Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Deuxième partie : L'état de paix

Chapitre III

La constitution libre des gouvernements et leurs attributions naturelles

La souveraineté politique découlait, comme nous l'avons vu, du droit de propriété. La société guerrière qui avait fondé un établissement politique en s'emparant d'un territoire et en assujettissant sa population était propriétaire des hommes et des choses, et pouvait en user à son gré. Les nécessités de la conservation de l'État, sous la pression de la concurrence politique et guerrière, ayant fait concentrer l'exercice de la souveraineté entre les mains d'un chef héréditaire, il put dire comme Louis XIV : L'État, c'est moi. S'il octroyait à ses sujets certains droits, tels que le droit de travailler, d'échanger, de léguer et certaines garanties de propriété et de liberté, c'était de sa libre volonté et il était toujours le maître de les leur reprendre. Il se réservait, en tout cas, un droit illimité de réquisition sur leur vie, leur propriété et leur liberté, sauf à n'en user qu'autant qu'il le jugeait nécessaire pour le salut ou simplement pour le bien de l'État. Ce droit illimité, affèrent à la souveraineté, a passé à la nation dans les États modernes et elle le délègue à son gouvernement. Il avait sa raison d'être dans le risque illimité de destruction ou de dépossession auquel la concurrence politique et guerrière exposait la société propriétaire d'un État, et cette raison d'être, quoique singulièrement affaiblie depuis que la conquête n'implique plus qu'un simple changement de sujétion et un dommage plutôt moral que matériel, subsiste néanmoins et continuera de subsister aussi longtemps que les nations seront obligées de recourir à la force pour se préserver d'une agression ou faire prévaloir, dans leurs différends, ce qu'elles considèrent comme leur droit.

Mais supposons que leur sécurité et leurs droits cessent d'être menacés, supposons qu'une assurance collective vienne à remplacer pour les nations l'assurance isolée comme elle l'a remplacée pour les individus, aussitôt la situation change, le risque illimité qu'implique la guerre disparaît et avec lui la nécessité de conférer au gouvernement chargé de garantir la sécurité de la nation un droit illimité de réquisition sur la vie, la propriété et la liberté individuelles. Dans ce nouvel état de choses, les charges et les servitudes que le service de la sécurité nationale impose à l'individu n'ont plus rien d'incertain et d'aléatoire ; on peut les évaluer et les fixer car ce service se réduit :

1° A participer à l'assurance de la communauté civilisée contre les agressions des hordes barbares ou des États appartenant à une civilisation inférieure et demeurés en dehors de l'assurance collective. Or, la prépondérance que les nations civilisées ont acquise, grâce à l'accroissement extraordinaire de leur puissance destructive et productive, est telle que le risque qu'elles peuvent courir de ce chef est devenu insignifiant et qu'il suffirait d'une centaine de mille hommes pour préserver de toute atteinte les frontières du monde civilisé ;

2° A maintenir sur pied, au service de la collectivité, un contingent de forces suffisant pour assurer l'exécution des verdicts de la justice internationale, dans le cas où État contre lequel la sentence aurait été rendue refuserait de s'y soumettre et recourrait à la force pour faire prévaloir ce qu'il croirait être son droit. Mais une association ayant pour objet d'assurer collectivement la sécurité des nations exigerait de chacune la renonciation au droit de juger dans sa propre cause et d'exécuter ses verdicts par la force. Cette renonciation est déjà imposée à tous les membres de la nation comme une condition sine qua non de la garantie de leur sécurité. Le plus grand nombre d'entre eux s'y soumettent : seuls, les malfaiteurs et les duellistes s'y dérobent, les premiers, parce qu'ils obéissent aveuglément à leur cupidité ou à des passions qui ne peuvent se satisfaire qu'aux dépens d'autrui, les seconds, parce qu'ils estiment que la justice collective ne leur fournit pas une réparation adaptée à certaines offenses. Sans reconnaître à ceux-ci un droit qui serait la négation du sien, le pouvoir chargé de la sécurité publique en tolère généralement l'exercice. Il se livre, en revanche, à la poursuite incessante des malfaiteurs, et il assure, à la vérité d'une manière imparfaite, la vie et la propriété individuelles au moyen d'une police relativement peu nombreuse. Des États civilisés ne pourraient être assimilés à des malfaiteurs, mais peut-être des instincts belliqueux et quelque fausse notion de l'honneur national les pousseraient-ils à se comporter comme des duellistes. Dans ce cas, il y aurait lieu de recourir à la force collective pour leur remettre en mémoire leur renonciation au droit de se faire justice eux-mêmes, et les obliger à conserver la paix. Toutefois, la puissance de la collectivité dépassant celle de ses membres les plus puissants, ce recours cesserait bientôt d'être nécessaire. Alors chacun des États associés pourrait congédier le contingent de forces destiné à assurer l'exécution des arrêts de la justice internationale, la puissance morale de l'opinion suffirait. La garantie de la sécurité extérieure et de la paix intérieure de la communauté civilisée n'exigerait plus qu'une contribution minime et toujours décroissante, imposée aux membres des États associés.

Or, du moment où l'intérêt supérieur de la conservation de la nation cesserait de commander l'attribution au gouvernement d'un droit illimité sur la vie, la propriété et la liberté individuelle, il deviendrait possible d'établir une limite exacte et infranchissable entre les droits du gouvernement et ceux de l'individu. Cette limite serait déterminée et marquée, comme nous l'allons voir, par la nature et les conditions nécessaires de la production des services publics.

Quels sont ces services ? Qu'est-ce qui les différencie de ceux que l'individu demande à l'industrie privée ?

Les services qui constituent les attributions naturelles des gouvernements sont de deux sortes : généraux et locaux. Les premiers sont du ressort du gouvernement proprement dit, les seconds appartiennent aux administrations provinciales et communales. Le service principal qui incombe au gouvernement consiste dans l'assurance de la sécurité extérieure et intérieure de la nation et de l'individu. Ce qui caractérise ce service et le différencie de ceux de l'industrie privée, c'est qu'il est naturellement collectif. Un appareil de guerre assure toute la population d'un pays contre le péril d'une invasion étrangère, et un poste de police garantit la sécurité de tous les habitants d'un quartier, comme une digue protège contre l'inondation tous les riverains d'un fleuve. Cela étant, il est juste et nécessaire que les consommateurs de ces services naturellement collectifs en paient, collectivement aussi, les frais, en proportion de la valeur des biens garantis. Si l'un d'entre eux se refusait à fournir sa quote-part de ces frais, ce serait aux dépens des autres assurés dont la contribution devrait être augmentée d'autant. Mais nous n'avons pas besoin de dire que ce caractère de collectivité n'appartient qu'à un petit nombre d'articles. Tandis qu'un poste de police procure de la sécurité à l'ensemble des habitants d'un quartier, il ne suffit pas d'établir une boulangerie pour apaiser leur faim. C'est que le pain, comme les autres aliments, les vêtements, etc., etc., est un article de consommation naturellement individuelle, et la sécurité un article de consommation naturellement collective.

En supposant donc que la sécurité extérieure des nations civilisées soit assurée par leurs forces associées au lieu de l'être par leurs forces isolées, les fonctions naturelles et essentielles de leurs gouvernements se réduiront : 1° à participer à la défense commune de l'association et au maintien de la paix entre ses membres  2° à pourvoir à l'assurance de la sécurité intérieure et aux autres services naturellement collectifs.


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