A Panama


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. La Barbade.

Les distractions du bord. — Les conférences de M. Lesseps et les causeries du docteur Nicolas. — Bridgetown. — Hastings. — Nègres et négresses. — Le dîner de la Standard Ice House. — Le chemin de fer de Bath. — La culture de la canne. — Les cases à nègres. — Le Bridgetown Ledger. — La crise sucrière. — Les recettes et les dépenses publiques.

14 février 1886.


Les distractions ne nous ont pas manqué à bord du Medway. Aux spirituelles causeries de M. de Lesseps a succédé une conférence du docteur Nicolas, qui se rend à Panama pour organiser le service sanitaire des chantiers de la Société française de travaux publics et de constructions, représentée par un de nos aimables compagnons, M. Villard. Le docteur Nicolas entretient agréablement ses auditeurs d’un sujet plein d’actualité : l’hygiène à suivre dans l’isthme de Panama 1. Cette hygiène consiste principalement à modérer ses appétits et à se munir de quinquina. Le soir, on improvise un bal, puis un concert au profit des veuves et des orphelins des matelots. Une tente toute lambrissée de drapeaux a été dressée sur le pont. Le croissant de la lune qui se lève sur un plan horizontal, les brillantes constellations et l’immense voie lactée fournissent la plus belle part du luminaire. Un jeune clergyman, en veston zébré de raies brunes et blanches, monte sur l’estrade et se met au piano. Après le dernier morceau, l’auditoire se lèveet entonne le God save the Queen ! L’effet est saisissant, mais aussi quel décor ! Le lendemain matin, 10 février, à 6 heures, — c’est le jour et l’heure réglementaires de l’arrivée à l’escale de la Barbade, ni plus ni moins que s’il s’agissait d’une station d’omnibus de banlieue, — le bateau stoppe. Nous sommes dans la rade de Bridgetown, le port et la capitale de la Barbade, et nous avons sous les yeux un panorama des tropiques : une côte basse, bordée de palétuviers au feuillage vert sombre ; des maisons blanches et roses groupées au fond de la rade et surmontées des hauts éventails des palmiers ; plus haut, sur les pentes déboisées, les plants jaunâtres des cannes à sucre. Dans la rade, une flottille de goélettes et de steamers au milieu desquels se prélasse une vieille frégate de guerre de S. M. Britannique. Une nuée de barques, manœuvrées par des nègres de toutes nuances, depuis la suie jusqu’au bronze florentin et au bois jaune, s’abattent sur les flancs du navire et s’attroupent au bas de l’escalier. Une de ces barques est remplie de boys en caleçons de bain, qui sollicitent un petit sou et plongent au fond de l’eau pour le ramasser, sans se soucier autrement du voisinage des requins. Il est vrai que le requin, animal vorace mais paisible, a horreur du bruit, et qu’ils font un beau tapage. Nous montons dans un canot et nous voici au quai. Une foule de neveux oisifs mais officieux de feu l’oncle Tom nous entourent ; les uns nous proposent de nous conduire au meilleur hôtel de la ville, d’autres nous font passer sans mystère des billets d’une écriture fine, contenant des offres hospitalières. Nous descendons au Standard Ice House où une députation de la municipalité vient souhaiter la bienvenue à M. de Lesseps. Le rédacteur du Bridgetown Ledger, qui accompagne la députation, nous apprend cependant qu’il y a, à la Barbade, une forte opposition au canal, quoique cette île, comme les autres Antilles, soit appelée à prendre sa part dans le développement maritime et commercial que la mise en communication des deux Océans ne manquera pas de provoquer. Nous connaîtrons quelques heures plus tard le motif de cette opposition barbadoise. En attendant, nous allons faire une promenade à Hastings, une agréable station de bains, qu’un tramway met en communication avec Bridgetown. Le chemin est bordé de maisonnettes légèrement construites en planches, entourées de jardinets où fleurissent les lauriers-roses et ombragées de robustes sycomores au dôme feuillu. Des murs épais donneraient plus de fraîcheur, et çà et là une fontaine ne gâterait rien. Mais des murs épais coûteraient cher, et dans tous les pays du monde on peut, du premier coup d’œil, savoir si le capital est abondant ou rare. Il suffit de mesurer l’épaisseur des murs. L’eau, dans cette île où la canne à sucre a pris la place des arbres, est plus rare encore que le capital. Il est question en ce moment de la fondation d’une Compagnie de Waterworks qui se chargerait de distribuer cette manne liquide dans toute l’étendue de l’île ; mais la Compagnie demande un subside annuel de 3 000 livres sterling, et c’est un gros chiffre par ce temps de crise sucrière. Nous croisons de petites charrettes remplies de cannes à sucre, traînées par des mules ou des ânes, avec des conducteurs déguenillés comme des Irlandais. Des policemen nègres vêtus de blanc, la tête couverte d’un casque numéroté d’argent, font contraste, par leur belle tenue, avec ces débraillés. Plus loin, dans les galeries ouvertes d’une caserne, des soldats non moins nègres portent fièrement l’uniforme de nos turcos. Le nègre est né pour être enrégimenté, et aucune créature n’a davantage le goût de l’uniforme et des