Interview de Nozick

Publiée sur le site de Laissez Faire Books

 

traduit par Hervé de Quengo

 

 

Professeur de philosophie à Harvard, Robert Nozick est devenu célèbre en écrivant Anarchie, État et Utopie [PUF, collection libre-échange], où il prenait notamment la défense d'un État ultra-minimal. Son statut d'universitaire lui valut alors d'être considéré comme le principal théoricien du mouvement libertarien (bien qu'il y ait été initié par Rothbard, comme il le raconte lui-même dans le livre et qu'il délaissa par la suite la philosophie politique, comme le signale Rothbard dans L'Éthique de la liberté [Belles Lettres]). Il était pour beaucoup l'opposant principal à John Rawls, son collègue de Harvard. C'est donc habituellement à Nozick que se réfèrent les adversaires des libertariens, oubliant ou ne connaissant pas les autres auteurs majeurs de ce mouvement.

Lors de la publication de Méditations sur la vie [Odile Jacob], certains passages explicites (voir l'interview), mais peut-être aussi le ton général du livre, ont donné l'impression qu'il répudiait les idées libertariennes, qui devenaient dès lors intenables aux yeux de certains (qui le considérait comme leur unique défenseur sérieux).

L'interview remet quelques idées en place, en expliquant que si Nozick a remis certains points en cause, il se considère comme étant toujours libertarien.

En ce qui concerne le livre, certaines parties sont assez difficiles à lire et, outre les références philosophiques, il fait appel à des idées plus ou moins récentes de la physique (pour pouvoir mieux comprendre certains développements, il est recommandé de lire un ouvrage cité par Nozick, et dont il s'est inspiré, The Elegant Universe, Vintage 2000, écrit par Brian Greene, un spécialiste de la théorie des supercordes) et des neurosciences. Comme souvent avec Nozick, même si l'on ne partage pas son analyse, on ressort enrichit de sa lecture, en se posant plein de nouvelles questions. NdT.]

 

L'éthique

Laissez Faire Books : Il semble que la vision éthique que vous proposez dans Invariances, avec son insistance sur l'évolution, est assez distincte de celle qui sous-tend une bonne partie de la discussion de Anarchie, État et Utopie, où l'argument semblait avoir un parfum kantien, ou de celle de Philosophical Explanations (1981), où vous parliez de la valeur de l'unité organique. Est-ce un changement aussi drastique qu'il y paraît ?

Robert Nozick : Eh bien, il est difficile de faire des progrès dans ces domaines philosophiques. Une bonne partie d'entre eux semble insoluble. On a ainsi le choix entre ajouter un pli à une vision que vous avez vous-même développée (ou qu'un autre a développée) et essayer une approche à partir d'un nouvel angle qui puisse éclairer quelque chose d'autre sur un autre aspect de l'éthique. Je crois que ma tendance est essentiellement de penser que les nouveaux ajouts ne réussiront pas si l'ancienne idée principale ne marchait pas, et qu'il faut essayer quelque chose d'autre. Le tout pourra alors peut-être être combiné en une ensemble cohérent.

LFB : Ainsi, votre espoir est qu'en fin de compte certaines de ces perspectives apparemment très différentes finiront par éclairer une zone de recouvrement ?

RN : Ce serait bien, mais je ne peut pas dire que je prévois que c'est ce qui ce qui se passera. Nous devons voir ce qu'est la relation entre ces différentes choses. Il est clair que l'accent que je mets sur la question de la coordination des comportements et de la coopération en vue de bénéfices mutuels est quelque chose qui devrait être particulièrement congénital aux partisans de la tradition libertarienne.

LFB : Vous mettez en avant une série de différents "niveaux d'éthique," comme vous les appelez, le plus fondamental étant caractérisé, comme vous dites, par "la coopération volontaire en vue de bénéfices mutuels," les niveaux plus élevés impliquant une plus grande attention et un plus grand souci des autres ainsi qu'une plus grande aide positive. Vous dites toutefois, et c'est ce qui sonne particulièrement libertarien, qu'aucune société ne devrait aller plus loin que de nous imposer le niveau le plus fondamental de coopération pacifique.

RN : Oui, et le libertarianisme n'a jamais véritablement affirmé que toute l'éthique était épuisée par ce qui pourrait être obligatoire, par ce que l'on pourrait être légitimement forcé de faire ou de ne pas faire. [C'est aussi une question de définitions. Rothbard définit ainsi l'éthique comme ce que l'on peut imposer, les niveaux supérieurs de Nozick étant pour lui hors de l'éthique, même s'ils peuvent parfaitement être souhaitables (par exemple, le chantage ne peut, pour Rothbard, être interdit, mais il ne l'encourage évidemment pas). Pour Yeager, cependant le livre de Rothabrd parle de l'application de droits naturels lockéens à la philosophie politique, et pas véritablement d'éthique (Ethics as Social Science, Edward Edgar, 2001, p. 276). NdT.]

LFB : Qu'a donc de particulier le niveau le plus fondamental, qui le fait de lui le seul niveau acceptable à pouvoir être légitimement imposé ?

