Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Deuxième partie : L'état de paix

Chapitre VIII

La production des articles de consommation naturellement individuelle

Dans ce nouvel ordre de choses, la collectivité nationale, librement constituée, contracte avec une maison ou une société pour l'assurance de sa sécurité extérieure et intérieure ; les collectivités provinciales et communales font des contrats analogues pour les services locaux, naturellement collectifs. Les contributions spéciales stipulées dans ces contrats sont perçues directement sur les membres de ces différentes collectivités, auxquels il n'est infligé d'autres gênes et servitudes que celles qui sont nécessaires à la production des services.

D'autre part, l'individu demeure entièrement libre de produire directement lui-même ou de se procurer par voie d'échange les produits et services, de beaucoup les plus nombreux, dont la consommation est naturellement individuelle. Est-il nécessaire de rappeler que la production directe disparaît à mesure que le progrès rend, en comparaison, plus économique la production divisée et spécialisée ; que celle-ci se constitue naturellement sous forme d'entreprises ; que les entreprises se multiplient et se développent en raison de l'étendue de leur débouché, qu'elles se font concurrence, et, lorsque aucun obstacle naturel ou artificiel ne s'y oppose, que cette concurrence presse sur chacune et l'oblige à réduire incessamment ses frais de production. Sous un régime où l'impôt sera remplacé par la contribution, les obstacles artificiels qu'implique la perception des impôts, perçus soit au profit de l'État, des provinces et des communes, soit au profit des particuliers privilégiés (tarifs protectionnistes), ces obstacles non moins nuisibles que les impôts eux-mêmes disparaîtront. Quant aux obstacles naturels, l'extension de la sécurité, la multiplication et le perfectionnement des moyens de communication de toute sorte ont commencé à les supprimer. De toutes les révolutions qui se sont accomplies au XIXe siècle, la plus importante et la plus féconde en résultats a été celle qui a agrandi les marchés d'échange et étendu ainsi l'aire de la concurrence. En supposant que rien ne vienne arrêter ce progrès, que dans toutes les branches de l'activité humaine la concurrence puisse se développer sans entraves et acquérir son maximum utile d'intensité et de pression, les entreprises devront, sous peine de ruine, réduire au minimum leurs frais de production, par conséquent s'établir et fonctionner de la manière la plus conforme à la loi de l'économie des forces. Non seulement elles devront employer la machinerie la plus perfectionnée et le personnel le plus capable, mais encore être constituées sous la forme la plus économique et la mieux appropriée à leur destination.

Dans l'état présent des choses, elles rencontrent, sur ces différents points, des obstacles qui enraient ou retardent leurs progrès, au détriment des consommateurs de leurs produits ou services.

Sur des marchés naturellement limités par l'absence ou l'imperfection des moyens de communication et l'extension insuffisante de la sécurité, les entreprises de production ont été, dès l'origine, arrêtées à la fois dans leur multiplication et leur développement. Les forces et les ressources d'une famille, parfois même d'un individu suffisaient à la constitution et à la mise en oeuvre d'une entreprise. Cette entreprise, ou cette maison, comme on la nommait quand elle avait acquis quelque importance, était dirigée par un entrepreneur disposant du capital nécessaire, soit qu'il le possédât ou qu'il l'eût emprunté moyennant une part éventuelle dans les bénéfices ou un intérêt fixe, et enrôlant des travailleurs auxiliaires, rémunérés communément par une part fixe, avancée et assurée, appelée salaire. L'entreprise réussissait ou échouait, la maison subsistait ou disparaissait selon qu'elle était constituée et gouvernée d'une manière plus ou moins conforme à la loi de l'économie des forces, et, en cela, elle ne différait point des entreprises et des maisons politiques. Ce mode d'organisation de l'industrie est demeuré prédominant jusqu'à nos jours. Mais l'extension des débouchés, et les progrès de la machinerie qui en ont été la conséquence, l'ont rendu insuffisant dans les industries les plus avancées, et il est destiné, sinon à disparaître, du moins à n'occuper qu'une place tout à fait secondaire et de plus en plus réduite dans le grand organisme de la production. Aux "maisons", ont commencé déjà à succéder les "Sociétés" ou les "Compagnies", et nous verrons plus loin pour quelle cause cette forme nouvelle des entreprises doit finir par remplacer l'ancienne.

Elle aurait prévalu plus tôt si la constitution des grandes agglomérations de forces et de ressources n'avait été, à tort ou à raison, considérée comme dangereuse à la sécurité des établissements politiques sous le régime de l'état de guerre. C'était une maxime de gouvernement qu'on ne pouvait laisser se constituer un État dans État. Cette maxime a fini par tomber en désuétude, mais l'intervention des gouvernements en matière d'association a continué de subsister. Nulle part le droit des individus à constituer des associations et à les organiser suivant leur convenance ne s'exercent pleinement. Partout, des "lois sur les associations" réglementent et limitent, en cette matière, la liberté individuelle. De plus, d'autres lois, ayant à la fois un caractère protectionniste et fiscal, protègent les entreprises individuelles, les "maisons" contre les "sociétés" en taxant les revenus perçus sous forme de dividendes, tout en laissant indemnes ceux qui sont perçus sous forme de profits.

Cette intervention réglementaire et protectionniste des gouvernements en matière d'association a eu d'abord pour résultat de faire obstacle à la constitution des sociétés pour des entreprises dépassant les forces et les ressources d'un individu ou même d'une maison. En l'absence de ces sociétés qu'ils empêchaient de naître, par les restrictions et les conditions onéreuses qu'ils leur imposaient, les gouvernements, tant nationaux que municipaux, n'ont pas manqué de mettre la main sur des services en dehors de leurs attributions naturelles, au double détriment des producteurs et des consommateurs. Ensuite, cette même intervention a eu pour résultat de retarder, sinon d'empêcher, la transformation des maisons en sociétés, tant par la taxe protectrice des premières que par l'obstacle que la réglementation des statuts constitutifs des secondes a opposé aux progrès de leur organisation. Comme nous l'avons remarqué ailleurs, cette organisation est demeurée fort imparfaite et son imperfection balance parfois et au delà les avantages que la société présente sur la maison. Si la constitution des sociétés était libre comme celle des entreprises individuelles, la concurrence aurait pu agir pour la perfectionner et la supériorité économique de cette forme des entreprises serait déjà devenue manifeste.

Mais lorsque, d'une part, les débouchés de la production cesseront d'être limités par l'obstacle artificiel des douanes, s'ajoutant à l'obstacle naturel des distances pour compenser son abaissement, lorsque, d'une part, la constitution et l'organisation des entreprises seront rendues pleinement libres, la société deviendra la forme prépondérante et on peut ajouter nécessaire des entreprises dans la généralité des branches de la production.

Elle en sera la forme prépondérante parce qu'elle peut, en vertu de sa nature même, réunir, à moins de frais que la maison, le capital indispensable à la production. Elle en sera la forme nécessaire parce qu'elle rendra possible, dans un marché devenu illimité, la solution du problème de l'équilibre de la production et de la consommation [1].

 

Note

[1] Voir les Notions fondamentales d'économie politique, 2e partie chap. III. Le progrès de la constitution des entreprises.


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