Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 3 : Laissez-faire ou dictature

Plain Talk, janvier 1949

 

1. Ce que "L'Encyclopédie des Sciences Sociales" dit du laissez-faire

Depuis plus de cent ans, la devise "laissez faire, laissez passez" agit comme un drapeau rouge pour les annonciateurs du despotisme totalitaire. D'après ces fanatiques, cette maxime résume tous les odieux principes du capitalisme. Démasquer ses erreurs reviendrait donc à faire exploser les fondements idéologiques du système de la propriété privée de moyens de production, et à démontrer implicitement la supériorité de son antithèse, à savoir le communisme et le socialisme.

"L'Encyclopédie des Sciences Sociales" [Encyclopedia of the Social Sciences] peut être à juste titre considérée comme représentative des doctrines enseignées dans les universités et collèges américains et britanniques. Son neuvième volume contient un article intitulé "Laissez Faire" et écrit par G.D.H. Cole, professeur à Oxford et auteur de romans policiers. Dans les quatre pages un quart de sa contribution, le professeur Cole se laisse librement aller en utilisant des épithètes désapprobateurs. La maxime "ne résiste pas à l'examen," elle n'a cours que dans "l'économie populaire," n'est qu'une "faillite sur la plan théorique," un "anachronisme," ne survit que comme "préjugé" mais "est morte en tant que doctrine méritant le respect théorique." Le recours à de telles appellations chargées d'opprobre ainsi qu'à de nombreuses autres n'arrive pas à cacher le fait que les arguments du professeur Cole passent totalement à côté de la question. Le professeur Cole n'est pas compétent pour traiter de ces problèmes parce qu'il ne sait tout simplement pas ce qu'est l'économie de marché, ni comment elle fonctionne. La seule affirmation correcte de cet article est le truisme suivant lequel ceux qui rejettent le laissez-faire sont socialistes. Il a également raison de dire que le rejet du laissez-faire est "aussi important dans l'idée nationale du fascisme italien que dans le communisme russe."

Le volume qui contient l'article de M. Cole a été publié en janvier 1933. Ceci explique pourquoi il n'inclut pas l'Allemagne nazie dans les rangs des nations qui se sont libérées du sortilège de cette sinistre maxime. Il ne fait que noter avec satisfaction que la conception rejetant le laissez-faire est "à l'arrière-plan de nombreux projets de planification nationale qui, en grande partie grâce à l'influence russe, est en train d'être proposée dans le monde entier."

2. Laissez-faire veut dire économie libre de marché

D'éminents historiens ont consacrés beaucoup d'efforts à la question de savoir à qui attribuer la paternité de la maxime "laissez faire, laissez passer." En tout état de cause, ce qui est certain c'est que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, les remarquables champions français de la liberté économique — et parmi eux figurent en premier lieu Gournay, Quesnay, Turgot et Mirabeau — condensèrent pour le public populaire leur programme dans cette phrase. Leur but était d'établir une économie de marché sans entraves. Afin d'atteindre cet objectif, ils préconisaient l'abolition de tous les statuts empêchant les individus les plus travailleurs et les plus efficaces de l'emporter sur leurs concurrents moins travailleurs et moins efficaces et restreignant la mobilité des marchandises et des hommes. Voilà ce que cette fameuse maxime voulait exprimer.

En utilisant à l'occasion les mots "laissez faire, laissez passer," les économistes du dix-huitième siècle n'avaient pas pour but de donner un nom à leur philosophie sociale, la doctrine du laissez-faire. Ils concentraient leurs efforts sur l'élaboration d'un nouveau système d'idées politiques et sociales qui bénéficieraient à l'humanité. Ils ne cherchaient pas à organiser une faction ou un parti et à lui trouver un nom. Ce n'est que plus tard, dans la deuxième décennie du dix-neuvième siècle, qu'un terme surgit pour désigner l'ensemble complet de la philosophie politique de la liberté, à savoir le terme de "libéralisme". Le nouveau mot était emprunté à l'Espagne, où il désignait les amis du gouvernement constitutionnel et de la liberté religieuse. Très vite, il fut utilisé partout en Europe pour désigner les tentatives de ceux qui représentaient le gouvernement représentatif, la liberté de pensée et de parole, la liberté de la presse, la propriété privée des moyens de production et le libre échange.