paillettes. Qui aurait su mettre à profit ce penchant inné des fils de Cham et organiser des régiments de travailleurs costumés en zouaves ou en hussards, avec de la musique et des intermèdes de danse, en soumettant ces grands et bons enfants à une tutelle appropriée à leur état de développement moral et mental, qui n’est pas la nôtre, aurait résolu, sans secousse et sans crise, la question du travail, toujours pendante et brûlante dans les colonies. Malheureusement les abolitionnistes, gens tout d’une pièce, qui n’entendaient rien au côté économique de la question de l’esclavage et qui considéraient, en vertu du principe sacro-saint de l’unité des races humaines, le nègre comme un Anglo-Saxon cuit au soleil, n’ont rien trouvé de mieux à lui offrir que le self government. Le nègre a accepté avec empressement le régime qui fait le bonheur des Anglo-Saxons et qui avait d’ailleurs le mérite de le débarrasser du fouet et du bâton, mais il n’a pas appris encore la manière de s’en servir, et Dieu sait s’il réussira jamais à l’apprendre. Des négresses, en robe blanche à volants, portent sur un plateau en bois, placé en équilibre sur la tête nue ou coiffée d’un mouchoir noué à la créole, des régimes de bananes, des oranges et des mangues, ou bien encore des poteries et d’autres menus articles. Elles ont les attaches fines et un port de statue. Les traits sont irréguliers, mais les yeux sont veloutés ; et quelles dents ! L’hôtel des Bains est fermé à Hastings. Nous retournons à la Standard Ice House où le déjeuner nous attend, un déjeuner plein de couleur locale et tropicale. Jugez-en par le menu : poissons volants à la Colbert, biftecks de tortue, ignames et patates douces, confitures de goyaves, bananes, oranges et mangues. La salle à manger et le salon de lecture sont ornés de chromos, parmi lesquels éclate la reproduction du tableau de Vibert, le Libérateur du territoire. Dans la rue, à deux pas, une colonne tricolore annonce, comme dans toute l’Amérique, la boutique d’un barbier. Celui-ci parle le français. Il prétend même être seul à le parler. Mais la France ne fournit pas seulement à la Barbade des chromos et des barbiers. L’affiche du théâtre de Bridgetown annonce Claire ou le Maître de forges, la pièce émouvante du célèbre auteur français, M. Ohnet, qui a été représentée plus de cent fois au théâtre Wallack à New-York. C’est la grande attraction du jour. Il est 2 heures. Le thermomètre marque bien 35°. Le sol calcaire de la capitale de la Barbade nous aveugle, tandis qu’une fine poussière blanche nous prend à la gorge. Nous nous hâtons de sortir de cette fournaise et nous allons prendre le train du chemin de fer de Bath, car il y a un chemin de fer à la Barbade, avec un réseau télégraphique et même téléphonique. Les stations sont de simples baraques en planches. La première porte le nom français de Rouen, dont nous ne nous expliquons pas l’origine, la Barbade seule parmi les Antilles n’ayant jamais changé de propriétaires ; elle a été peuplée au commencement du XVIIe siècle par des colons anglais qui allaient occuper des concessions accordées par Jacques Ier et Charles Ier à des seigneurs de la cour, et elle a toujours appartenu à l’Angleterre. Les rails sont posés, sans grande façon, sur des traverses en bois ; le tablier des ponts et des viaducs est à jour ; les voitures à l’américaine n’ont aucun luxe ; la seule différence entre les premières et les troisièmes classes, c’est que les sièges en bois sont en largeur dans les unes, en longueur dans les autres ; mais les tickets ne sont pas bien chers : un aller et retour, pour une distance de 25 à 30 kilomètres, nous coûte 2 shellings ½ (3 fr.). Nous traversons une superbe région de terre noire, presque entièrement plantée de cannes à sucre, car l’île n’est qu’une vaste sucrerie. A côté de champs de cannes mûres qu’on est en train de couper à la serpe, et sur lesquels on laisse pourrir le feuillage, d’autres viennent d’être plantés, tandis qu’un peu plus loin une charrue attelée de dix bœufs trace lentement son sillon 2. Les travailleurs ne paraissent pas plus pressés que les bœufs ; quelques-uns regardent passer le train en suçant un bout de canne. Mais voici un propriétaire à cheval qui surveille, immobile, une escouade d’ouvriers. Il a la figure entièrement couverte d’un voile blanc, comme d’un masque de pénitent : c’est, nous dit-on, un « respiratoire » destiné à préserver des miasmes qui s’échappent du sol remué. Au temps de l’esclavage, ce propriétaire soigneux aurait eu un fouet à la main. C’était le bon temps, au moins pour les propriétaires, sinon pour les nègres. De distance en distance, on aperçoit les bâtiments et la haute cheminée d’une sucrerie, ou bien encore des moulins à vent qui servent à broyer la canne. Nous remarquons quelques plantations de sorgho. C’est un essai. Des arbres à pain à larges feuilles et que nous avions pris d’abord pour d’énormes cédratiers, des cocotiers et d’élégants palmiers dont le tronc lisse ressemble, jusqu’aux deux tiers de la hauteur, à un pied de colonne, de couleur gris cendré et d’un vert transparent jusqu’au panache, mettent un peu de fraîcheur — trop peu ! — dans ce paysage torride.

