Napster : le détournement des sources de revenu numériques

article du 8 septembre 2000 trouvé sur le site de Lew Rockwell.

 

par Gary North.

traduit par Hervé de Quengo

Gary North est l'auteur d'une série en dix tomes [en anglais], An Economic Commentary on the Bible. Le dernier volume s'appelle Sacrifice and Dominion: An Economic Commentary on Acts. L'ensemble peut être téléchargé gratuitement sur www.freebooks.com.

[Pour le lecteur francophone, Gary North, président de l'Institute for Christian Economics de Tyler (Texas), est l'auteur de la postface "Pourquoi Murray Rothbard n'aura jamais le prix Nobel" du recueil Économistes et Charlatans de Rothbard, aux Belles lettres, collection Laissez-faire (1991, traduit par François Guillaumat). Ami de Rothbard, il mit à sa disposition son immense bibliographie sur Marx et sur le socialisme et l'aida à comprendre les subtilités du millénarisme. Rothbard utilisa ainsi ses connaissances pour la rédaction de l'excellent An Austrian Perspective on the History of Economic Thought (1995, Edward Elgar). NdT]

L'invention de la technique Napster de partage des données numériques, ainsi que son adoption rapide, a mis au premier plan le problème des droits de propriété sur les idées. Cette question légale et morale ne va pas disparaître de sitôt.

Je commencerai par une hypothèse : une loi que l'on ne peut pas faire respecter n'est pas une loi. C'est une suggestion. La loi du copyright est en train de devenir une suggestion.

L'industrie de l'édition est en cours de changement, de même que l'industrie du divertissement.

John Perry Barlow, qui a écrit des chansons pour le "Grateful Dead", a raison : la protection du copyright a toujours été fondée sur le contrôle du contenant, par sur celui du contenu. Il est possible de faire respecter la loi du copyright parce que le gouvernement peut poursuivre les éditeurs. La centralisation de la technique d'impression permet de faire la police à bon marché. La Toile [Web] décentralise et la protection du copyright approche de la fin.

Avant le copyright : le modèle de Luther

Le 31 octobre 1517, un obscur professeur de théologie, dénommé Martin Luther, alla à l'église de Wittenberg et placarda sur sa porte un défi, écrit en latin, concernant 95 points de théologie. On ne s'attendait pas à que cet événement soit à l'origine d'une révolution sociale, politique et théologique. Sans la technique de l'imprimerie, qui datait alors de deux générations, ce n'aurait pas pu être le cas.

D'une façon ou d'une autre, un imprimeur aujourd'hui oublié reçut une copie du document. Il le fit traduire en allemand puis en publia quelques exemplaires. Ceux-ci se vendirent. Il en publia d'autres, qui se vendirent. Assez rapidement, les imprimeurs de toute l'Allemagne en vendirent des exemplaires.

Sans l'imprimerie, nous n'aurions jamais entendu parler de Luther. Ce dernier était un promoteur radical et génial qui avait vite compris ce que cette nouvelle technique pouvait faire. Il devint le premier grand maître du pamphlet. Philip Schaff, l'historien de l'Eglise du 19ème siècle, décrit ce qui arriva par la suite :

Les statistiques sur le commerce des livres au seizième siècle révèlent une augmentation extraordinaire à partir de Luther. Durant l'année 1513, il n'y eut que quatre-vingt-dix impressions en Allemagne ; en 1514, cent six ; en 1515 cent quarante-cinq ; en 1516 cent cinq ; en 1517, quatre-vingt-un. Il s'agissait pour la plupart de tracts pieux, de journaux volants, d'annonces officielles, de prescriptions médicales, d'histoires et de dénonciations satiriques de la corruption cléricale et monacale. En 1518, le nombre monta à cent quarante-six ; en 1519 à deux cent cinquante-deux ; en 1520, à cinq cent soixante et onze; en 1521, à cinq cent vingt-trois ; en 1522, à six cent soixante-dix-sept ; en 1523, à neuf cent quarante-quatre. Ainsi, le nombre total des impressions des cinq années précédant la réforme ne se montait qu'à cinq cent vingt-sept ; lors des six années suivant la réforme, il grimpa à trois mille cent treize.

Ces livres furent distribués dans plus de cinquante villes différentes d'Allemagne. De tous les ouvrages imprimés entre 1518 et 1523, pas moins de six cents apparurent à Wittenberg ; les autres, pour la plupart, à Nuremberg, Leipzig, Cologne, Strasbourg, Hagenau, Ausbourg, Basel, Halberstadt et Megdebourg. Luther créa le commerce des livres dans l'Allemagne du Nord et fit de la petite ville de Wittenberg l'un des principaux marchés des livres...

Luther mis au monde la première industrie de publication de masse. C'est en raison de l'existence de ce marché de masse que la faculté de savoir lire et écrire devint une compétence précieuse pour l'homme ordinaire.

Luther n'essayait pas de devenir riche. Il essayait, d'abord, de réformer l'Eglise catholique puis plus tard de la détruire. Il abandonnait l'argent aux éditeurs pour s'occuper de la Réforme.

Le divertissement de demain soir

L'industrie du divertissement doit faire face à une crise comparable à celle que connut la Papauté en 1540. Elle ne peut pas arrêter la technique de la distribution numérique. Napster ne gagne pas d'argent directement par l'utilisation de sa technique, qui relie des dizaines de milliers d'ordinateurs avec leurs fichiers musicaux. "Partager" est légal d'après la Loi des États-Unis. Il est difficile d'imaginer une législation qui puisse stopper ce processus de partage numérique sans créer une tyrannie. Si l'Union soviétique a rencontré des problèmes pour contrôler l'usage des photocopieuses, que pourra faire une république constitutionnelle à propos des lignes de téléphone ?