Le programme libéral est un tout indivisible et indissoluble, et non un patchwork arbitrairement assemblé de diverses composantes. Ses différentes parties dépendent les unes les autres. L'idée que la liberté politique pourrait être préservée en l'absence de liberté économique, ou vice versa, est une illusion. La liberté politique est le corollaire de la liberté économique. Ce n'est pas par accident que l'âge du capitalisme est survenu en même temps que l'âge du gouvernement par le peuple. Si les individus ne sont pas libres d'acheter et de vendre sur le marché, ils deviennent de véritables esclaves dépendant des bonnes grâces du gouvernement omnipotent, quelle que soit la lettre de la constitution.

Les pères du socialisme et de l'interventionnisme moderne étaient pleinement conscients du fait que leurs propres programmes étaient incompatibles avec les postulats politiques du libéralisme. La principale cible de leurs véhémentes attaques était le libéralisme dans son ensemble. Ils ne faisaient pas de distinction entre les aspects économique et politique du libéralisme.

Mais, les années passant, les socialistes et les interventionnistes des pays anglo-saxons découvrirent qu'attaquer ouvertement le libéralisme et l'idée de liberté était une aventure sans espoir. Le prestige des institutions libérales était si grand dans le monde anglo-saxon qu'aucun parti ne se risquait à le défier directement. La seule chance de l'anti-libéralisme était de se camoufler lui-même en se présentant comme le véritable et authentique libéralisme et en dénonçant les attitudes des autres partis comme une contrefaçon du libéralisme.

Les socialistes du continent européens avaient insulté et dénigré de manière fanatique le libéralisme et l'idée de progrès, et ils avaient calomnié la démocratie de façon méprisante en la traitant de "ploutocratie." Leurs homologues anglo-saxons, qui avaient d'abord adopté la même méthode, avaient après un certain temps inversé leurs appellations et s'arrogeaient les celles de libéraux, progressistes et démocrates. Ils commencèrent à nier catégoriquement que la liberté politique soit le corollaire de la liberté économique. Ils affirmaient effrontément que les institutions démocratiques ne pouvaient fonctionner de manière satisfaisante que si le gouvernement avait le contrôle total de toutes les activités de production et que le citoyen individuel était obligé d'obéir sans condition aux ordres donnés par le bureau de planification centrale. A leurs yeux, l'embrigadement intégral était le seul moyen de rendre les gens libres et la liberté de la presse était le mieux garantie par un monopole gouvernemental de l'imprimerie et de l'édition. Les scrupules ne les étouffaient pas quand ils dérobèrent le vieux nom de "libéralisme" et commencèrent à appeler "libérales" leur propre doctrine et leurs propres politiques. Aux États-Unis, le terme "libéralisme" est de nos jours le plus souvent utilisé comme synonyme de communisme.

La nouveauté sémantique que les socialistes et les interventionnistes ont ainsi inauguré a laissé les défenseurs de la liberté sans nom. Il n'y avait pas de terme disponible pour désigner ceux qui croient que la propriété privée des facteurs de production matériels est le meilleur, en réalité le seul, moyen de rendre la nation et tous les citoyens qui la composent aussi prospères que possible, et de permettre au gouvernement représentatif de pouvoir fonctionner. Les socialistes et les interventionnistes pensent que de telles personnes ne méritent aucun nom, et n'y font référence que par des épithètes insultants comme "royalistes économiques," "sycophantes de Wall Street," "réactionnaires" etc.

Cette situation explique pourquoi l'expression "laissez faire" fut de plus en plus utilisée pour désigner les idées des défenseurs de l'économie libre de marché face à la planification gouvernementale et à son implacable discipline.

3. L'argument de Cairnes contre le laissez-faire

Il n'est plus aujourd'hui très difficile pour l'homme intelligent de se rendre compte que l'alternative est entre économie de marché et communisme. La production peut être dirigée soit par l'achat et l'abstention d'achat de tout le monde, soit par les ordres du chef suprême de l'État. Les hommes doivent choisir entre ces deux systèmes d'organisation économique de la société. Il n'y a pas de troisième solution, pas de chemin intermédiaire.