RN : Eh bien, c'est le niveau le plus important, à mon avis, et si vous essayez d'imposer plus que cela, vous tronquez ce niveau. Vous montrez un manque de respect envers les choix volontaires des personnes et vous vous immiscez en eux de manière coercitive. Nous tirons tous des bénéfices de l'existence d'un domaine libre pour l'action autonome, même si (comme l'a souligné Hayek) nous ne choisissons pas de (ou sommes incapables de) faire nous-mêmes un usage particulier de telles libertés. C'est le niveau qui nous permet à chacun de vivre nos vies telles que nous les avons choisies. Je note cependant que tout le monde n'accepte pas la primauté de ce niveau, et j'essaie d'en rendre compte.

Ma petite théorie à ce sujet, que j'ai intitulée "principe du classement proportionnel," est que tout le monde pense que c'est la chose la plus importante qui doit être imposée mais qu'il y a différentes opinions sur ce qui constitue l'importance qui compte, entre ce que le libertarien considère comme étant le plus important et ce que le partisan de gauche favorable à l'État-providence estime lui être le plus important.

LFB : Beaucoup de gens, par exemple [le philosophe de gauche] Thomas Nagel, se sont opposés verbalement aux tentatives de mélanger moralité et biologie. Ils pensent que ceci montre, d'une certaine façon, une incapacité à prendre l'éthique au sérieux comme sujet d'étude indépendant. Vous êtes clairement en désaccord.

RN : Oui.

LFB : Que peut donc, dès lors, nous apprendre l'évolution quant à l'éthique ? Pourquoi un sentiment moral résultant de l'évolution devrait-il avoir un caractère plus obligatoire que, par exemple, la nécessité de se reproduire ? Expliquer l'éthique comme une réponse biologique de plus diminue-t-il la force normative, l'autorité de la moralité ?

RN : Il y a deux sujets que je souhaite aborder en détail. Je veux parler de la littérature se situant dans la tradition kantienne, qui veut donner un certain caractère d'obligation à l'éthique -- ce qui comprend les ouvrages de ma collègue Christine Korsgaard. Je doute qu'ils puissent l'obtenir et je prétends qu'ils demandent à l'éthique quelque chose de plus fort que ce que nous avons dans le cas de nos croyances factuelles ordinaires. Une question comparable à celle du caractère d'obligation de l'éthique -- "Pourquoi devrais-je toujours faire ce qui est juste ?" -- est "Pourquoi devrais-je croire la vérité ?" C'est en général une bonne politique de croire la vérité, mais il y a des circonstances particulières où quelqu'un peut effectivement se retrouver dans meilleure situation en ne croyant pas ce qui est vrai.

On trouve dans la littérature philosophique l'exemple suivant : quelqu'un a assisté au procès d'un de ses enfants, au cours duquel a été démontrée une culpabilité qui conduirait le parent à la dépression, voire au suicide. La personne serait mieux de ne pas être convaincue par cette preuve. Il existe aussi une littérature qui semble montrer que des attitudes optimistes, et même exagérément optimistes, sur ses chances de réussir quelque chose, de guérir d'une maladie ou sur autre chose du même genre, augmentent réellement les chances. Peut-être pas au niveau de l'optimisme que l'on ressent, mais on trouverait mieux en n'estimant pas ses chances de façon parfaitement précise. En fait, il existe une certaine littérature psychologique qui semble indiquer que, lorsque des psychologues demandent à des gens ce que les membres de leur entourage pensent d'eux, et que les psychologues vérifient ensuite ce que pensent vraiment ces autres personnes, les gens qui ont les estimations les plus précises de ce que les autres pensent d'eux sont moins heureux, connaissent une moins grande réussite, font moins bien face à diverses choses, que les gens qui ont de ce qu'on pense d'eux une idée plus rose que ce la réalité nous apprend. Encore un autre cas où quelqu'un peut se trouver mieux en ne croyant pas ce qui est strictement vrai. Des parents élevant leurs enfants peuvent penser : "Bon, est-ce que je veux que mon enfant ait une disposition à croire exactement ce qui est la véritable opinion des autres à son encontre ? Ou préfèrerais-je qu'il ait, non pas une vision coupée de la réalité, mais une vision plus optimiste, plus rose que la réalité quant à ce que les gens pensent de lui, de telle sorte que sa vie soit plus agréable, plus facile, etc. ?"

Il y a au moins une question à poser. Et dans le cas de la réalité factuelle, il n'y a aucun argument massue, dans un cas particulier où on serait mieux en croyant ce qui n'est pas strictement vrai, pour dire qu'une personne doit croire la vérité. Si nous ne pouvons pas le faire dans un cas factuel, pourquoi devrions-nous nous attendre à faire, et penser que nous devons faire, une chose comparable dans le cas éthique ? C'est-à-dire avoir une notion d'obligation si forte que, dans toute situation possible, il faudrait faire ce qui est en général bon pour nous et juste, et ce que nous avons généralement été formés à faire, y compris être des agents raisonnablement coopératifs de la coopération sociale. Au travers du processus évolutif, ceux qui ont été capables d'entreprendre des coopérations sociales de types divers ont mieux réussi à survivre et à se reproduire. Je remets ainsi en question la demande d'obligation en éthique. D'abord, parce que personne n'a encore accouché quant à cette demande, et ensuite parce qu'en dehors de l'éthique personne n'a non plus accouché au sujet d'une demande comparable.

LFB : Ce qui semble couper en partie l'herbe sous le pied de l'objection... et pourtant nous ne voulons pas que les conclusions éthiques soient uniquement ce genre de faits intéressants.