Pour un artiste inconnu, Napster n'est pas une grande menace, mais plutôt un bénéfice. J'ai pris contact avec un ami à moi, compositeur-interprète, qui gagna beaucoup d'argent il y a 32 ans grâce à un grand tube qu'il avait écrit. Il m'a dit qu'il n'avait pas vraiment réfléchi au phénomène Napster, mais il pensait qu'il pourrait aider sa carrière d'interprète. Il gagne la plus grande partie de son argent en jouant devant de petites audiences. Napster pourrait élargir son public. (J'ai cherché son nom sur Napster : pas de référence. Nous ne sommes plus en 1968.)

L'industrie du disque, comme celle du livre, paie son personnel grâce aux revenus provenant de quelques artistes qui connaissent un gros succès, habituellement éphémère. L'industrie vend des millions de CD, prend l'argent et donne aux artistes quelques droits d'auteur. La plupart de l'industrie des CD ne gagne pas beaucoup d'argent. La stratégie consiste à attraper un artiste qui, grâce aux forces imprévues du marché libre, rapporte ultérieurement beaucoup. Peu y arrivent une seule fois.

Napster et les techniques concurrentes menacent de saper cet arrangement. Les données numériques sont des données numériques : la 100 000ème copie est identique à l'originale. La plupart de la musique "pop" a une très faible durée de vie. Napster menace de faire baisser profondément les ventes de ces tubes éphémères, car il peut faire correspondre l'offre et la demande à un prix monétaire nul.

L'industrie musicale rendra quelques artistes célèbres, uniquement pour voir ses revenus détournés par le partage de données des consommateurs. Mais elle ne peut pas y faire grand-chose.

Pour des artistes à succès, le résultat se présentera sous deux aspects : d'une part plus de tournées et de plus grandes audiences, les artistes recevant la part du lion des prix d'entrée ; d'autre part des droits d'auteur réduits à cause de la baisse des ventes de CD. Au total, ce sera bénéfique pour la plupart des artistes qui ont la faveur du public. Pour les inconnus, certains gagneront beaucoup au travers de la Toile et d'autres ne seront pas remarqués, car l'industrie musicale ne pourra pas fournir autant de lait écrémé quand la crème aura été enlevée.

Les livres viendront ensuite. En 1998, le Congrès a passé, et Clinton a signé, la Loi "Sonny Bono" sur le copyright, qui étend la protection pour deux décennies de plus. Ceci était censé représenter une fortune pour les éditeurs qui possèdent les droits des romanciers américains de l'âge d'or du roman américain (1925-1940). Toute oeuvre publiée depuis 1923 était bloquée pour 20 ans supplémentaires.

La Toile enterrera cette loi. Dès que la technique offrira au lecteur un écran léger et plat, avec une résolution de 1200 dpi et des batteries rechargeables, alors l'industrie de l'édition devra faire face à ce que l'industrie du disque connaît : le phénomène de partage des données numériques.

L'édition sera gouvernée par une nouvelle règle : "S'il vaut la peine de produire une version résumée et annotée d'un livre, il vaut la peine de télécharger le livre gratuitement" - avec en fichier attaché une copie de la version résumée et annotée.

Il y a un titre que je pense ne jamais voir en librairie : Télécharger pour les Nuls. Ce serait l'équivalent du "Volez ce livre" de Abbie Hoffman.

Aujourd'hui, il y a environ 180 juridictions en compétition, appelées nations. Il y en a d'autres qui sont déjà à l'ordre du jour politique. Il suffit que l'une d'elles ne respecte pas les lois du copyright. Elle deviendra le centre de l'industrie du partage numérique.

Considérons un livre de classe qui se vend 65 dollars. Ses pages - couleur, etc. - peuvent être mises sous forme numérique, à l'aide par exemple de la technique DjVu. Une fois en ligne, il peut être téléchargé en quelques minutes. Avec les fibres optiques, en quelques secondes. Le coût d'impression de ces pages sur une imprimante laser sera environ de 10 dollars pour 1000 pages. Plus le livre est utilisé, plus grande sera la probabilité qu'un étudiant le mette en ligne.

L'éthique du World Wide Web prônant une "information libre" favorise le partage. S'il n'est pas illégal en Slobovie inférieure de mettre un livre en ligne, alors un étudiant ne réfléchira pas deux fois sur les implications économiques de son action vis-à-vis de l'éditeur, pour lequel il n'éprouve de toute façon aucune affection.

Aujourd'hui, reproduire un livre sur la Toile est une difficulté technique. Dans dix ans ou moins, de nouvelles techniques rendront l'opération simple. Les coûts de partage des données numériques chuteront. La quantité demandée augmentera lorsque les coûts baisseront.

Que feront les magasins de vidéo quand des copies DVD de films pourront être téléchargées, gratuitement, en quelques minutes, par fibres optiques ? Que feront les salles de cinéma alors qu'elles utilisent toutes des films distribués numériquement ? La première séance de "Titan A.E." fut transmise numériquement cet été. Quelqu'un a facilement dérobé une copie et le film est disponible gratuitement en ligne.

Le cryptage est une solution mais a des limites. Il peut être cassé si l'on passe suffisamment de temps. En attendant, la National Security Agency rend illégal, pour les entreprises américaines de logiciel, la production et la vente de techniques de cryptage avancées pour la transmission de données. Le gouvernement veut le contrôle de la transmission des données privées. Si le gouvernement assouplissait ces règles, l'intimité ferait un grand bond en avant. Que doit faire un gouvernement ?

Conclusion

Si vous êtes directeur d'une grande maison d'édition de New York, commencez à mettre votre CV à jour.

Si je devais écrire un livre sur l'avenir de l'industrie du cinéma, je l'appellerais Il faut sauver le privé Spielberg.


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