réalisations excédant les prévisions. Quatrièmement, diverses études et divers rapports ont fait état de transactions illégales inter-entreprises et suggéré qu'elles jouèrent un rôle important dans les réalisations en question. Cinquièmement, des preuves existent que ce plan est réellement né de l'initiative locale des entreprises et qu'il est le fruit de leurs suggestions. Dans ce cas, il s'agit d'un agglomérat de plans et non d'un plan au sens propre du terme, non d'un plan type envisagé à l'origine. Cette distinction se dégagera un peu plus tard au cours de mon exposé.

Il me faut évidemment admettre qu'au cas où le camouflage systématique d'un marché existe, il joue un rôle qui modifie la vie économique et réduit l'efficacité qu'elle aurait avec un marché fonctionnant ouvertement. C'est pourquoi je maintiens que le système soviétique de planification complète n'a fonctionné rationnellement que dans la mesure où il l'a fait par un réseau de relations de marché, bien qu'elles soient camouflées et polarisées par une hiérarchie artificielle de planification du centre.

Nous y reviendrons tout à l'heure. Dans l'intervalle, je traiterai d'un autre argument qui nous aidera également à rassembler les fils de nos pensées. Comme vous le savez, les insuffisances du principe du marché ont été mises en relief depuis dix ou vingt ans avec plus d'insistance qu'elles ne l'avaient été jusqu'alors. Les reproches faits au système de marché sont notamment les suivants : le marché ne peut équilibrer les demandes collectives. Il est incapable de décider si la priorité doit être accordée à la construction d'un réseau routier ou à l'éducation. Il ne peut équilibrer les coûts sociaux. Il ne peut en outre corriger les concurrences imparfaites, les monopoles et oligopoles. Quatrièmement, il ne peut évaluer ni ajuster les prix de revient des entreprises innovatrices ou de travaux publics. Enfin, il ne peut contrôler la demande effective, tout au moins au sens où l'entend Keynes, dont je partage la théorie. Donc ces opérations ou fonctions devront - dans la mesure où elles peuvent être exécutées, même imparfaitement - être effectuées par les autorités publiques. Par une telle action, les autorités publiques complètent, corrigent, guident et encouragent les tendances du marché. Cette action qui est maintenant généralement connue sous le nom de "planification globale" permet d'exploiter les tendances qui se dégagent du marché, mais ne permet pas de le supprimer. J'utiliserai à présent le mot marché uniquement dans le sens de cadre de planification globale dans lequel opère le marché, ce qui me dispensera d'en répéter la définition.

C'est à partir de cette définition que notre discussion d'aujourd'hui va s'engager. Cette position que j'avais adoptée me paraît aujourd'hui rencontrer deux difficultés principales. La première m'est apparue à la lecture d'un livre écrit pat l'économiste hongrois Kornai [2]. Ce livre m'a conduit à admettre que dans un système de planification globale tel que celui qui a été appliqué en Hongrie pendant de longues années, la véritable gestion n'est pas essentiellement guidée par le souci de réaliser des bénéfices, car bien qu'il faille tenir compte de cette préoccupation, celle-ci ne constitue pas l'élément fondamental sur lequel repose la direction de la production. En fait, celle-ci est guidée, contrairement à ce que j'avais pensé jusqu'à présent, par des directives ou par des ordres détaillés qui s'appuient sur des promesses de primes, de primes à la tâche et non sur la perspective de bénéfices. Ce système ne semble pas comporter une marge suffisante pour permettre aux facteurs du marché d'opérer. C'est l'objection que soulève Peter Wiles contre mes vues et qui a été bien négligée. La deuxième raison qui m'a conduit à réviser ma position est peut-être encore plus importante. Si nous nous trouvons en effet en présence d'une économie du marché camouflé soumis à de multiples déformations, il nous faut convenir de sa très grande inefficacité, eu égard en particulier à l'appareil bureaucratique qui coiffe cette économie. Des preuves existent toutefois que sa productivité indiquée par les autorités soviétiques est plutôt élevée et apparemment supérieure à celle des économies de marché où règne le plein emploi.