RN : Exact. Je cherche quelque chose qui soit plus obligatoire qu'un fait intéressant. Ce que je dis, c'est que la conscience de soi est quelque chose de crucial pour guider son comportement d'une manière éthique, au moins selon des normes et des principes, et que cette conscience de soi est quelque chose que les gens prennent habituellement pour la caractéristique de l'être humain. Dans ce domaine, si la caractéristique de l'être humain est quelque chose que nous avons fini par avoir parce qu'il est utile que nous adhérions à des normes, peut-être est-ce une énergie suffisante derrière l'obligation pour nous laisser dans une situation satisfaisante.

LFB : Au risque de demander quelque chose de tellement contrefactuel que c'en est inutile... l'insistance mise ici sur la source historique de la conscience comme chose sélectionnée par l'évolution pour cet objectif veut-elle dire que, par exemple, un double de moi qui surviendrait par simple hasard, un clone exact de ma personne qui surgirait par chance et non par un processus d'évolution, n'aurait aucune raison d'être moral ?

RN : Bon... il y aurait toutes les raisons générales que nous avons pour être moral dans une société où nous ne sommes pas doués pour tromper les autres et où les autres pourraient détecter quand nous sommes hypocrites. [Voir à ce sujet la notion de "maximisateurs moraux translucides" de David Gauthier dans son célèbre ouvrage Morale et Contrat (traduction de Morals by agreement), chez Mardaga. NdT.] Mais y a-t-il un cas d'île déserte où quelqu'un peut s'en tirer et où ces raisons ne s'appliquent pas ? Oui. Les types d'argument les plus forts que font les gens, quand vous étudiez la littérature kantienne, semblent avoir quelque chose à voir avec la préservation de sa propre identité, ou quelque chose du genre. Mais cela revient à présupposer un intérêt pour son identité. Pourquoi devrait-on tellement s'y intéresser ? Et si on s'intéresse tant à son identité et à son intégrité personnelles et à préserver cette identité, il est difficile de réconcilier ce fait avec l'attaque violente contre les motifs égoïstes que prêchent les Kantiens. Dire que des motifs égoïstes sont insuffisants pour fonder la force normative de l'éthique, mais qu'elle est en quelque sorte basée sur l'intérêt quant à sa propre identité... est une position inconfortable, sujette à une tension interne.

Karl Popper et la méthode scientifique

LFB : Beaucoup de libertariens connaissent Karl Popper pour son livre La Société ouverte et ses ennemis [Seuil], et vous discutez dans Invariances certaines de ses idées à propos de la méthode scientifique.

RN : Le livre contient une page sur la philosophie des sciences de Karl Popper et un nouvel argument contre son opposition à l'induction. Popper est célèbre pour avoir dit que l'induction ne peut pas être justifiée, que les seules conclusions que les données soutiennent sont les conséquences déductives de ces données, et qu'en déduisant certaines conséquences d'observation à partir des hypothèses, puis en vérifiant si elles se produisent, nous testons les hypothèses, mais que nous n'avons jamais de raison de penser qu'une hypothèse qui a passé des tests dans le passé continuera à passer ces tests. Nous n'avons pas plus de raison de penser qu'elle le fera que nous n'en avons de penser qu'elle ne passera pas le test, ou qu'une autre hypothèse jusqu'ici non testée ne passera ses tests futurs. Popper croit cependant à la pratique standard consistant à tester les hypothèses dans de nombreuses circonstances variées. Le degré de corroboration des hypothèses, selon Popper, est un énoncé historique sur le sévérité du test de l'hypothèse.

Il n'existe aucune prédiction justifiable sur le comportement de l'hypothèses dans le futur ; son degré de corroboration est simplement un énoncé historique décrivant la sévérité des tests de l'hypothèse dans le passé. C'est ce que dit Popper.

Ce que la littérature n'a pas compris jusqu'ici, c'est qu'une simple description de la sévérité des tests dans le passé comprend en elle-même des hypothèses inductives, même en tant qu'énoncé se rapportant au passé. Bien sûr, Popper accepte les maximes méthodologiques habituelles sur les tests. Tester une hypothèse dans un grand nombre de circonstances ou dans un grand nombre de conditions constitue un test plus sévère que la simple répétition du même type de test dans des conditions semblables. Supposez que je regarde un certain type de cas : la couleur des animaux d'une espèce donnée dans une zone géographique. L'hypothèse est celle selon laquelle tous les animaux de cette espèce ont la même couleur. Vous me dites : "D'accord, vérifions à nouveau," et je regarde au même endroit. Vous me dites : "Essayons ailleurs." Et je réponds : "Pourquoi ?" Un test sévère consiste à vérifier quelque chose dans une zone où, si l'hypothèse était fausse, il serait le plus probable de montrer sa fausseté, étant données vos croyances de base. La raison qui fait que nous ne continuions pas à répéter des tests au même endroit n'est pas que la probabilité que l'hypothèse se révèle fausse à d'autres endroits augmente après avoir passé le test dans le premier endroit. C'est parce que la probabilité de se révéler fausse dans le premier endroit diminue après y avoir été testée. Si ce n'était pas le cas, le test le plus sévère continuerait à être celui du premier endroit.

LFB : Il n'y aurait pas de raison d'effectuer une gamme de tests plus étendue.