Dans le voisinage des sucreries, on aperçoit des cases à nègres en files ou en groupes. Ces cases sont ce qu’il y a de plus rudimentaire dans la série des habitations humaines. Les tentes des Sarcis, que j’ai visitées dernièrement au pied des Montagnes-Rocheuses, sont des palais en comparaison. Figurez-vous, posée sur quatre grosses pierres en guise de soubassement, une hutte en planches nues de 3 ou 4 mètres de largeur sur 2 ou 3 de profondeur et de hauteur ; point de cheminée. Dans la saison sèche, on fait la cuisine en plein air ; dans la saison des pluies, on pose le réchaud à l’intérieur, la fumée s’échappe par la porte et les deux ou trois ouvertures servant de fenêtres et sur lesquelles s’abattent au besoin des châssis en bois. C’est dans ce taudis étroit et enfumé que grouille le monde noir, parfois en compagnie, pas toujours, d’un porc de même pelage ; parfois aussi la case a pour attenance un jardinet où l’on cultive quelques patates et où s’étalent, au sortir de la lessive, les robes blanches à volants des négresses. C’est la toilette favorite des paysannes aussi bien que des citadines. Rien de curieux comme de voir au milieu d’un champ de cannes ces têtes noires sortant d’une gaine blanche point trop chiffonnée ni maculée. La toilette fait tort au logement. Mais que voulez-vous, on n’est pas riche. Les salaires sont bas, 1 shelling par jour pour les hommes (1 fr. 25.), les deux tiers ou la moitié pour les femmes, et il n’y a pas de travail pour tout le monde. La Barbade est une très petite île, de 30 kilomètres de longueur environ sur 20 de largeur, et elle est surchargée de population ; d’après le recensement de 1876, elle n’avait pas moins de 162 000 habitants, dont 16 000 blancs seulement. Aussi n’est-elle pas négligée par les agents d’émigration. A toutes les stations du chemin de fer, nous trouvons une affiche intitulée : « Un tour à Panama », dans laquelle la Compagnie hollandaise et américaine qui s’est chargée du creusement de la tranchée de la Culebra, une tranchée de 88 mètres, demande 12 000 travailleurs, en leur promettant de gros salaires. Cette affiche m’explique la mauvaise humeur des propriétaires à l’endroit du canal. C’est que les travaux du percement de l’isthme, en créant un nouveau et large débouché pour les bras, font hausser les salaires.