Voilà qui est étrange. Se pourrait-il que les déformations supposées du marché stimulent réellement la productivité ? Si oui, sous quelle forme ? Ce mystère a été évoqué pour la première fois par l'un des spécialistes de l'économie soviétique les plus distingués, Berliner, qui écrit notamment [3] : "Les facteurs d'inefficacité sont si évidents qu'ils peuvent donner l'impression que l'industrie soviétique est inefficace et qu'elle doit à peine être prise au sérieux. Une telle impression devrait heurter tout ceux qui connaissent les résultats obtenus par l'industrie soviétique." Cette contradiction doit être prise au sérieux et c'est en cela que réside le mystère. Le même fait curieux est également soulevé indirectement dans le livre de Kornai. L'ouvrage tout entier est une énumération des insuffisances du système économique, insuffisances qui, selon lui, sont inévitables et dont je parlerai dans un moment. Ces lacunes sont toutes évaluées et jugées par rapport aux opérations de marché. Bien que ce système soit implicitement considéré comme bien inférieur aux opérations de marché, Kornai ne le rejette nulle part mais ne préconise pas non plus un marché de type yougoslave.

Kornai montre qu'il existe un parallélisme entre le dynamisme du système et son inefficacité, c'est-à-dire entre deux éléments qui peuvent se neutraliser l'un l'autre. Il rappelle l'orgueil avec lequel Staline avait affirmé : "En Union soviétique, la consommation des masses, c'est-à-dire leur pouvoir d'achat, augmente constamment ; en dépassant l'accroissement de la production, elle stimule la production." En réponse, Kornai déclare que l'augmentation du pouvoir d'achat peut encourager les planificateurs mais n'incite pas les entreprises à mieux faire ; elle encourage plutôt la paresse, la négligence et la méconnaissance des besoins de l'acheteur. Mais pourquoi stimule-t-elle les planificateurs ? Nous touchons là, du doigt, le mystère.

Il nous est heureusement possible d'étudier de plus près une situation semblable en nous référant à celle qu'a connue le Royaume-Uni en 1947, sur une échelle bien plus petite il est vrai. Le Manchester Guardian avait publié à cette époque une excellente étude sur les entreprises au Royaume-Uni qui avait montré que les usines travaillaient à plein rendement et même au-delà, puisque par épuisement des matières premières et rareté de main-d'oeuvre la production devait parfois être arrêtée. Partout, les livraisons étaient retardées, le choix considérablement réduit tant en ce qui concerne les dates de livraison que la qualité des marchandises livrées. Pendant cette période de marché de vendeurs, alors que trop d'argent pourchassait une marchandise raréfiée, selon l'expression de Sir Stafford Cripps, l'économie faisait preuve d'une grande activité et de dynamisme, tout en étant sujette à des arrêts de travail, et caractérisée par une fabrication défectueuse et par des livraisons à intervalles irréguliers et fantaisistes.

J'aimerais pouvoir faire une précision de théorie économique, en partant d'une lapalissade dont on ne tient pas toujours assez compte. Les entités physiques qui sont généralement qualifiées de produits économiques. Ce sont des marchandises en puissance dont la valeur réelle dépend de leur rapport avec le destinataire. Évaluer une liste de produits d'après nos propres prix et d'après les prix normalement pratiqués sur notre marché revient à supposer que ces produits sont livrés à leur destinataire comme des marchandises le sont normalement sur un marché normal. Je désignerai cette valeur sous le nom de "valeur normale sur le marché". Toutefois, la valeur des produits livrés de façon fantaisiste et destinés à satisfaire un destinataire moins averti devrait être en fait évaluée à un niveau par conséquent moins élevé. Je désignerai cette valeur sous le nom de "valeur réelle" des marchandises sur un marché de vendeurs. En conséquence, la valeur d'une série de produits dépend de son mode de distribution, et sur un marché de vendeurs les mêmes produits ont une valeur réelle inférieure à celle qu'ils auraient sur un marché normal. Je ne crois pas que ce point ait été étudié en théorie. C'est pourquoi je n'ai pas craint d'affirmer que je vais introduire un nouveau point d'étude théorique.

Je voudrais maintenant insister sur une forme particulière de diminution de la valeur dans un marché de vendeurs. Moins la variété des produits est grande, moins large est la faculté de choix offerte aux consommateurs. Il en résulte qu'il est particulièrement impossible d'affecter une valeur précise à un article ou ensemble d'articles envisagés en eux-mêmes, indépendamment de l'assortiment dont ils font partie. En d'autres termes, la valeur d'un objet augmente avec la variété de l'assortiment dont il fait partie. Un marché dont la situation est favorable aux vendeurs tendra à réduire l'assortiment, tout au moins à l'empêcher d'augmenter. En conséquence, les marchandises produites dans ces conditions seront surévaluées par rapport aux prix pratiqués pour un assortiment normal. Or, à ma connaissance, les statisticiens n'ont jamais tenu compte du fait qu'un assortiment possède une valeur différente de celle de l'ensemble des articles dont il est constitué.

