Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 17 : Mes contributions à la théorie économique

Discours prononcé à la Faculté d'économie de l'Université de New York, au Club de la Faculté le 20 novembre 1940, quelques mois avant que Ludwig von Mises et sa femme n'arrivent comme réfugiés dans le New Jersey, le 2 août 1940.

(Quelques modifications mineures ont été introduites dans la présente version, figurant dans le recueil publié en 1980, notamment sur les dates, par rapport à l'article original)

 

Votre aimable invitation à prendre la parole devant vous au sujet de mes contributions à la théorie économique est pour moi un grand honneur. En revenant sur mon travail, je comprends très bien que la part d'un individu unique dans l'ensemble des accomplissements d'une époque est en réalité très faible, qu'il est redevable non seulement à ses prédécesseurs et à ses professeurs mais aussi à ses collègues et pas moins à ses élèves. Je sais combien je dois en particulier aux économistes américains depuis l'époque, il y a de nombreuses années, où mon maître Böhm-Bawerk a attiré mon attention sur les travaux de John Bates Clark, de Frank A. Fetter et d'autres savants américains. Et, au cours de mes activités, la reconnaissance de mes contributions par des économistes américains m'a encouragé. Je ne peux pas non plus oublier que, lorsqu'encore étudiant à l'Université de Vienne j'avais publié une monographie sur le développement de la législation autrichienne du travail, c'est un économiste américain qui fut le premier à manifester de l'intérêt pour cet ouvrage. Et plus tard, le premier savant à apprécier ma Théorie de la monnaie et du crédit fut à nouveau un Américain, mon éminent ami le professeur B.M. Anderson, dans son livre The Value of Money, publié en 1917.

 

I

Quand j'ai commencé pour la première fois à étudier les problèmes de théorie monétaire, on croyait généralement que l'économie moderne de l'utilité marginale était incapable de traiter de façon satisfaisante la théorie monétaire. Helfferich était le plus franc de ceux qui étaient de cet avis. Dans son Traité de la monnaie, il avait essayé d'établir que l'analyse de l'utilité marginale devait nécessairement échouer dans ses tentatives de bâtir une théorie de la monnaie.

Ce défi me poussa à utiliser les méthodes de l'économie moderne de l'utilité marginale dans l'étude des problèmes monétaires. Pour ce faire, je dus utiliser une approche radicalement différente de celle des économistes mathématiciens, qui essayent d'établir les formules de ce qu'on appelle l'équation des échanges.

En analysant une telle équation, l'économiste mathématique suppose que quelque chose (à l'évidence, l'un des éléments de l'équation) change et que les changements correspondant des autres valeurs doivent s'en suivre. Ces éléments de l'équation ne sont pas des articles de l'économie individuelle mais des catégories de l'ensemble du système économique. Par conséquent les changements ne concernent pas les individus mais l'ensemble du système, la Volkswirtschaft dans sa totalité. Cette manière de raisonner est éminemment irréaliste et diffère radicalement de la méthode de la catallaxie moderne [1]. C'est un retour au mode de raisonnement qui condamna à de nombreux déboires les travaux des anciens économistes classiques. Les problèmes monétaires sont des problèmes économiques et doivent être traité de la même façon que les autres problèmes économiques. L'économiste spécialisé dans la monnaie n'a pas à traiter de quantités universelles comme un volume des échanges signifiant un volume total des échanges, ou une quantité de monnaie signifiant toute la monnaie actuellement présente dans le système économique. Il peut encore moins faire usage de cette nébuleuse métaphore qu'est la"vitesse de circulation". Il doit comprendre que la demande de monnaie a pour origine les préférences des individus évoluant au sein d'une économie de marché. Comme tout le monde souhaite disposer d'un certain montant d'argent liquide, parfois plus, parfois moins, il existe une demande pour la monnaie. La monnaie n'existe jamais tout court dans le système économique, elle ne circule jamais tout court. Toute la monnaie disponible est toujours détenue par quelqu'un. Toute pièce de monnaie peut un jour — parfois plus souvent, parfois plus rarement — passer de la poche de quelqu'un à la poche d'une autre. Mais à chaque instant elle est possédée par quelqu'un et fait partie de ses réserves d'argent liquide. Les décisions des individus concernant l'ampleur de leurs réserves, leurs choix entre la perte d'utilité résultant d'une détention plus importante d'argent liquide et ses avantages constitue le facteur ultime déterminant le pouvoir d'achat de la monnaie.

