Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Première partie : L'état de guerre

Chapitre VI

Conséquence de la persistance de l'état de guerre

Aussi longtemps que la guerre a été l'agent nécessaire de la production de la sécurité, à défaut de laquelle les sociétés humaines se trouvaient continuellement ramenées à un état voisin de l'animalité, les sacrifices qu'elle coûtait et les dommages qu'elle causait se trouvaient amplement compensés par la contribution qu'elle apportait à l'assurance de la civilisation. Mais, depuis que les progrès de la puissance destructive et productive, réalisés sous son impulsion, ont donné une prépondérance décisive aux peuples civilisés, cette compensation a cessé d'exister. De plus, les progrès mêmes dont la guerre a été le véhicule, l'ont rendue de plus en plus onéreuse, tant par la dépense d'hommes et de capitaux qu'elle exige que par les dommages directs et indirects qu'elle cause. S'il n'est pas possible de faire le compte de cette dépense et de ces dommages, on peut du moins en donner un aperçu sommaire.

Nous nous bornerons à rappeler que les différents États de l'Europe ont accumulé une dette de 130 milliards, dont 110 environ depuis un siècle, et que cette dette colossale provient presque exclusivement des dépenses de guerre ; qu'ils tiennent sur pied en temps de paix plus de 4 millions d'hommes, et peuvent porter ce chiffre à 12 millions en temps de guerre ; que les deux tiers de leurs budgets sont absorbés par le service de la dette et l'entretien des armées de terre et de mer. Si l'on recherche quelle a été la progression des charges publiques dans le courant du siècle, on trouve que le montant des contributions en argent s'est élevé dans la proportion d'un à quatre et même à cinq, et que l'impôt du sang dans les pays du continent a suivi la même progression. Pour ne citer que la France, le budget de l'État y a monté depuis la Restauration de 1 milliard à 4 et le contingent annuel de l'armée de 40 000 hommes à 160 000. La progression a été à peu près la même dans les autres États, et elle s'est, partout aussi, sensiblement accélérée dans la seconde moitié du siècle.

A la vérité, la population de l'Europe a doublé depuis la fin du siècle dernier, et sa puissance productive s'est accrue dans une proportion bien plus forte encore, grâce aux progrès merveilleux qui ont transformé la plupart des branches d'industrie. Quoique la statistique ne nous renseigne qu'imparfaitement à cet égard, nous pouvons admettre que la puissance publique s'est développée dans la même mesure que les prélèvements de l'impôt sur ses fruits, mais des signes manifestes annoncent que la progression de la productivité de l'industrie tend actuellement à se ralentir, tandis que celle des charges dont elle est grevée va, au contraire, s'accélérant. L'accroissement de la population est moins rapide, et il en est de même du mouvement commercial et du produit des impôts ; ce qui atteste visiblement un moindre développement de la richesse. Or, les causes qui agissent pour maintenir la progression des charges n'ont rien de perdu de leur force. Rien ne peut faire prévoir que la prolongation de l'état de guerre ne provoquera pas au XXe siècle une augmentation de dépenses et de dettes au moins égale à celle qui s'est produite dans le XIXe siècle. Les impôts qui pourvoient actuellement à ces dépenses et à ces dettes seront-ils assez productifs pour y faire face ? En France, par exemple, leur produit s'accroîtra-t-il assez pour suffire à un budget de 8 milliards et à une dette de 60 ? Et s'il n'y suffit point, ne faudra-t-il pas élever le taux des impôts existants ou en créer de nouveaux ? Mais il y a une limite naturelle à l'élévation et à la multiplication des impôts, c'est le taux fiscal. Quand ce taux, marqué par la capacité productive des imposés, vient à être dépassé, le produit des impôts diminue au lieu d'augmenter. Un moment viendra donc où la classe gouvernante elle-même sera atteinte dans ses moyens de subsistance par les frais croissants qu'entraîne la prolongation de l'état de guerre.