Permettez-moi maintenant de décrire en ces termes un marché favorable aux vendeurs, car cette description intéresse directement la question que j'aborderai ensuite, celle d'une production fondée sur des objectifs. Il s'agit là encore d'un marché favorable aux vendeurs, et si nous prenons pour hypothèse un état normal de plein emploi, avec par exemple 3% de chômeurs, nous constatons qu'au fur et à mesure que la demande effective augmente le nombre total des articles fabriqués s'accroît. Ce processus peut s'accompagner d'une baisse de la productivité par tête d'habitant en volume, et bien plus probablement encore d'une réduction de la productivité par tête d'habitant en valeur, c'est-à-dire en degré de satisfaction reçue. La valeur totale de la production peut même tomber alors que son volume matériel augmente. Or, quand je parle de cela à mes amis économistes, ils me disent : "Comment allez-vous mesurer cela ? Vous ne pouvez pas le mesurer - donc n'en parlez pas." Eh bien, en premier lieu je nie la valeur philosophique d'une telle objection, et en second lieu je suis prêt à être encore plus téméraire et à tenter de mesurer au moins l'ordre de grandeur de la différence en question. Il n'est pas impossible d'évaluer la réduction latente de valeur dans un marché favorable aux vendeurs en comparant les prix payés sur notre propre marché pour des marchandises moins bien assorties avec ceux des marchandises mieux assorties, par exemple lorsque nous commandons un menu au lieu de plats à la carte, ou lorsqu'un ensemble de costumes est commandé à l'avance pour livraison à des dates spécifiées, ou encore lorsque vous décidez de partir en voyage et d'en revenir à des dates précises, ou lorsque vous achetez une tenue de travail uniforme au lieu d'un complet choisi parmi un assortiment normal. D'après ces exemples, j'estime que la valeur produite par la satisfaction de consommateurs disposant d'un moins grand choix est peut-être inférieure de plus de moitié à celle du même volume de produits vendus sur un marché normal.

J'en arrive à ma conclusion quant au marché favorable aux vendeurs. Nous pouvons découvrir dans un tel marché les caractéristiques naissantes d'un système que j'appellerai le système de production ostentatoire. Si le but de l'industrie est influencé par le désir de réalisations quantitatives statistiquement exprimables, la production pour un marché favorable aux vendeurs peut atteindre un niveau nettement supérieur à celui de la production pour un marché normal. Apercevez-vous ici les contours de ce que j'aimerais appeler un "système para-économique" ? C'est là ce que j'appelle un système de production ostentatoire (conspicuous production). Il existe vraiment ici une corrélation entre dynamisme et scandale, lorsque les réalisations statistiques augmentent aux dépens de la valeur économique produite. Dans ces conditions, comme je l'ai suggéré, la valeur des réalisations statistiques peut être surévaluée de plus du double par rapport à nos propres évaluations normales et par rapport à ce qu'elle serait si la valeur des produits entrant dans les statistiques en quantités physiques était calculée en fonction du prix auquel ces produits pourraient être vendus s'ils faisaient partie d'un assortiment normal vendu sur un marché normal.

S'il en était ainsi, cela suffirait amplement à expliquer toute l'histoire, sinon tout le sens, des "objectifs économiques". Toutefois, je vous demanderai la permission d'aller un peu plus loin dans mon analyse, bien que vous ayez déjà vu où je veux en venir, parce que nous pouvons dégager des concepts utiles en ne parlant pas simplement d'un marché favorable aux vendeurs, mais d'un marché à direction centrale. J'appellerai ceci "une production fondée sur des objectifs". Nous passons donc de l'analyse d'un marché favorable aux vendeurs à la théorie de la production fondée sur des objectifs.