Les changements de l'offre ou de la demande de monnaie ne peuvent jamais se produire au même moment et dans la même mesure pour tous les individus et n'affectent par conséquent jamais de la même façon leurs jugements de valeur et leur comportement en tant qu'acheteurs et vendeurs. Les changements de prix n'affectent donc pas dans la même mesure et au même moment tous les biens. La formule simpliste commune à la théorie quantitative primitive et aux économistes mathématiciens contemporains selon laquelle les prix, c'est-à-dire tous les prix, montent ou baissent proportionnellement à l'augmentation ou de la diminution de la quantité de monnaie, est totalement fausse.

Nous devons étudier les changements monétaires comme des changements qui se produisent d'abord pour certains groupes d'individus seulement et qui se propagent lentement à toute l'économie dans la mesure où la demande supplémentaire des premiers bénéficiaires atteint les autres classes d'individus. Ce n'est que de cette façon que nous pouvons obtenir une compréhension réaliste des conséquences sociales des changements monétaires.

 

II

En considérant ceci comme mon point de départ, j'ai développé une théorie générale de la monnaie et du crédit et essayé d'expliquer les cycles économiques comme un phénomène lié au crédit. Cette théorie, appelée aujourd'hui théorie monétaire ou parfois théorie autrichienne du cycle économique, m'a amené à faire quelques critiques du système de crédit pratiqué sur le continent européen, particulièrement en Allemagne. Les lecteurs étaient au début plus intéressés par mon jugement pessimiste des orientations de la politique de la Banque centrale allemande et par mes prévisions pessimistes auxquelles personne ne croyait en 1912, jusqu'à ce que quelques années plus tard les choses se révèlent encore bien pire que je ne l'avait prédit. C'est le destin de l'économiste que de voir les gens plus intéressés par ses conclusions que par ses explications, et de les voir rechigner à abandonner une politique dont il a démontré les résultats non désirés mais inévitables.

 

III

A partir de mes recherches sur les problèmes de la monnaie et du crédit, qui m'ont plus tard poussé a fonder l'Institut Autrichien de Recherche sur les Cycles Économiques, je me mis à étudier le problème du calcul économique dans une communauté socialiste. Dans mon essai sur le calcul économique dans un monde socialiste, publié pour la première fois en 1920, et plus tard dans mon livre sur Le Socialisme, j'ai prouvé qu'un système économique où il n'y aurait pas de propriété privée des moyens de production ne pourrait trouver aucun critère permettant de déterminer la valeur des facteurs de production et ne pourrait donc pas calculer. Depuis que j'ai pour la première fois abordé ce sujet, plusieurs douzaines de livres et plusieurs centaines d'articles, publiés en différentes langues, ont traité du problème ; de ce débat ma thèse est sortie intacte. Le traitement des problèmes liés à la planification, à la planification intégrale bien sûr et à la socialisation, pris une toute nouvelle direction quand ce point crucial fut signalé.

 

IV

A partir de l'étude comparative des caractéristiques essentielles des économies socialiste et capitaliste, j'ai travaillé sur le problème lié consistant à savoir si, en dehors des deux systèmes de coopération sociale concevables, à savoir le système de propriété privée et le système de propriété publique des moyens de production, un troisième système social serait possible. Cette troisième solution, système dont ses partisans affirment qu'il n'est ni le socialisme ni le capitalisme mais une voie médiane évitant les inconvénients de chacun tout en conservant les avantages des deux, a été sans arrêt suggérée. J'ai essayé d'examiner les implications économiques de ces systèmes d'intervention gouvernementale et de démontrer qu'ils ne pouvaient jamais atteindre les fins que les personnes veulent obtenir par leur intermédiaire. J'ai par la suite élargi le champ de mes recherches afin d'y inclure les problèmes du stato corporativo, panacée recommandée par le fascisme.

 

V

Le traitement de tous ces problèmes réclamait une approche de la question des valeurs et des fins de l'activité humaine. Le reproche des sociologues selon lequel les économistes ne traiteraient que d'un irréaliste "homme économique" ne peut plus être acceptée. J'ai essayé de démontrer que les économistes n'étaient jamais aussi bornés que le croyaient leurs critiques. Les prix dont nous essayons d'expliquer la formation sont fonction de la demande et le type de raisons ayant poussé à agir ceux qui participent à la transaction n'y change rien. Il est sans importance de savoir si les motifs de ceux qui veulent acheter sont égoïstes ou altruistes, moraux ou immoraux, patriotiques ou antipatriotiques. L'économie traite de moyens rares permettant d'atteindre des fins, sans considération quant à la qualité de ces fins. Les fins se situent hors du domaine de la rationalité, mais toute action d'un être conscient en vue d'un but spécifique est nécessairement rationnelle. Il est futile de déclarer l'économie coupable parce qu'elle est rationnelle et traite de rationalité. La science est bien sûr toujours rationnelle.