Il est triste de voir que non seulement les politiciens et les démagogues n'ont pas réussi à entrevoir cette vérité essentielle, mais que même certains économistes se sont trompés en traitant des problèmes associés.

Il n'est pas nécessaire d'insister sur l'influence malheureuse qui trouve son origine dans l'analyse embrouillée que John Stuart Mill fait de l'intervention du gouvernement dans les affaires. Il est évident, lorsqu'on lit l'autobiographie de Mill que ce changement d'esprit résultant de ce qu'il appelle "une plus grande proximité... avec un socialisme mitigé" [1] était entièrement motivé par des sentiments personnels et non par un raisonnement détaché de toute émotion. C'est certainement le rôle de l'économie de réfuter les erreurs qui déforment les dissertations d'un penseur aussi éminent que Mill. Mais il n'est pas nécessaire de discuter des influences de Mme Mill.

Quelques années après Mill, un autre économiste éminent, J.E. Cairnes, traita du même problème [2]. En tant que philosophe et essayiste, Mill dépasse de loin Cairnes. Mais comme économiste, Cairnes n'était pas inférieur à Mill, et ses contributions à l'épistémologie des sciences sociales ont bien plus de valeur et d'importance que celles de Mill. Pourtant, l'analyse du laissez-faire par Cairnes ne montre pas cette brillante précision du raisonnement qui est la marque de ses autres écrits.

Selon Cairnes, l'affirmation que sous-entend la doctrine du laissez-faire est que "la poursuite de leur intérêt conduira les individus, dans toutes les domaines du comportement concernant leur bien-être, à suivre spontanément la direction qui est la meilleure pour leur bien et pour le bien de tous." Cette assertion, dit-il, "implique les deux hypothèses suivantes : premièrement, que les intérêts des êtres humains sont fondamentalement les mêmes — que ce qui est dans mon intérêt est aussi en majorité dans l'intérêt des autres ; et, deuxièmement, que tous les individus connaissent leurs intérêts au sens où ils coïncident avec les intérêts des autres et que, en l'absence de coercition, ils les suivront dans ce sens. Si l'on fait ces deux hypothèses, la politique de laissez-faire... s'ensuit avec une rigueur scientifique."

Cairnes est prêt à accepter la première — et principale — prémisse du syllogisme, selon laquelle les intérêts des êtres humains sont fondamentalement les mêmes. Mais il rejette la seconde — la moins importante — [3]. "Les êtres humains connaissent et suivent leurs intérêts, d'après leurs lumières et leurs dispositions ; mais pas nécessairement, ni en pratique toujours, au sens où les intérêts des individus coïncident avec ceux des autres et de l'ensemble." [4]

Pour les besoins du raisonnement, acceptons la façon dont Cairnes présente le problème et dont il le traite. Les êtres humains sont faillibles et n'arrivent donc parfois pas à apprendre ce que leurs véritables intérêts leur demanderaient de faire. De plus, il y a "dans le monde des choses telles que la passion, les préjugés, l'habitude, l'esprit de corps [en français dans le texte. NdT], l'intérêt de classe, qui détournent les gens de la poursuite de leurs intérêts au sens le plus large et le plus grand." [5] Il est malheureux que telle soit la réalité. Mais, nous devons nous le demander, y a-t-il un moyen disponible pour empêcher l'humanité d'être meurtrie par le mauvais jugement et la méchanceté des individus ? N'est-ce pas un non sequitur que de supposer que l'on puisse éviter les conséquences désastreuses de ces faiblesses humaines en substituant la discrétion du gouvernement à celle des citoyens individuels ? Les gouvernements sont-ils dotés d'une perfection intellectuelle et morale ? Les dirigeants ne sont-ils pas eux aussi humains, ne sont-ils pas eux aussi soumis aux faiblesses et aux défauts des hommes ?