Nous ne devons pas oublier que ce marché favorable aux vendeurs est en U.R.S.S. contrôlé très étroitement. En effet, les prix sont contrôlés et n'exercent aucune influence ni sur les bénéfices ni sur les investissements. Il n'existe pas de spirale inflationniste au sens usuel de ce terme. Les considérations commerciales perdent de plus en plus d'importance. La production n'est pas guidée par les profits qui sont contrôlés et n'offrent qu'une orientation approximative pour les décisions économiques. La situation est semblable à celle où les prix sont contrôlés et les biens rationnés en même temps. En vendant, les commerçants en viennent alors à tenir compte de facteurs personnels divers, comme par exemple une attitude amicale ou inamicale envers les consommateurs. En Angleterre, on pouvait lire les variations de prix des cigarettes - rationnées - sur le visage des marchands de tabac. Dès que les prix étaient abaissés, les débitants se renfrognaient, et devenaient mal polis. Ils prélevaient ainsi une espèce de rente consistant dans le plaisir d'être mal polis et égalisaient ainsi l'offre et la demande. Comme ils continuaient d'être mal polis, la demande tombait à un niveau auquel les prix étaient adéquats. Ce phénomène est en fait absolument général : des relations monétaires dépersonnalisées sont ainsi remplacées par des relations de caractère personnel et particulier.

Or, cette liberté d'action peut être transférée à une autorité supérieure qui peut l'exercer en identifiant une somme de satisfactions individuelles avec l'image d'une satisfaction collective. Comment ce facteur intervient-il ? Il s'agit en réalité de la conception idéologique que j'ai déjà mentionnée. Il intervient parce qu'on considère que la somme des satisfactions individuelles fait partie de responsabilité publique et revêt en conséquence une signification collective.

C'est à mon avis une distinction très importante que j'ai essayé de faire il y a quelque temps lorsque j'ai abordé ce problème pour la première fois, en suggérant qu'en fait tout le concept "d'objectif économique" est en un sens déraisonnable. Il pourrait paraître raisonnable de dire que l'Angleterre a produit aujourd'hui un demi-million de tonnes de charbon, encore qu'avec raison il ne semble pas raisonnable de dire que l'Angleterre a rasé aujourd'hui dix millions de mentons et mouché vingt millions de nez. Il y a évidemment là quelque chose de faux, et nous pouvons montrer mieux encore dans quel sens il est faux d'identifier une somme de demandes individuelles et la somme des satisfactions individuelles, avec une satisfaction collective, en imaginant une équipe de joueurs d'échecs. Une équipe de joueurs d'échecs joue un certain nombre de coups et l'on pourrait dire que le plan prévoit le déplacement de soixante pions, vingt chevaux, cinquante fous et cinq tours au coup suivant. De toute évidence, cela n'aurait aucun sens et l'exemple choisi est si exagéré qu'il en devient choquant. Mais en fait, si l'on suppose que les règles du jeu d'échecs pouvaient être assouplies à un tel point qu'aucun des deux joueurs ne peut perdre, ce jeu pourrait être joué avec des objectifs collectifs. On pourrait distribuer un certain nombre de déplacements de pions, etc. et il ne se produirait rien. Personne ne perdrait quoi que ce soit, et le jeu perdrait évidemment toute signification. Ce modèle grossier a divers aspects instructifs. Il montre pourquoi un agrégat de plan individuels n'est pas un plan compréhensif. La raison en est qu'il ne réussit pas à comprendre les intentions par lesquelles se justifie le plan des individus. Les plans individuels ne peuvent donc être représentés compréhensivement qu'à condition d'oublier leur signification réelle et de les considérer seulement comme les actes physiques de pousser des pièces sur un échiquier. Un plan compréhensif des coups dans une partie d'échecs n'est logiquement admissible que si les règles du jeu sont changées de telle manière qu'aucun des joueurs ne peut vaincre ou perdre. Appliquer la planification économique, ceci veut dire que, pour autant que les actions économiques individuelles ne sont pas soumises aux règles de rentabilité (c'est-à-dire par les effets d'un marché de vendeurs), elles peuvent être considérées et maniées comme les détails d'une oeuvre collectives, mais d'une oeuvre qui serait sans signification. D'un autre côté, dans la mesure où les taux du marché continuent de jouer, tout plan économique collectif est simplement un agrégat de plans individuels déguisés en une oeuvre collective. Un tel système ne fonctionne rationnellement que dans la mesure donc où il comporte et utilise un ensemble de décisions de marchés.

Revenons au point où j'en étais lorsque je disais que je soupçonnais qu'il y avait quelques chose de faux dans cette économie planifiée. D'abord que les règles mêmes de la technique impliquent une fonction de production suivant laquelle certains processus augmenteront la valeur totale, telle qu'elle est évaluée par le marché sur lequel la technique est utilisée. En second lieu, comme je l'ai déjà dit, il existe un système de prix. Ces prix sont par hypothèse inflexibles, mais il n'en doivent pas moins, je pense, aboutir à une égalisation approximative de l'offre et de la demande ; sans quoi, ils seraient inutiles et l'Administration devrait procéder à l'attribution de contingents sans versement monétaire et sans introduire dans le circuit des besoins monétaires. Par ailleurs, nous constatons que dans l'économie dirigée les valeurs totales sont calculées en fonction de ces prix et sont largement utilisées pour calculer le montant total des objectifs de production. Il doit donc exister des équivalences quelconques à ces prix.