RN : Exact. Ainsi, en décrivant le degré de sévérité des tests du passé, nous faisons déjà l'hypothèse, en estimant ce degré, que la probabilité d'une hypothèse change sur la base des tests effectués. La probabilité de réfuter ["falsify" qu'on on traduit parfois par "falsifier" dans la littérature poppérienne. NdT] l'hypothèse dans une zone change, elle diminue, parce qu'elle y a déjà passé certains tests.

LFB : Est-ce alors une raison pour être moins optimiste quant à notre capacité à apprendre des faits sur le monde, ou est-ce une raison pour douter de la méthodologie actuelle ?

RN : Bon, c'est une raison pour penser que la théorie de Popper est incohérente. Auparavant, tout le monde disait : "Ce sont des conséquences folles, que d'affirmer qu'il n'y a pas plus de raisons pour dire qu'en sautant de la fenêtre nous allons tomber plutôt que nous envoler," ou quelque chose du genre. Les conclusions anti-inductives de Popper ont toujours été considérées comme contre-intuitives, voire ridicules, mais lui et ses partisans les ont fait avaler. Ce que je dis, c'est quelque chose de plus fort que ce qui a été dit jusque là, à savoir que leur idée est incohérente. Ils ne peuvent pas conserver en même temps la combinaison suivante de leurs idées : celle énonçant que le degré de corroboration est une mesure du degré de sévérité des tests du passé (des tests passés), celle disant qu'il faut avoir des tests divers et celle affirmant qu'on ne pourra jamais tirer aucune conclusion inductive.

LFB : En ayant ainsi déjà reçu un coup, la question est de savoir laquelle ils choisiront supprimer maintenant ?

RN : Oui. Je ne sais pas quelle partie de la combinaison ils abandonneront, mais ils devront en abandonner une.

Ayn Rand et l'épistémologie

LFB : La plus grande partie de Invariances pose, d'une façon ou d'une autre, la question : "Qu'est-ce que la vérité?" En étudiant comment nous en venons à connaître la vérité, et à quels genres de vérité nous avons accès, vous semblez n'énoncer que des affirmations relativement modestes sur les types de connaissance et sur le type de certitude que nous pouvons espérer.

RN : L'évolution joue un grand rôle dans ma discussion des vérités nécessaires et des vérités métaphysiques, et je demande "pourquoi l'évolution nous aurait-elle dotés de capacités cognitives suffisamment puissantes pour connaître toutes les possibilités ?" L'évolution ne nous dote peut-être simplement que de théories 'suffisamment bonnes,' comme la géométrie euclidienne, qui sont approximativement vraies et nous permettent de nous déplacer dans le monde, mais quand nous examinons de plus près, nous découvrons qu'elles ne sont pas strictement exactes. Cette discussion sur la capacité cognitive rejoint une branche du mouvement libertarien : celle influencée par Ayn Rand, qui part d'axiomes comme la loi d'identité, "A est A" et tout le reste, dont ils pensent pouvoir tirer des conclusions que la plupart des gens, dans les autres courants de la philosophie, ne pensent pas être la conséquence de ces vérités logiques.

Je prends l'évolution très au sérieux et pense que les capacités que nous possédons, y compris celle de saisir la vérité, ont été fortement façonnées, pour ne pas dire créées, par l'évolution. Vous pourriez ainsi vous demander : "Pourquoi, dès lors, avons-nous des capacités suffisamment puissantes pour nous donner ces vérités nécessaires, plutôt que des vérités qui valent de manière grossière et approximative pour le monde réel et pour des mondes similaires." Les partisans de Rand, par exemple, considèrent que ""A est A" ne veut pas seulement dire "toute chose est identique à elle-même" mais est une espèce d'énoncé sur les essences et les limites des choses. "A est A, et ne pourrait être autre chose, et une fois que c'est A aujourd'hui, ça ne peut pas changer demain." Or, ce n'est pas une conclusion valide. Je veux parler du fait que, à partir de la loi d'identité, on puisse rien déduire des limitations sur le changement. Le temps [météorologique] est identique à lui-même, mais il change tout le temps. L'utilisation, faite par ceux qui se situent dans la tradition randienne, de ce principe de logique disant que chaque chose est identique à elle-même pour mettre des limites à ce que peut être le comportement futur des choses, ou la nature future des choses actuelles, est parfaitement injustifié autant que je puisse en juger ; c'est illégitime. [Sur le forum de discussion de Laissez Faire Books, Tibor Machan s'est insurgé contre cette interprétation de la pensée d'Ayn Ran par Nozick. NdT]

LFB : Ainsi, même s'ils ont une bonne politique, vous ne vous occupez pas beaucoup de l'approche Objectiviste ?

RN : Je vais m'aliéner un bon nombre de vos clients, si je ne l'ai pas déjà fait avec ce que j'ai dit de Rand, mais il y avait quelque chose de surprenant dans l'attirance des Randiens pour les principes demandant de ne pas être le premier à utiliser la force, alors qu'ils agissaient au même moment et assidûment comme une police de la pensée. Des entrepreneurs audacieux ? Oui. Mais une exploration audacieuse des idées ? Non. [Sur le culte d'Ayn Rand, voir le pamphlet de Rothbard. Au delà de ces questions, outre les ouvrages de Rand et de ses fidèles, pour avoir une analyse originale et récente de la philosophie d'Ayn Rand et de ses liens avec d'autres auteurs, on pourra consulter l'ouvrage de Sciabarra, Ayn Rand : The Russian Radical (The Pennsylvania State University Press, 1995). NdT]

LFB : Pourquoi pensez-vous que ce sont les gens d'un tempérament habituellement intolérant qui reprennent les idées libérales classiques ? Le mélange semble étrange.