La doctrine théocratique est cohérente lorsqu'elle attribue au chef du gouvernement des pouvoirs surhumains. Les royalistes français prétendent que la consécration solennelle à Reims transmet au Roi de France, oint avec les saintes huiles qu'une colombe a apportées du Ciel pour la consécration de Clovis, une légitimité divine. Le roi légitime ne peut pas se tromper et ne peut rien faire de mal, et sa main royale guérit miraculeusement les écrouelles. Feu le professeur allemand Werner Sombart était tout aussi cohérent lorsqu'il déclarait que le Führertum était une révélation permanente et que le Führer recevait ses ordres directement de Dieu, le suprême Führer de l'univers [6]. Une fois ces prémisses admises, vous ne pouvez plus lever la moindre objection contre le planisme et le socialisme. Pourquoi tolérer l'incompétence de bons à rien maladroits et mal intentionnés, si vous pouvez être heureux et prospère grâce à une autorité envoyée par Dieu ?

Mais Cairnes n'est pas prêt pour accepter "le principe du contrôle par l'État, la doctrine du gouvernement paternel." [7] Ses réflexions se perdent dans un discours vague et contradictoire laissant la question importante sans réponse. Il ne comprend pas qu'il est indispensable de choisir entre la suprématie des individus et celle du gouvernement. Il faut que quelqu'un décide comment les facteurs de production doivent être utilisés et ce qu'ils doivent produire. Si ce n'est pas le consommateur, en achetant et en s'abstenant d'acheter sur le marché, ce doit être le gouvernement, par la contrainte.

Si l'on rejette le laissez-faire en raison du caractère faillible de l'homme et de sa faiblesse morale, on doit pour les mêmes raisons le rejeter également pour tout type d'action gouvernementale. Le mode de raisonnement de Cairnes, s'il n'est pas intégré dans une philosophie théocratique à la façon des royalistes français ou des nazis allemands, conduit à l'anarchie complète et au nihilisme.

L'une des distorsions auxquelles les soi-disant "progressistes" ont recours pour dénigrer le laissez-faire est de dire que son application cohérente doit conduire à l'anarchie. Il n'est pas nécessaire de s'appesantir sur ce sophisme. Il est plus important de souligner le fait que l'argument de Cairnes contre le laissez-faire, s'il était mené de manière cohérente jusqu'au bout de ses conséquences logiques, est essentiellement anarchiste.

4. "Planification consciente" contre "Forces automatiques"

Tel que les soi-disant "progressistes" voient les choses, l'alternative est : "forces automatiques" ou "planification consciente" [8]. Il est évident, poursuivent-ils, que faire confiance à un processus automatique est pure stupidité. Aucun homme raisonnable ne peut sérieusement recommander de ne rien faire et de laisser les choses suivre leur cours sans intervenir par une action délibérée. Un plan, par le fait même qu'il dénote une action consciente, est incomparablement supérieur à l'absence de toute planification. Le laissez-faire signifie : laissons les maux continuer et n'essayons pas d'améliorer le sort de l'humanité par une action raisonnable.

Voilà un discours totalement faux et mensonger. L'argument avancé en faveur de la planification découle entièrement d'une interprétation inadmissible d'une métaphore. Il n'a aucun autre fondement que les connotations associées au terme "automatique", que l'on utilise habituellement dans un sens métaphorique pour décrire le processus du marché. Automatique, selon le Concise Oxford Dictionary, veut dire "inconscient, inintelligent, purement mécanique." Automatique, selon le Webster Collegiate Dictionnary, signifie : "non soumis au contrôle de la volonté... accompli sans pensée active et sans intention ou instruction consciente." Quel triomphe pour les champions du planisme que d'abattre cet atout !

La vérité est que le choix n'est pas entre un mécanisme mort et un automatisme rigide d'un côté et une planification consciente de l'autre. L'alternative n'est pas entre un plan et l'absence de plan. La question est : planification, mais par qui ? Chaque membre de la société doit-il planifier pour lui-même ou le gouvernement paternaliste doit-il planifier seul pour tout le monde ? Le choix n'est pas automatisme contre action consciente mais action spontanée de chacun contre action unique du gouvernement. Le choix est liberté contre gouvernement omnipotent.

Le laissez-faire ne veut pas dire : laissez agir des forces mécaniques sans âme. Il veut dire : laissez les individus décider comment ils veulent coopérer au sein de la division sociale du travail et laissez les déterminer ce que les entrepreneurs doivent produire. Le planisme signifie : laissez le gouvernement choisir seul et faire appliquer sa loi à l'aide de l'appareil social de coercition et de contrainte.