Nous atteignons par une série de courbes et de pentes audacieuses une région pittoresque de calcaire coquillier surplombant une crique remplie de brisants et de récifs qui ressemblent à des dolmens. C’est le terminus du chemin de fer. Nous revenons sur nos pas et nous achetons au retour, moyennant la faible somme d’un penny, un numéro du Bridgetown Ledger, qui paraît trois fois par semaine et qui est, d’après son propre témoignage, le plus répandu des journaux de l’île. « Le Ledger, dit-il dans un long et éloquent avertissement destiné à faire valoir les avantages extraordinaires de ses annonces, le Ledger est, de tous les journaux qui ont jamais paru dans cette île, celui dont la vente est sans comparaison la plus considérable. Dussions-nous vexer nos confrères, nous devons à la vérité de dire qu’un bon nombre de leurs abonnés les ont quittés, pour venir à nous. Et nous n’avons pas seulement des abonnés. Nous vendons tous les jours notre numéro par milliers. Du soir au matin des nuées de news boys se répandent dans la ville et les faubourgs en vendant le Ledger... Le Ledger fait payer ses annonces plus cher que ses concurrents, cela est vrai, et son intention est même de les faire payer toujours plus cher, mais leur supériorité n’est-elle pas manifeste et indiscutable ? » Cependant malgré ce discours engageant, les annonces n’affluent pas dans le Ledger : elles n’occupent guère que deux colonnes sur vingt. Les plus notables sont celles des entrepreneurs de pompes funèbres. Le Barbados funeral furnishing establishment, par exemple, est organisé de manière à travailler moins cher que le moins cher et mieux que le meilleur de ses concurrents, et il promet qu’aucun effort ne sera épargné pour donner une entière satisfaction à sa clientèle. De plus, il met gratis ses « brancards brevetés » à la disposition des clients qui n’ont pas les moyens de se payer des funérailles luxueuses. N’est-ce pas séduisant ? et ne serait-il point particulièrement avantageux de mourir à la Barbade ?

Par malheur, il n’est pas, en ce moment du moins, aussi avantageux d’y vivre. Cela tient à la crise de l’industrie sucrière, et pour remonter à l’origine même du mal, cela tient au système colonial, qui a encouragé artificiellement et poussé à l’excès la production du sucre dans les Antilles, en assurant aux planteurs le monopole du marché de la métropole. Les énormes bénéfices que procurait ce monopole, à l’origine, ont multiplié les plantations ; on a déboisé et saccagé ces îles merveilleuses pour en faire des champs de roseaux saccharifères ; et comme on avait commencé par massacrer les indigènes, comme les travailleurs européens ne résistaient pas au climat et d’ailleurs revenaient trop cher, on a importé des esclaves africains pour exécuter, sous le stimulant du fouet, la grosse besogne des cultures. L’esclavage a servi d’auxiliaire au monopole. Mais un jour est venu où les pernicieuses théories de la liberté du travail et du commerce ont commencé à faire leur chemin dans le monde. Le peuple anglais s’est laissé endoctriner par Cobden, qui comparait le monopole « à un mystérieux filou qui vous dérobe un morceau de sucre, chaque fois que vous mettez la main au sucrier. » Il s’est refusé de payer plus longtemps la dîme du monopole. Les sucres étrangers, naguère absolument prohibés en Angleterre, y ont été admis sur le même pied que les sucres des colonies. Quelque temps auparavant, les abolitionnistes avaient soulevé la conscience publique contre l’esclavage, et réussi à en obtenir l’abolition, moyennant une indemnité de 20 millions sterling (500 millions de francs), allouée aux planteurs. Mais les planteurs étaient criblés de dettes qu’il fallait liquider, et les nègres livrés à eux-mêmes ne fournissaient plus au même prix que les esclaves, et surtout avec la même régularité, le travail nécessaire aux plantations. Les planteurs les plus intelligents et les mieux pourvus de capitaux ont résisté à la crise en perfectionnant leur machinery arriérée. Malheureusement c’est le petit nombre. La plupart des autres ont succombé ou ont traîné une existence difficile, que l’avilissement des prix du sucre a encore aggravée. Ils sont à plaindre assurément, mais ils ont hérité d’un lourd passé de fautes et de crimes, et ils fournissent un exemple saisissant de la solidarité qui unit les générations, dans le bien comme dans le mal. En gens pratiques toutefois, ils se sont efforcés d’alléger leur fardeau, en le faisant autant que possible peser sur les épaules de leurs anciens esclaves.