RN : Il est étrange. Peut-être cela vient-il des deux facettes des idées libertariennes. Il y a d'un côté l'audace et l'excitation des idées libertariennes, les nouvelles possibilités qu'ils ouvrent pour penser et pour vivre en société, et d'un autre côté il y a les armes tranchantes et sévèrement raisonnées qu'ils fournissent pour attaquer et même écraser les autres idées. Ainsi, il n'est peut-être pas surprenant que le libertarianisme ait attiré deux types de tempéraments distincts, chacun résonnant à l'un des deux aspects différents du libertarianisme.

LFB : Diriez-vous que des gens comme, disons, [le philosophe du langage] Saul Kripke et Ayn Rand commettent la même erreur métaphysique ?

RN : Bon, aucun des deux ne voudrait être classé avec l'autre, mais ils nous prêtent tous les deux des capacités de compréhension intellectuelle allant au-delà de ce que nous pouvons légitimement attendre de l'évolution.

LFB : Bien qu'il semble aussi que la grande majorité de nos capacités cognitives, même celles dont nous ne doutons guère, s'étendent au-delà de ce que nous pourrions nous attendre à être nécessaire pour simplement survivre et nous reproduire.

RN : Bon, il se peut que nous n'ayons pas une bonne compréhension de ce qui est nécessaire pour survivre et nous reproduire, ni de ce qui donne à quelqu'un des avantages différentiels pour la survie et la reproduction. Il se peut qu'il se passe des choses très subtiles. Des études de l'écologie comportementale des animaux révèlent sans cesse des fonctions surprenantes pour des choses que les gens pensaient n'avoir aucune fonction du tout, et donnent des explications étonnantes montrant que le comportement est optimal, ou presque optimal, alors qu'il ne semblait pas qu'il ait une fonction importante. Il reste donc beaucoup à apprendre.

La conscience

LFB : Je voudrais brièvement aborder vos idées sur la conscience. Vous dites qu'elle est, ou pourrait être, le processus de flux d'information s'unissant dans le cerveau.

RN : Oui.

LFB : Pourquoi devrait-il être conscient ? Pourquoi devrait-il y avoir quelque chose comme ça, du dedans, pour que les informations s'unissent de cette façon ?

RN : Parce que c'est le processus qui nous met le plus en relation avec la façon dont les choses sont dans le monde, de telle sorte que nous pouvons adapter plus précisément notre comportement aux contours des choses du monde et, aussi, parce que c'est le processus au travers duquel nous pouvons fixer notre attention de manière plus proche ou plus distante sur des aspects du monde.

LFB : Vous faites là référence à votre théorie du "zoom" sur la manière dont nous mettons les différentes parties du monde au "centre de la scène."

RN : Exact.

LFB : Certains disent, toutefois, que pour expliquer le comportement physique d'un système, et même pour "correspondre" au comportement du monde, vous ne devriez jamais avoir besoin d'invoquer un caractère subjectif derrière le comportement. Ce type d'objection est-il simplement malencontreux ?

RN : Non, je ne crois pas qu'il s'agisse d'une objection malencontreuse, mais que la question est de savoir si on peut y répondre. Une possibilité est qu'il ne faut pas se référer à un certain "caractère subjectif," mais que l'on doit se référer à des phénomènes et des processus causaux qui sont "émergents" au sens de "non réductibles à des lois générales s'appliquant aussi à des processus non conscients." Vous pourriez ainsi dire que je n'ai pas à me référer à l'aspect conscient des choses pour expliquer ce comportement. J'ai une loi causale qui l'explique. Mais cette loi causale est une loi qui s'applique à certains types de systèmes complexes et qui ne peut découler d'une chaîne de lois causales s'appliquant à des systèmes plus simples. En ce sens, nous n'avons ainsi pas de science unifiée mais nous avons la causalité partout. Et, en un certain sens, vous pouvez dire, "S'ils n'étaient pas conscients, ceci ne se produirait pas." C'est-à-dire que la conscience est caractérisée par la présence de propriétés causales spéciales qui ne peuvent être réduites à des propriétés plus générales.

LFB : Si c'est le cas, devrions-nous attendre que les physiciens, quand ils auront des appareils d'observation suffisamment sensibles, restent perplexes devant le comportement des états du cerveau ?

RN : C'est une bonne question. Si c'était le cas, alors oui, s'ils peuvent avoir une sensibilité suffisante.

LFB : C'est donc, en principe tout au moins, une théorie testable. Nous saurions à un certain point si la conscience a ce caractère spécial. Et même s'il s'avère que ce n'est pas le cas, le résultat serait tout aussi intéressant.

RN : C'est vrai.

Le relativisme et la gauche universitaire

LFB : Au premier chapitre, où vous parler du relativisme et de l'absolutisme, vous notez que la croyance des gens quant au caractère relatif ou absolu de la vérité tend à refléter la façon dont ils voudraient que les choses soient. Vous, d'un autre côté, semblez conclure que la vérité n'est peut-être pas aussi absolue que vous auriez aimé. Qu'auriez-vous aimé montrer, et que pensez-vous avoir montré ?