5. La satisfaction des "véritables" besoins de l'homme

Avec le laissez-faire, dit le planificateur, les biens produit ne sont pas dont que les gens ont "réellement" besoin, mais les biens dont la vente laisse espérer les rendements les plus élevés. L'objectif du planisme est d'orienter la production en vue de satisfaire les "véritables" besoins. Mais qui doit décider de ce que sont ces "véritables" besoins ?

Ainsi, par exemple, le professeur Harold Laski, ancien dirigeant du Parti travailliste britannique, avait décidé de l'objectif de la direction planifiée de l'investissement comme suit : "l'épargne de l'investisseur sera utilisée pour des logements et non pour des cinémas" [9] Il est sans importance que l'on soit ou non d'accord avec l'opinion personnelle du professeur selon laquelle de meilleurs logements importent plus que des films de cinéma. Le fait est que les consommateurs, en dépensant une partie de leur argent pour entrer dans les salles, ont fait un autre choix. Si les masses de Grande-Bretagne, les mêmes dont les votes ont mis le Parti travailliste au pouvoir, arrêtaient d'aller voir des films et dépensaient plus pour des maisons et des appartements confortables, l'industrie à la recherche du profit serait forcée d'investir plus dans la construction de maisons et d'immeubles de logement, et moins dans la production de films qui en jettent. Ce que le professeur Laski voulait, c'était s'opposer aux souhaits des consommateurs et substituer sa volonté à la leur. Il voulait éliminer la démocratie du marché et établir l'autorité absolue d'un tsar de la production. Il peut prétendre avoir raison d'un point de vue "plus élevé" et qu'en tant que surhomme il se doit d'imposer son propre ensemble de valeurs aux masses d'hommes inférieurs. Mais il devrait alors être suffisamment franc et le dire carrément.

Tous les éloges passionnés de l'extraordinaire grandeur de l'action gouvernementale ne sont qu'un pauvre camouflage de l'auto-déification de l'interventionniste individuel. Le Grand Dieu État n'est grand que parce que le défenseur individuel de l'interventionnisme en attend exclusivement ce qu'il veut obtenir. Le seul plan authentique est celui que le planificateur individuel approuve totalement. Tous les autres plans ne sont que contrefaçon. Ce que l'auteur d'un livre sur les bénéfices du planisme a en tête, c'est toujours, bien sûr, son propre plan et lui seul. Aucun planificateur n'a jamais été assez imaginatif pour prendre en compte la possibilité que le plan mis en pratique par le gouvernement puisse différer du sien.

Les différents planificateurs ne sont d'accord qu'en ce qui concerne leur rejet du laissez-faire, i.e. du pouvoir discrétionnaire dont dispose chaque individu pour choisir et agir. Ils sont en total désaccord sur le choix du plan unique à adopter. A chaque exposition des défauts évidents et incontestables des politiques interventionnistes, les champions de l'interventionnisme réagissent toujours de la même manière. Ces défauts, disent-ils, constituaient les péchés d'un mauvais interventionnisme ; ce que nous défendons est un bon interventionnisme. Et, bien entendu, le bon interventionnisme est uniquement celui qui porte leur marque personnelle.

6. Politiques "positives" contre politiques "négatives"

En traitant de la montée de l'étatisme moderne, du socialisme et de l'interventionnisme, il ne faut pas négliger le rôle prépondérant joué par les groupes de pression, les lobbies de fonctionnaires et les étudiants des universités qui désirent ardemment trouver des emplois gouvernementaux. Deux associations eurent une très forte importance dans la progression de l'Europe en direction des "réformes sociales" : la Société Fabienne en Angleterre et la Verein für Sozialpolitik en Allemagne. La Société Fabienne avait à ses débuts "une représentation tout à fait disproportionnée de fonctionnaires." [10] En ce qui concerne la Verein für Sozialpolitik, un de ses fondateurs et de ses plus éminents dirigeants, le professeur Lujo Brentano, admettait qu'à ses débuts elle ne rencontrait pas d'autre réponse que celle des fonctionnaires [11].

