par Gustave de Molinari
En possession d'un pouvoir illimité sur la personne et les biens de leurs sujets, les gouvernements de l'ancien régime étaient naturellement tentés d'abuser de ce pouvoir. Ils en abusaient pour satisfaire leur intérêt immédiat et celui de la société politique et guerrière dont ils étaient les mandataires. Mais si ces deux intérêts les excitaient à augmenter les charges et les servitudes de la multitude assujettie, ils ne les poussaient point à s'emparer des industries d'où elle tirait ses moyens d'existence et les leurs. Cela tenait surtout à ce que l'oligarchie propriétaire de l'État limitait communément son débouché aux fonctions gouvernantes, militaires et civiles. Elle n'avait, en conséquence, aucun intérêt à s'emparer d'industries réputées inférieures et qui l'étaient, en effet, dans cette période de l'existence de l'humanité. Elle pressait seulement sur le gouvernement pour le déterminer à agrandir, par la conquête de nouveaux territoires et de nouveaux sujets, le débouché qui lui était propre. Les gouvernements de l'ancien régime n'empiétaient donc que rarement sur le domaine de l'action privée. S'ils se réservaient la production de certains articles, tels que la monnaie, le sel, le tabac, c'était uniquement dans un but fiscal ; encore, ces monopoles, ne les exerçaient-ils pas eux-mêmes . ils les affermaient comme la plupart des autres impôts, l'expérience leur ayant démontré que l'affermage était plus productif que la régie.
Cet état de choses a complètement changé depuis que l'extension de la sécurité, et les progrès de l'industrie et du commerce qui en ont été la conséquence, ont fait surgir une classe moyenne, nombreuse et puissante, qui participe au gouvernement, et dont l'influence politique est même devenue prépondérante chez les nations les plus avancées. C'est principalement au sein de cette classe que se recrutent les partis qui se disputent la possession du gouvernement. de plus, c'est un fait d'observation que dans les pays mêmes où l'ancienne oligarchie propriétaire de l'État a conservé la prépondérance, où elle continue à fournir la grande majorité du personnel politique, militaire et administratif, ses intérêts ont changé de nature et se sont rapprochés de ceux de la classe moyenne. Les progrès qui ont rendu les guerres plus coûteuses et moins productives, partant plus rares, ayant diminué les profits qu'elle en tire, elle a dû chercher des compensations à cette perte par l'accroissement de ses revenus fonciers, sa participation aux entreprises industrielles et son accession à des fonctions qu'elle dédaignait auparavant. Les partis politiques recrutés dans ces deux classes n'ont pu conquérir le pouvoir ou le conserver qu'à la condition de se mettre au service de leurs intérêts ou de ce qu'elles croyaient être leurs intérêts. Aux propriétaires fonciers et aux industriels ils ont fourni des protections et des subventions en échange de leurs votes, à tous les fils de famille qui manquaient de l'énergie nécessaire pour se créer une situation par eux-mêmes, des fonctions publiques, civiles ou militaires. De là le poids énorme et toujours croissant dont le militarisme, l'étatisme et le protectionnisme accablent la multitude qui en supporte les frais.
Essayons de donner une idée de ce que lui coûte l'abus de pouvoir illimité que possèdent les gouvernements sur la vie et la propriété individuelles et qu'ils mettent au service des classes dont ils dépendent. Si l'on considère les deux gros chapitres des budgets de la généralité des États civilisés, ceux de la guerre et de la dette, on constate, non sans surprise, qu'ils absorbent les deux tiers des revenus publics. Sans doute, il faut, sous le régime actuel de l'assistance isolée, que chaque nation se prémunisse contre le risque de guerre, mais n'est-il pas manifeste que la prime qu'elle paie de ce chef dépasse le risque ? Si des millions d'hommes sont soumis en Europe à la servitude militaire, n'est-ce pas surtout parce que les armées offrent un débouché avantageux aux professionnels qui se recrutent, pour le plus grand nombre, dans les familles influentes de l'aristocratie et de la bourgeoisie ? Et la plupart des guerres qui ont ravagé inutilement le monde depuis un siècle ont-elles été entreprises pour satisfaire à la demande de la foule laborieuse qui fournit, qu'elle le veuille ou non, le sang et l'argent nécessaires pour les soutenir ? Que l'on calcule enfin ce que coûte le renchérissement des produits et des services que les gouvernements ont enlevés au domaine de l'activité privée : postes, chemins de fer, télégraphes, téléphones, etc., etc., et celui que cause la protection des rentes des propriétaires fonciers, des profits ou des dividendes des entrepreneurs d'industrie et de leurs commanditaires, on trouvera que l'ensemble des frais directs et indirects de gouvernement absorbe au moins la moitié des revenus de la multitude qui vit du produit de son travail quotidien. Sous le régime du servage, elle travaillait trois jours par semaine pour le seigneur ; elle travaille aujourd'hui autant pour le gouvernement et ses soutiens privilégiés, quoique les services qu'elle reçoit en échange valent à peine une demi-journée !
Cependant, à mesure que la concurrence internationale ira se développant et fera sentir davantage sa pression dans toutes les parties du marché des échanges, la nécessité de mettre fin à ce système de renchérissement deviendra plus urgente. Sous peine de succomber dans la lutte et de disparaître, les nations concurrentes seront obligées de réduire les attributions de l'État au lieu de les accroître et, finalement, de se borner à charger le gouvernement de la protection des services naturellement collectifs de la sécurité intérieure et extérieure.
A ces services qui sont du ressort du gouvernement de l'État se joignent ceux qui appartiennent aux sous-gouvernements des provinces et des communes. Comme le gouvernement de l'État, et sous la pression des mêmes influences, ces sous-gouvernements augmentent continuellement leurs attributions aux dépens de l'activité privée, et le fardeau de leurs budgets locaux s'ajoute à celui du budget général. Ils ne possèdent point, à la vérité, un pouvoir illimité sur la liberté et la propriété individuelles, mais les limites de leur pouvoir ne sont point marquées, et son extension n'est arrêtée, dans quelque mesure, que par le veto du gouvernement de l'État qui les tient dans une dépendance plus ou moins étroite. Seulement ce veto, il ne l'applique guère que lorsqu'il juge que le pouvoir local empiète sur le sien, et ce que l'on désigne sous le nom de "libertés communales" n'est autre chose que la latitude qu'il laisse aux sous-gouvernements de réglementer la liberté et de taxer la propriété individuelle. En réalité, le domaine des gouvernements locaux est fort étroit, il ne s'étend qu'à un petit nombre de services naturellement collectifs, tels que l'établissement et l'entretien de la voirie, le pavage, l'éclairage, l'enlèvement des immondices, etc., (on n'y doit même pas comprendre la police qui est plutôt du ressort du gouvernement de l'État), et ces différents services locaux, comme les services généraux de la sécurité intérieure et extérieure, peuvent être effectués avec plus d'efficacité et d'économie par des entreprises spéciales que par le gouvernement provincial ou communal lui-même [1].
Note