RN : Bon, tout d'abord la vérité n'est pas socialement relative entre les êtres humains. Elle ne change pas avec la race, le sexe, les préférences sexuelles ou une autre chose sexy dans le genre. Mais lorsque j'ai commencé à réfléchir à des environnements très différents de l'univers, avec des types très différents de créatures qui pourraient y vivre, et que j'ai compris qu'elles pourraient avoir, pour utiliser l'expression du livre, différentes propriétés de vérité, différentes caractéristiques de croyance dont dépendrait le succès de leur action, j'ai été surpris. Je ne voulais pas employer l'argument standard disant que le relativisme est incohérent. (L'argument est le suivant : "Qu'en est-il de la position relativiste elle-même ? Faut-il supposer son caractère de vérité comme absolue ou relative ? Si il est absolu, qu'a-t-il de si spécial ? Pourquoi n'y aurait-il pas d'autres vérités absolues ? Mais si la vérité est uniquement relative, alors pourquoi y croire ?") J'avais longtemps utilisé cet argument, comme beaucoup de philosophes. Mais il m'est soudain apparu qu'il serait plus intéressant que le relativisme soit cohérent mais faux. Le non relativisme nierait quelque chose de cohérent et aurait un contenu empirique poppérien. J'ai alors essayé de construire un relativisme cohérent, pour montrer qu'il était faux. Puis, quand je suis arrivé à ces différents types de créatures dans l'univers, et en regardant si la vérité pouvait être relative entre eux et nous, sans parler de créatures d'autres mondes possibles, il a semblé que oui, que la vérité pourrait être relative. Je n'avais pas consacré grand chose à savoir si elle l'était ou non ; cela représentait simplement un certain intérêt philosophique abstrait qu'elle puisse l'être.

LFB : Je ne vois pas beaucoup de post-structuralistes tirer grande satisfaction à la pensée que des Martiens d'un autre contexte modal puisse ne pas avoir la même propriété de vérité que nous.

RN : C'est vrai. Cette autre forme de relativisme, que je prends au sérieux et que je trouve très intéressant, n'est pas un relativisme social. Je l'ai placée au début du chapitre, même s'il contient des parties techniques au sujet de la mécanique quantique. Je pense que la théorie quantique et la théorie de la relativité peuvent nous montrer un relativisme surprenant à propos de la vérité, qu'elle est relative par rapport au temps et à l'espace, et elles le font sur la base de résultats empiriques. C'est un lien possible intéressant et surprenant entre la philosophie et la science.

LFB : Vous semblez dire dans cette partie du livre que non seulement le futur n'est pas écrit, mais que le passé est également un peu flou.

RN : C'est exact.

LFB : Ceci me rappelle un peu une idée expliquée par O'Brien dans 1984 [d'Orwell], sur le fait que le passé n'a pas d'existence réelle si l'on ne possède pas de preuve qu'il s'est produit comme il l'a fait. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé.

RN : Bon, je ne met pas en avant une vision vérificationniste. Il n'est pas nécessaire d'avoir la preuve. Mais les événements du passé doivent avoir produit une différence actuelle, que vous connaissiez (êtes en position de connaître) cette différence ou non.

LFB : Bon nombre de personnes trouveraient, j'imagine, cette affirmation contre-intuitive. Même s'il n'y avait pas de trace qu'un événement se soit passé il y a un million d'années, ils diraient que c'est un fait qu'il se soit passé ou non. Vous dites que ce pourrait ne pas être un fait.

RN : Oui, ce pourrait ne pas être un fait maintenant. Je veux relier le fait qu'une chose soit vraie maintenant au fait qu'elle soit déterminée maintenant.

LFB : Ces deux notions se recouvrent-elles nécessairement ?

RN : Pas nécessairement, mais je prétends que la notion féconde et intéressante est celle liée au caractère déterminé. La vérité qui flotte sans y être reliée est un fiction de la non-science.

LFB : Cependanr, comme vous le dites, même si la vérité est relative en ce sens, ce n'est pas ce que postmodernes et autres ont en tête quand ils disent que "la vérité est relative."

RN : Il y a une partie du livre qui traite de la raison pour laquelle les gens s'intéressent au relativisme, et pourquoi les relativistes désirent qu'il soit vrai et pourquoi les autres non. C'est toutefois une spéculation psychologique, qui cherche les différents types de motivation derrière le désaccord philosophique.

LFB : L'idée que la preuve empirique est tellement en faveur du capitalisme que le relativisme est le dernier souffle de la gauche universitaire.

RN : Exact, l'attirance pour [Thomas] Kuhn, qui semblait permettre au gens de dire, "vous avez votre paradigme, j'ai le mien."