Les dépenses publiques sont relativement considérables à la Barbade ; elles se sont élevées l’année dernière à 146 134 liv. st. ; et il y est pourvu, pour la plus grosse part, au moyen des droits établis à l’importation des subsistances, farines et viandes. L’île ne produisant guère que du sucre, un peu d’arrowroot et des fruits, la presque totalité des articles d’alimentation paye un tribut au fisc, et ce tribut est lourd. La farine est grevée d’un droit de 4 shell. 2 d. par boisseau. D’après le prix courant que je trouve dans le Ledger, les prix de la farine varient selon les qualités, de 4,75 à 7,50 dollars. Ce qui porterait le droit à 15 ou 20 p. 100 en moyenne. Le beurre paye 5 shell. 4 ¾ d. par quintal ; la viande salée, le lard et les jambons, 5,7 ¼. On voit qu’un bon morceau du shelling qui constitue le revenu quotidien du travailleur de plantation est rogné par le fisc. Les articles qui sont particulièrement sinon exclusivement demandés par la petite classe des propriétaires blancs sont, au contraire, fort ménagés. Le thé ne paye que 3 pence (30 centimes) par livre, les pickles 4 p. 100 ; les produits manufacturés de toutes sortes, étoffes de coton, de laine, de soie, les machines, la papeterie ne supportent, de même, qu’un droit léger de 4 p. 400 ; les livres sont exempts. Est-il nécessaire d’ajouter que, si la multitude noire est chargée de fournir la plus forte part de la recette, c’est la minorité blanche qui profite surtout de la dépense ? autant les salaires des travailleurs sont bas, autant les appointements des fonctionnaires sont élevés. Le gouverneur reçoit 4 000 liv. st. par an (100 000 fr.) ; le secrétaire colonial 700 liv., le chief justice 2 000 liv., l’attorney général 500 liv., l’inspecteur général de la police 520 liv., l’évêque 1 000 liv. C’est un bel état-major, mais un peu lourd pour une population de moins de 200 000 âmes, composée pour les neuf dixièmes de pauvres gens dont le revenu, taxes et repos du dimanche déduits, n’atteint pas 75 centimes par jour, et même, en tenant compte des enfants et des vieillards, à peine 50 centimes. Aussi la vie est-elle moins facile qu’on ne serait tenté de le supposer à l’aspect de ce merveilleux climat et de cette terre si riche et si féconde. Le Ledger pousse des cris de détresse, et il engage ses lecteurs, dont il accuse l’indifférence, à s’occuper d’économie politique. Ce bon et sage Ledger ! il constate non sans amertume que les exemplaires des ouvrages de John Stuart Mill, Herbert Spencer, Huxley et Henry George restent intacts et d’une propreté immaculée sur les rayons de la bibliothèque publique. « Il y a pourtant, conclut-il, dans cette île des hommes qui pourraient aider le peuple à résoudre le problème de l’existence, à remédier au paupérisme, à le prévenir. A ceux-là nous disons : Aidez-nous ou nous périssons ! »

Vous le voyez, on a beau traverser l’Océan et changer de climat, on se retrouve en présence des mêmes souffrances et des mêmes problèmes. Mais il est temps de retourner à bord du Medway. Nous venons de passer dix heures à la Barbade. Nous devons encore nous arrêter deux heures à Jacmel (Haïti) et faire une escale d’un jour et demi à Kingston (Jamaïque) avant d’aborder à Colon.



Notes

1 Dans la séance de l’Académie de médecine du 25 mai 1886, M. le docteur Ad. Nicolas a donné lecture d’un travail plein d’intérêt sur l’hygiène dans l’isthme de Panama. Ce travail a été inséré au Bulletin de l’Académie de médecine. 2° série, t. XV, p. 732.

2 Un de nos compagnons de voyage, membre de la Société des agriculteurs do France, M. Cottu, veut bien me communiquer quelques-unes de ses observations sur les cultures de la Barbade. Elles intéresseront certainement nos lecteurs :

« La campagne que nous traversons est couverte de cultures : cannes à sucre et patates. La canne à sucre domine de beaucoup, c’est le produit principal de l’île. La terre est fertile : c’est une terre noire, compacte, durcissant au soleil et formée par l’accumulation, au bas des pentes, de détritus organiques. Elle doit être nettement acide et rappelle absolument les terres de nos vieilles prairies de France. La .superbe végétation que nous voyons sur ces terres nous amène à penser qu’il y aurait avantage, dans beaucoup de nos pays, à utiliser pour la culture les masses d’azote accumulées dans les terres de cette nature.