Si chaque entreprise était autonome et pouvait vivre sur ses seules ressources primaires et si deux conditions préalables, à savoir la technique des prix para-économiques et une demande globale excessive, étaient toujours réunies, on pourrait assez aisément parvenir à une sorte de production para-économique fondée en apparence sur des "objectifs physiques". Mais dans la réalité, les entreprises doivent utiliser un fonds commun de ressources et doivent en plus faire appel les unes aux autres pour les matières premières, les machines et les produits semi-finis. Elles procèdent à une répartition mutuelle des ressources, au moyen d'un réseau ramifié d'offres et de demandes. Comment ce réseau horizontal peut-il être agencé de façon à permettre à chaque entreprise de pouvoir compter sur ses fournisseurs et sur ses clients ? Comment cela est-il possible sans un marché ? Il y a évidemment là une difficulté cruciale, mais je crois qu'elle disparaît si l'on examine de près le rapport de M. Kornai. On peut rappeler que les Soviets ont essayé d'établir en 1920 un système de répartition des ressources à partir du centre. Cette tentative s'est effondrée dans une paralysie complète de l'économie et fut promptement baptisée "communisme de guerre" (étiquette que les écrivains occidentaux acceptèrent docilement). Ainsi, aussi bien en Union soviétique qu'à l'extérieur, le moment central de notre époque qui a vu les buts originaux du socialisme défaits de manière décisive est tombée dans l'oubli. De nos jours, et dès 1930 ou 1931, plus aucune tentative ne fut faite pour collecter puis distribuer ces ressources à partir du centre, toutes les directives sont fondées sur les opérations effectives d'un réseau existant d'offres et de demandes qui existent déjà entre les entreprises avant l'élaboration des directives. Cette expérience concrète, de ce qui se passe et des réalisations pratiques et effectives, est la base du prétendu planning, c'est-à-dire des directives. Et aucune directive n'est sérieusement donnée - c'est le second point très important - plus de trois mois à l'avance. Naturellement, pour ces brèves périodes, il n'est prescrit que de petites expansions, de l'ordre de quelques pour cent. Un nombre relativement faible de centres de production devront être incorporés sans que cela présente de difficultés essentielles. Dans tous les cas, l'ensemble des entreprises sera incitée à augmenter sans cesse la production. En troisième lieu, cette pression aboutit à des taux d'expansion très inégaux. Certains objectifs sont dépassés, d'autres ne sont pas atteints, et l'existence de ces variations, qui se dégage nettement du rapport de M. Kornai, joue un rôle essentiel, du fait que les autorités supérieures ne s'intéressent qu'à la moyenne de l'expansion totale. Ici nous trouvons la clé du problème suivant. Comment les directives centrales sortent-elles d'une somme d'initiatives locales ? Ayant enregistré les dépassements et les déficits des diverses entreprises qu'elles contrôlent, les autorités supérieures les acceptent comme leur guide principal pour formuler leurs demandes dans la période suivante. L'objectif économique pour la période suivante est donc égal aux résultats de la période passée, augmenté d'un coefficient d'expansion. Voilà quelle est la formule centrale de cette prétendue planification économique totale. Elle ordonne au centre d'un réseau existant de relations para-économiques d'accroître d'un léger pourcentage leurs derniers résultats qui avaient eux-mêmes été obtenus ainsi depuis le début.

Naturellement, il existe un planning global qui contrôle la répartition de la pression dans l'ensemble du système économique, mais toutes les directives détaillées sont déterminées par la situation locale des entreprises, telle qu'elle ressort de leurs derniers rapports. La détermination centrale ne joue pas un plus grand rôle ici que dans n'importe quel genre de planning global du type capitaliste. Il s'agit d'un ajustement mutuel polycentrique, qui n'est pas un système commercial mais qui s'en rapproche dans la mesure où ses normes para-économiques se rapprochent de vraies normes économiques.