Dans mon traité de théorie économique, publié en langue allemande [2] à Genève il y a quelques mois — une édition anglaise [3] sera publiée dans un futur proche — j'ai traité non seulement des problèmes économiques d'une société de marché mais de la même manière de l'économie d'autres types de coopération sociale imaginables. Je pense que cela est indispensable dans un monde où les principes fondamentaux de l'organisation économique sont en jeu.

J'essaie dans mon traité de ne prendre en compte le concept d'équilibre statique que comme outil et ne n'utiliser cette abstraction hypothétique que comme moyen de comprendre le monde sans cesse changeant. L'un des défauts de nombreux économistes théoriciens est qu'ils oublient le but qui sous-tend l'introduction de ce concept hypothétique dans notre analyse. Nous ne pouvons pas travailler sans cette notion d'un monde où rien ne change ; mais nous ne devons l'utiliser que pour étudier les changements et leurs conséquences, ce qui veut dire pour étudier le risque et l'incertitude, donc les pertes et les profits.

 

VI

La conséquence logique de cette idée est la démolition de certaines interprétations mythiques d'entités économiques. L'usage presque métaphorique de termes comme "capital" doit être évité. Il n'y a rien dans la nature qui corresponde aux termes "capital" ou "revenu". Il existe différents articles, biens de production et biens de consommation. C'est l'intention des individus ou des groupes qui agissent qui fait que certains biens font partie du capital et d'autre du revenu. Le maintien du capital ou l'accumulation de nouveaux capitaux sont toujours le résultat d'une action consciente de la part des hommes qui restreignent leur consommation dans des limites qui ne réduisent pas la valeur du stock disponible. C'est une erreur d'imaginer une immuabilité du stock de capital qui serait quelque chose de naturel ne nécessitant aucune attention spéciale. A cet égard, je dois dire que je suis en désaccord avec les idées de l'un des plus éminents économistes de notre temps, le professeur Knight, de Chicago.

 

VII

Le point faible de la théorie de Böhm-Bawerk [sur le capital et l'intérêt] n'est pas, comme le croit le professeur Knight, l'introduction inutile du concept de périodes de production. Le fait que Böhm-Bawerk revienne aux erreurs de la théorie de la productivité est un défaut plus grave. Comme le professeur Fetter de Princeton, je cherche à éliminer cette faiblesse en ne basant l'explication de l'intérêt que sur la préférence temporelle.

La pierre de touche de toute théorie économique est, suivant une maxime souvent citée, le traitement des cycles économiques. J'ai essayé non seulement d'exposer à nouveau la théorie monétaire des cycles mais aussi de démontrer que toutes les autres explications ne pouvaient pas éviter d'utiliser l'argument principal de cette théorie. Bien sûr, le boom économique signifie un mouvement des prix à la hausse ou au moins un frein des tendances les poussant par ailleurs à la baisse, et expliquer ce fait nécessite de postuler une offre croissante du crédit ou de la monnaie.

 

VIII

Dans chaque partie de mon traité, j'ai essayé de prendre en compte le poids relatif à attribuer aux différents facteurs institutionnels et aux diverses données économiques. Je discute de plus les objections faites non seulement par d'autres écoles économiques mais aussi par ceux qui nient la possibilité de toute science économique. L'économiste doit répondre à ceux qui croient qu'il n'existe rien qui puisse être une science universellement valable de la société, qui doutent de l'unité de la logique et de l'expérience humaines et qui essaient de remplacer ce qu'ils appellent une connaissance internationale, et donc selon eux vaine, par des doctrines reflétant le point de vue particulier de leur propre classe, nation ou race. Nous n'avons pas le droit de laisser passer ces affirmations sans y répondre, même si nous devons énoncer des vérités qui nous semblent évidentes. Il est parfois nécessaire de répéter des vérités parce que nous rencontrons des exemples répétés de vieilles erreurs.

 

Notes

[1] La catallaxie est le nom de la science des échanges, la "branche de la connaissance qui étudie les phénomènes du marché, c'est-à-dire la détermination des rapports d'échange mutuels des biens et des services négociés sur le marché, leur origine dans l'action humaine et leurs effets sur l'action ultérieure." Mises, Human Action, page 232.

[2] Nationalökonomie, Theorie des Handelns und Wirtschaftens, Éditions Union, Genève, Suisse, mai 1940, 772 page.

[3] En fait cette traduction sera remplacée par Human Action, ouvrage publié en 1949 par Yale University Press, New Haven, Connecticut, 927 pages. Dans sa préface de la première édition de l'ouvrage Mises décrit Human Action comme suit : "Ce volume n'est pas une traduction de mon livre précédent. Bien que la structure générale ait peu changé, toutes les parties ont été réécrites." [note figurant dans la quatrième édition du recueil Planning for freedom]


Essai précédent  |  Table des matières  |  Page d'accueil