« Ici ces terres se présentent en couches moins profondes qu’au bord de nos rivières : l’épaisseur totale de l’humus ne dépasse pas 0m,50 à 0m,60 et le sous-sol calcaire coquillier vient immédiatement après ; grâce à cette situation, les pluies amènent la chaux qui manque presque toujours à cette sorte de terrains, et les racines de la plante peuvent aller elles-mêmes prendre la chaux nécessaire à la nitrification de l’azote dont elles ont besoin.

« Les champs de cannes que nous traversons sont de belle venue : quelques-uns présentent des tiges dépassant uniformément une hauteur de 2m50 environ. La plantation est faite en lignes à environ 1m50 d’écart entre les rangs et 1 mètre seulement sur le rang même ; la terre est façonnée à la main, de manière à conserver, autour du pied, une petite cuvette ; ce pied drageonne et forme, au moment de la récolte, une touffe vigoureuse composée de cinq ou six tiges, de la grosseur des gros maïs caragua cultivés en lignes.

« La plupart des champs sont divisés en grandes planches par de profondes rigoles d’environ 0m30 à 0m40 de creux et aboutissant à des canaux de plus grande dimension. Je croyais tout d’abord à un système d’irrigation ; mais ce sont au contraire des canaux d’absorption, d’égout destinés à empêcher la canne d’être noyée par les pluies torrentielles, assez fréquentes. En effet, je ne pouvais parvenir à trouver le point de départ des eaux d’irrigation et les fossés les plus nombreux se trouvaient dans les bas-fonds où toute irrigation était impossible.

« On commence la récolte de la canne ; des nègres armés de serpes à deux tranchants coupent, avec une grande rapidité de main, le sommet de la plante ainsi que les feuilles mortes du bas de la tige, puis ils sapent la canne au ras du sol ; des négresses mettent alors ces cannes en bottillons, les liant avec le sommet des tiges qu’elles trouvent par terre. Les tombereaux, petits, d’un modèle assez étrange, charroient les cannes au moulin voisin de l’usine. Ce sont de simples moulins à vent, moins la construction de bois qui, chez nous, surmonte le bloc de maçonnerie : cette absence leur donne, à nos yeux, un air massif et écrasé.

« Quant aux tombereaux, ils sont à avant-train, établis comme les caissons d’artillerie ; le tombereau remplaçant le canon, mais, comme lui, venant s’accrocher à l’avant-train.

« Les déchets de récolte paraissent être laissés simplement sur le sol pour servir d’engrais et protéger la repousse de la canne qui, une fois enracinée, donne trois récoltes annuelles sans plantation nouvelle. Je vois aussi apporter, sur les champs de jeunes plants, les déchets de la fabrication sucrière qui sont mis en meules dans les cours des usines. Parfois on parque dans une clôture, au milieu même du champ, quelques bœufs sur les déchets de récolte : l’engrais se fait ainsi sur place.

« Les charrois semblent assez courts ; la petite taille des animaux. de race danoise, la disposition des champs de cannes rendent les transports difficiles. Je vois du fumier apporté sur le bord des chemins, qui est repris et transporté dans des paniers ronds, que les négresses placent sur leurs têtes, dans les champs de cannes, à d’assez longues distances. J’ai vu faire également des terrassements par le même procédé.

« Malgré le prix peu élevé de la journée du nègre, un shilling (1 fr. 25) net, sans nourriture ni logement, et celui de la journée de négresse, qui doit être inférieur, ce système doit être coûteux. Que ne connaissent-ils les bienfaits du Decauville ?

« Le chemin de fer qui nous transporte a du développer beaucoup cette culture. A chaque station, Bullkely, Carrington, Three-House, se trouve une grande usine à sucre : l’odeur de la vinasse nous poursuit. A Carrington j’aperçois tout un outillage de labourage à vapeur en état apparent d’abandon à la porte de l’usine ; la petite étendue des pièces (les plus grandes ont environ 3 hectares), les différences de niveau ont dû montrer à ce progressiste que l’étude attentive et approfondie du milieu doit toujours précéder l’application des outils perfectionnés, si l’on veut en obtenir tout l’effet utile. »


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