Il n'est pas surprenant que la mentalité de la fonction publique se soit retrouvée dans les pratiques sémantiques des nouvelles factions. Du point de vue des intérêts du groupe particulier des bureaucrates, toute mesure augmentant le personnel du gouvernement était un progrès. Les politiciens favorisant une telle mesure contribuaient de façon positive au bien-être, alors que ceux qui s'y opposaient étaient négatifs. Très vite, cette innovation linguistique devint générale. Les interventionnistes, en revendiquant pour eux-mêmes l'appellation de "libéraux", expliquaient qu'ils étaient, bien sûr, des libéraux avec un programme positif, à distinguer du simple programme négatif des partisans orthodoxes du laissez-faire.

Ainsi, celui qui défend les tarifs, la censure, le contrôle des changes, le contrôle des prix défend un programme positif qui fournit des emplois aux douaniers, aux censeurs et aux employés de bureaux chargés du contrôle des prix et du contrôle des changes. Alors que les tenants du libre-échange et les défenseurs de la liberté de la presse sont de mauvais citoyens : ils sont négatifs. Le laissez-faire est l'incarnation du négativisme, tandis que le socialisme, en transformant tout le monde en employés du gouvernement, est à 100 % positif. Plus un ancien libéral s'éloigne du libéralisme et se rapproche du socialisme, plus il devient "positif".

Il est à peine nécessaire de souligner que tout ceci n'est que pur non sens. Qu'une idée soit énoncée par une proposition positive ou négative dépend entièrement de la forme que l'auteur choisit de lui donner. La proposition "négative" : Je suis contre la censure, est identique à la proposition "positive" : Je suis en faveur du droit de tous à faire connaître ses idées. Le laissez-faire n'est même pas une formule négative dans sa forme ; c'est plutôt le contraire du laissez-faire qui résonnerait négativement. La maxime demande avant tout la propriété privée des

moyens de production. Ceci implique, bien sûr, qu'elle rejette le socialisme. Les partisans du laissez-faire s'opposent à l'intervention du gouvernement dans les affaires non parce qu'ils "détestent" l' "État" ou parce qu'ils se sont engagés en faveur d'un programme "négatif". Ils s'y opposent parce que c'est incompatible avec leur propre programme positif, l'économie libre de marché [12].

7. Conclusion

Le laissez-faire veut dire : laissez choisir et agir le citoyen individuel, l'homme ordinaire dont on parle tant et ne l'obliger pas à se livrer à un dictateur.

 

Notes

[1] Cf. John Stuart Mill, Autobiography, Londres, 1873, p. 191.

[2] Cf. J.E. Cairnes, Political Economy and Laissez Faire (discours d'introduction prononcé à University College, Londres, novembre 1870 ; repris dans Essays in Political Economy, Londres, 1873, pp. 232-264).

[3] Cf. Cairnes, loc. cit., pp. 244-245.

[4] Cf. Cairnes, loc. cit., p. 250.

[5] Cf. Cairnes, loc. cit., p. 246.

[6] Cf. W. Sombart, Deutscher Sozialismus, Charlottenburg, 1934, p. 213.

[7] Cf. Cairnes, loc. cit., p. 251.

[8] Cf. A.H. Hansen, Social Planning for Tomorrow (in : The United States after the war, Cornell University Lectures, Ithaca, 1945), pp. 32-33.

[9] Cf. l'émission de Laski Revolution by Consent, repris dans Talks, volume X, numéro 10, p. 7 (octobre 1945).

[10] Cf. A. Gray, The Socialist Tradition Moses to Lenin, Londres, 1946, p. 385.

[11] Cf. L. Brentano, Ist das "System Brentano" zusammengebrochen ? Berlin, 1918, p. 19.

[12] L'auteur de ces lignes a réfuté la distinction entre un socialisme et un interventionnisme "positif" et "constructif" d'un côté, et un libéralisme "négatif" de type laissez-faire de l'autre dans son article Sozialliberalismus, publié pour la première fois en 1926 dans le Zeitschrift für die Gesamte Staatswissenschaft, et republié en 1929 dans son livre Kritik des Interventionismus, pp. 55-90.


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