Nous en arrivons maintenant à un aspect assez intéressant de la question, qui est le véritable objet de l'ouvrage de M. Kornai. C'est une étude systématique des anomalies découlant de ce que j'appelle la nature para-économique de la productivité soviétique. L'autorité centrale doit apprécier la valeur des réalisations de ses entreprises au moyen d'objectifs quantitatifs tels que production totale, rendement, qualité, qui doivent tous être mesurés objectivement - et isolément - et non en proportion de leur contribution à la profitabilité. La réalisation de ces objectifs comporte automatiquement la perception de primes importantes. C'est comme cela que fonctionne le système, selon sa propre nature, et il ne peut fonctionner autrement. Or l'accomplissement de ces objectifs est un critère très trompeur. Le livre de M. Kornai est une longue démonstration du fait qu'il n'est pas possible de définir des objectifs quantitatifs - c'est-à-dire des objectifs volumétriques combinés avec des indices para-économiques tels que la technique et le système de prix soviétiques -sans aboutir à des résultats scandaleux. Ces résultats sont de deux ordres. En premier lieu, les entreprises utiliseront inévitablement la marge de liberté que leur laisse l'obligation d'atteindre les objectifs pour chercher à gagner les primes par des moyens non prévus - ce que l'on pourrait appeler une suracquisition des primes - et ces moyens seront souvent manifestement antiéconomiques, absurdes et fondés sur un gaspillage des ressources. Si en revanche - c'est le second point - les autorités supérieures s'opposent à cette tendance des entreprises en rendant les tests plus précis - ce qu'elles ont continuellement - ces entreprises seront trop fréquemment paralysées et mises dans l'impossibilité de prendre des mesures qu'elles devraient évidemment prendre, et auxquelles elles doivent renoncer. M. Kornai qualifie cette situation de contradiction interne du système.

Ces dernières remarques me ramènent à ce que j'ai dit du marché favorable aux vendeurs, et me conduisent à appliquer les mêmes considérations à la production fondée sur des objectifs. Les directives données dans le cadre de ce dernier système sont destinées à éloigner dans une certaine mesure le centre des activités économiques de la satisfaction des acheteurs, où il est placé dans un marché normal, pour le rapprocher de la réalisation d'objectifs, définis en termes physiques, compte tenu de prix para-économiques. La valeur de ces produits mesurée en prix de marché normal tendra à être beaucoup plus élevée que la valeur du produit dans un système économique rival contrôlé par un marché normal ; mais sa valeur réelle corrigée en tenant compte du caractère non économique d'une satisfaction beaucoup moins discriminatoire des besoins sera toujours plus basse. Donc ce que j'ai dit du marché favorable aux vendeurs est encore plus vrai de la production fondée sur des objectifs.

Si nous déterminons en effet la valeur de la liste des produits fabriqués dans nos propres prix, nous aboutissons à une surévaluation qui semble suggérer l'existence d'un rendement très exagéré, alors que si nous procédions à une correction au titre de la satisfaction moins discriminatoire des besoins, le produit total serait en fait moindre que celui d'un marché normal. En ce sens il est vrai de dire que le soi-disant planning total ne fonctionne rationnellement que dans la mesure où il simule les relations de marché. Toutefois, son produit statistique étant plus élevé, la société gagne en satisfaction idéologique ce qu'elle perd en satisfaction matérielle. On pourrait peut-être décrire ce phénomène comme une maximisation de la satisfaction totale dans une société qui veut jouir du plaisir que donne un dynamisme et un prestige communs, fût-ce aux dépens de son confort.

Même ainsi, cela ne crée pas de différence fondamentale entre une économie franchement commerciale et une économie qui se proclame entièrement planifiée. L'existence d'une telle économie planifiée est un mythe idéologique, soutenu par une mascarade. Il y a quelque ironie dans le fait que les caractères antiéconomiques de cette mascarade produisent des statistiques qui simulent une productivité plus grande que dans le système commercial à partir duquel ces caractères antiéconomiques se définissent.

[Suivent des interventions de R. Aron, Bicanic, Postan, Lindblom et Polanyi qui ne sont pas reproduites ici. Je signale uniquement que le premier fait remarquer que l'expression de "production ostentatoire" (conspicuous production) est un renversement de la formule de Veblen parlant de "consommation ostentatoire" dans les pays occidentaux. H. de Q.]

 

Notes

[1] La démonstration de cette thèse est faite dans mon livre Logic of Liberty. Londres 1951. [Traduit depuis en français : La Logique de la liberté, aux PUF, collection Libre-échange. H. de Q.]

[2] Janos Kornai, Overcentralisation in Economic Administration. Oxford University Press, 1959.

[3] Factory and Manager in the U.S.S.R., Harvard University Press, 1957, p. 326.


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