[Nozick, dans la note 29 (pp. 392-393 de Invariances) indique de manière ironique :

"[...]Jusqu'à encore récemment, les économistes de la tradition marxiste ont offert la propriété étatique, ou tout au moins un certain processus résolument différent du marché, comme étant la meilleure façon d'organiser la coordination sociale, et comme étant voie la meilleure et la plus plus efficace vers le bien évident que représentent la modernisation et le développement économique. Le socialisme et le communisme sont désormais universellement considérés non seulement comme des moyens inefficaces de modernisation et de développement mais comme les contrariant. Il y a une grande discordance dans l'ensemble des trois croyances suivantes : le communisme est bon, le capitalisme est mauvais, la modernisation est bonne. Que faut-il faire ? Faut-il que les marxistes embrassent le capitalisme ? L'histoire d'un professeur d'économie marxisant [en français dans le texte] de l'Université de Harvard est instructive. Dans le catalogue des cours de l'université pour 1996-1997, on constate p. 735, qu'il donne un cours intitulé "Développement et modernisation : une perspective critique," la description du cours commençant comme suit : "Quelles sont les hypothèses quant aux êtres humains et à nos relations avec autrui qui sous-tendent la conviction selon laquelle le développement et la modernisation constituent un progrès, et que l'Occident développé montre la voie que le reste du monde devrait/doit suivre ?". Ainsi, au moins, il est reconnu que la conviction voulant que le communisme soit bon et le capitalisme mauvais peut être maintenue (uniquement) si on pense que développement et modernisation sont mauvais. J'attends la prochaine étape, la "découverte" expliquant que l'allongement de la durée de vie et l'amélioration de la santé ne constituent pas le progrès." NdT]

LFB : Ces types d'universitaires disparaissent-ils ? C'est difficile à dire ; nous avons encore quelques marxistes entêtés à NYU [New York University].

RN : Ils passent. Les départements d'études littéraires sont plein de ce qu'est devenu le marxisme sous divers déguisements. Dans Méditations sur la vie, j'ai écrit (en me référant à la gauche universitaire), "Le marxisme se répète, la première fois en tant que tragédie, la deuxième fois en tant que farce." [Je n'ai pas cherché à retrouver la formulation exacte de la traduction française. NdT]

LFB : Sont-ils moins dangereux dans les département d'anglais que lorsqu'ils étaient présents dans les départements de philosophie et de politique ?

RN : Je suppose que oui, parce que leurs étudiants ne vont pas obtenir autant de positions de pouvoir, etc. Comment les choses se passent-elles à NYU, où vous êtes ? Comment les gens réagissent-ils ? Parlez-vous haut et fort ? Les gens sont-ils au courant de vos opinions sur les choses se rapportant aux questions libertariennes ?

LFB : Eh bien, personnellement, j'essaie de ne pas être le gars insupportable de chaque classe qui sait très peu mais qui aime s'entendre parler. Mais il se trouve que je ne peux m'empêcher de prendre occasionnellement la parole quand il y a des professeurs, penchant particulièrement à gauche, qui pensent pouvoir enseigner leur propre vision très particulière et savent qu'il ne trouveront pas d'opposition. Dans une situation où tout le monde regarde autour de soi, et que personne d'autre ne fait rien, ça doit être OK. Je pense alors que moi, au moins, je dois montrer clairement que ce ne sont pas les idées que partage et accepte toute personne honnête et raisonnable. Il s'agit des cours de politique, vraiment. Le département de philosophie est ici très bon à cet égard. J'étais très surpris de voir de quelle manière raisonnable et franche Frances Kamm, par exemple, traitait les objections que je levais pendant son cours de bioéthique.

RN : Oui, c'est une excellente philosophe, très sérieuse quant à la qualité des arguments. C'est la différence entre des gens qui veulent échanger des arguments, même quand ils sont en désaccord sur les conclusions, et ceux qui veulent éliminer les arguments par le mépris et le dédain, de telle sorte que la classe ne réfléchit pas aux arguments, et n'est pas conduite à les accepter. Ces professeurs ne savent de toute façon probablement pas comment répondre aux arguments.

Ecce Nozick

LFB : Dans Méditations sur la vie (1989), vous avez dit que vous étiez venu à considérer la position libertarienne que vous aviez proposé dans Anarchie, État et Utopie (1974) comme "très discutable [dans la traduction française, p. 321, "seriously inadequate" en anglais]." Mais, dans Invariances, vous semblez suggérer à plusieurs occasions que vous considérez les idées qui y sont proposées comme étant, au sens large, libertariennes. Vous appliqueriez-vous à nouveau le terme ?

RN : Oui. Mais je n'ai jamais cessé de me l'appliquer. Ce que je voulais dire en fait dans Méditations sur la vie c'était que je n'étais plus un libertarien aussi inconditionnel que je l'avais été. Mais les rumeurs sur mon éloignement (ou sur mon apostasie !) du libertarianisme ont été très exagérées. Je pense que ce livre montre jusqu'à quel point je reste encore dans le cadre général du libertarianisme, en particulier le chapitre sur l'éthique et sa partie sur le principe fondamental de l'éthique. Il y a une chose qui a renforcé l'idée que j'avais rejeté le libertarianisme : c'est une histoire sur un appartement d'Erich Segal [l'auteur de Love Story] que je lui louait. La connaissez-vous ?

LFB : J'en ai entendu parler. L'histoire qu'on racontait disait que vous aviez intenté une action contre un propriétaire pour vous assurer un certain loyer fixé...

RN : C'est ça. Dans le loyer que je devais lui payer, Erich Segal violait une disposition légale sur le contrôle des loyers de Cambridge. Je savais à l'époque que, lorsque ma grande irritation vis-à-vis des représentants d'Erich Segal m'a conduit à invoquer contre lui ces lois de contrôle des loyers auxquelles j'étais opposé et que je condamnais, je le regretterais plus tard, mais il faut parfois faire ce qu'on doit faire. [Comme preuve de l'impact de cette anectode, on peut citer le fait qu'elle soit mentionnée par le célèbre professeur de droit libertarien Richard Epstein, dans Principles for a Free Society en ces termes (Perseus Books, 1998, p. 156) : "Même avant sa conversion tardive l'éloignant de la pensée libertarienne, Robert Nozick avait utilisé de menues violations techniques des réglementations labyrinthiques pour obtenir une solution favorable d'Eric Segal". David Friedman avait pris la défense de Nozick, comme on peut le voir sur son site. NdT]

LFB : Les autres professeurs vous ont-ils harcelé parce que vous étiez le "l'enfant terrible libertarien", pour parler ainsi ?