Cependant cette prolongation à une époque où la guerre a cessé d'être utile, n'a pas seulement pour résultat de faire peser sur les nations civilisées un fardeau croissant de dépenses militaires. Il a un autre résultat non moins nuisible ; c'est de continuer à nécessiter l'attribution aux gouvernements d'un pouvoir souverain sur la vie et les biens des individus. Comme il n'y a point de limites aux sacrifices que la guerre peut exiger, il est nécessaire que les gouvernements aient le pouvoir non moins illimité de les imposer. Ce pouvoir, qui était concentré sous l'ancien régime entre les mains du chef héréditaire de l'oligarchie propriétaire de l'établissement politique, a passé théoriquement à la nation et, pratiquement, au personnel dirigeant du parti qui en a la possession précaire. Nous avons vu plus haut que ce transfert du pouvoir souverain, au lieu d'en restreindre l'abus, a eu, au contraire, pour effet de l'étendre et de l'aggraver. Nous avons vu aussi que toutes les garanties stipulées en faveur de l'individu pour le préserver de cet abus sont demeurées illusoires. Qu'ils le veuillent ou non, les détenteurs de l'exercice de la souveraineté sont obligés de mettre cet instrument redoutable au service des intérêts dont leur existence dépend. Sous l'ancien régime, ils n'avaient à compter qu'avec une oligarchie à laquelle était dévolu le monopole des fonctions supérieures, militaires et civiles, mais qui ne pouvait, sans déchoir, descendre aux fonctions inférieures et, à plus forte raison, se livrer aux occupations serviles de l'industrie et du commerce. Les appétits des classes dominantes étaient exigeants sans doute, mais ils se mouvaient dans un cercle naturellement étroit. Il suffisait au souverain de satisfaire l'ambition et la cupidité d'un petit nombre de familles en possession héréditaire de fournir le haut personnel de l'État. Il en a été autrement depuis que les gouvernements ont dû compter avec des appétits de plus en plus nombreux et non moins faméliques. Il ne leur a plus suffi de pourvoir de commandements et de sinécures les familles influentes d'une oligarchie, il leur a fallu mettre à la disposition des milliers et même des centaines de milliers de familles en possession du pouvoir et de l'influence politique, des fonctions de toute sorte et accorder à leurs intérêts, aux dépens du reste de la nation, une protection spéciale. Au militarisme se sont joints alors l'Étatisme et le protectionnisme pour augmenter les charges de la multitude. Ces charges qui fournissent la part de l'État et de ses protégés dans les résultats de la production, tantôt s'ajoutent aux parts des agents productifs, capital et travail, et tantôt s'en déduisent. Elles s'y ajoutent lorsque les producteurs peuvent élever de tout le montant de l'impôt le prix de leurs produits, ce qui arrive lorsqu'ils sont protégés contre la concurrence des pays où la production est moins grevée. Dans ce cas, la charge de l'impôt est supportée par les consommateurs, et diminue d'autant le pouvoir d'achat de leurs revenus, soit qu'ils tirent ces revenus du capital ou du travail. Seulement, les entrepreneurs d'industrie protégés et leurs commanditaires trouvent d'habitude dans la protection, des bénéfices qui compensent et au delà la perte de pouvoir d'achat qu'ils subsistent à titre de consommateurs, en sorte que la multitude qui vit du produit de son travail non protégé supporte à la fois le fardeau de l'impôt et celui de la protection. Dans le cas où la concurrence extérieure empêche les producteurs d'élever les prix de leurs produits de tout le montant de l'impôt, - cas d'ailleurs exceptionnel, car le fardeau de l'impôt va s'appesantissant d'une impulsion presque égale dans tous les pays civilisés, - la part de l'État vient en déduction des parts des agents productifs. Mais le capital échappe en vertu de sa nature même à cette déduction. Quoiqu'il naisse de la production, il n'a que d'une manière accessible la production pour objet. Il est constitué en vue de pourvoir aux nécessités éventuelles de la vie, et il peut subsister indéfiniment en demeurant inactif. Il ne s'offre à la production qu'autant que la rétribution qu'elle lui procure couvre la privation résultant de son indisponibilité et les risques de son emploi avec adjonction d'un profit. Si cette privation, ces risques et ce profit ne sont pas couverts, il ne s'offre point ou se retire. Les charges dont les gouvernements grèvent la production peuvent bien diminuer le nombre des emplois ouverts au capital, elles ne peuvent abaisser le taux de sa rétribution. Il en est autrement pour le travail. Il est obligé de s'offrir à la production pour satisfaire aux nécessités immédiates de la vie. A moins qu'il ne s'y soustraie par une émigration, toujours difficile et coûteuse, dans les pays moins grevés, c'est à ses dépens que s'opère la déduction de la part de l'État et de ses protégés.

Cette emprise croissante de l'État sur la part du travail dans les résultats de la production, les socialistes l'ont attribuée au capital. Si la rétribution du travail ne s'est pas élevée en raison de l'augmentation énorme de la productivité de l'industrie, cela provient, suivant leurs docteurs, de ce que le capital a abusé de sa puissance pour lui ravir la plus grande part, sinon la totalité, de ce qui aurait dû lui en revenir. Ils ont, en conséquence, soulevé le travail contre le capital et provoque entre ces deux facteurs nécessaires de la production une lutte qui ne peut qu'aggraver les maux auxquels ils prétendent mettre fin.

sans doute, les maux dont souffrent les travailleurs ne proviennent pas seulement de l'insuffisance de leur rétribution, ils proviennent encore du mauvais emploi qu'en font ceux d'entre eux qui sont incapables de gouverner utilement leur vie. Aux nuisances du gouvernement collectif s'ajoutent les nuisances du gouvernement individuel, mais, comme nous le verrons, si les premières n'engendrent pas les secondes, elles font obstacles à leur guérison.

C'est, en dernière analyse, le pouvoir souverain des gouvernements sur la vie et les biens des individus qui est la source de laquelle découlent le militarisme, l'étatisme et le protectionnisme. Or, ce pouvoir continue à avoir sa raison d'être dans la persistance de l'état de guerre. Le progrès le plus urgent à réaliser, dans la situation présente des sociétés civilisées, consiste donc à mettre fin à l'état de guerre. Ce progrès se réalisera, à la vérité, nécessairement de lui-même par la difficulté croissante de perpétuer une forme de la concurrence incompatible avec les nouvelles conditions d'existence des sociétés : mais on peut l'accélérer et hâter aussi la réalisation des progrès que l'état de paix rendra possible [1].

 

Note

[1] Voir, pour les développements, Grandeur et décadence de la guerre.


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