RN : Non, certainement pas dans le département de philosophie. (Et j'ai été très bien traité par l'administration de l'université.) Je ne sais pas ce qui se passait dans mon dos, mais pas en face de moi. Il y a eu une période, il y a quelques années, suite à Anarchie, État et Utopie où il était probablement vrai que ma vie sociale était assez réduite. Il est possible qu'il y ait eu beaucoup de fêtes où je n'ai pas été invité parce que les gens méprisaient les idées de mon livre. Mais si tel a été le cas, je ne l'ai pas vraiment noté à l'époque.

LFB : Les étudiants n'étaient pas non plus trop hostiles ?

RN : Ah, c'est différent. Les étudiants de Harvard de la fin des années 60 et du début des années 70 étaient au centre de l'activité de la SDS [ Students for Democratic Society] sur le campus. J'avais enesigné deux ans comme professeur assistant, en étais parti pour aller à la Rockefeller University pour deux ans, et revenu en 1969 à 30 ans comme professeur attitré. Au cours du précédent semestre, les étudiants avait pris le pouvoir dans le bâtiment de l'administration principale ; leur occupation a été terminée par l'action de la police. Les passions se donnaient libre cours. Je présentais un cours, et il figurait au catalogue avec l'intitulé "Capitalisme," dans le département de philosophie. La description du cours était "un examen moral du capitalisme."

LFB : Je vois. J'imagine que les étudiants attendaient quelque chose de très différent de ce qu'ils ont eu.

RN : C'est vrai. Une rumeur a couru, ou peut-être avaient-ils vu quels livres figuraient dans la bibliographie, où en plus de quelque chose de Marx et d'un certain livre socialiste figuraient Hayek, Mises et Friedman. Un étudiant est venu me voir au début de la session et m'a dit : "Nous ne savons pas si vous serez capable de donner ce cours." C'était bien entendu un étudiant en philosophie. Je lui ai demandé : "Que voulez-vous dire ?" Il m'a répondu : "Eh bien, vous allez dire des choses..." et il marmonna quelque chose, "il se pourrait qu'il y ait des interruptions ou des manifestations dans la classe." Je lui ai dit --j'avais à l'époque, il faut se le rappeler, 30 ans--, "Si vous perturber mon cours, je vais vous foutre dehors à coups de pieds dans le cul." Il m'a répondu, "Vous vous sentez visé !"

Je lui ai dit : "C'est mon cours. Si vous voulez distribuer des tracts hors de la salle de cours et raconter aux gens qu'ils ne devraient pas venir suivre le cours, d'accord. Mais je ne vous permettrai pas de faire des choses dans la salle." Il m'a répondu : "Bon, d'accord, nous distribuerons peut-être des tracts." Le temps passa et rien ne se produisit la première semaine, rien pendant la deuxième. Je suis alors allé le voir dans le couloir et lui ai demandé : "Où sont les tracts ?" Il m'a répondu : "Eh bien, vous savez, nous sommes très occupés, nous avions beaucoup de choses à faire ces derniers jours." Je lui ai répliqué : "J'ai appelé ma mère en Floride pour lui dire que je serai l'objet d'une distribution de tracts, alors allez-y !" Mais rien ne se passa.

LFB : Avez-vous songé à tourner à nouveau votre attention vers la philosophie politique, ou avez-vous perdu l'intérêt pour cette matière ?

RN : J'y ai pensé, mais ce n'est pas pour tout de suite. L'année prochaine, après sept années de travail sur Invariances, qui est une livre abstrait, je veux réfléchir à des choses plus concrètes. Comme je choisis mes sujets à partir des cours que je fait, je donne cet automne un cours de philosophie de l'histoire. Il sera axé autour de questions sur l'explication, la causalité, etc., dans le contexte d'une étude de cas sur la révolution russe. Je le donne conjointement avec un professeur d'histoire.

Ce sera intéressant ; je lis beaucoup de matériel là-dessus. Et au printemps, je donne un cours avec un professeur du département de langues slaves sur Dostoïevski et ses idées philosophiques, et sur la différence qui est faite entre les idées philosophiques présentées dans des oeuvres de fiction plutôt que sous la forme d'une prose discursive.

LFB : Y a-t-il une chance de le voir publié ?

RN : Cela dépend des idées qui me viendront.

LFB : Que ressentez vous à propos de ce nouveau livre ? En êtes-vous content ?

RN : Beaucoup. De mes six livres, je pense que les trois qui m'ont procuré la plus grande excitation sont Anarchie, État et Utopie, Philosophical Explanations (1981), et Invariances.

[Pour ceux qui ont aimé le style de Anarchie, État et utopie (avec Méditations sur la vie ce sont les seuls traduits en français), The Nature of rationality (Princeton University Press, 1993) peut également être intéressant. NdT]

LFB : Et celui qui est le plus excitant ?

RN : Il y a égalité.


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