Planifier la liberté et autres essais

Traduction des articles du recueil Planning For Freedom, and sixteen other essays and adresses,

Quatrième édition publiée par Libertarian Press.

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Essai 1 : Planifier la liberté

Conférence prononcée devant l'American Academy of Political and Social Science, Philadelphie, Pa., le 30 mars 1945

 

1. Le planisme, synonyme de socialisme

Le terme de "planisme" est le plus souvent utilisé comme synonyme de socialisme, de communisme et de gestion économique autoritaire ou totalitaire. Parfois, seul le modèle socialiste allemand — la Zwangswirtschaft — est appelé planisme, tandis que le terme de socialisme proprement dit est réservé au modèle russe, celui de la socialisation intégrale et de la gestion bureaucratique de toutes les usines, de tous les magasins et de toutes les exploitations agricoles. En tout cas, le planisme, dans cette acception, signifie planisme total par le gouvernement et mise en application obligatoire de ces plans à l'aide des pouvoirs de police. Le planisme dans cette acception veut dire contrôle total du monde des affaires par le gouvernement. C'est l'antithèse de la libre entreprise, de l'initiative privée, de la propriété privée des moyens de production, de l'économie de marché et du système des prix. Planisme et capitalisme sont totalement incompatibles. Dans le système planiste, la production se développe suivant les ordres du gouvernement, et non d'après les plans de capitalistes et d'entrepreneurs à la recherche du profit, profit qu'ils tirent en répondant au mieux aux désirs des consommateurs.

Le terme de planisme est cependant également utilisé dans un autre sens. Lord Keynes, Sir William Beveridge, le professeur Hansen et d'autres hommes éminents affirment qu'ils ne veulent pas substituer l'esclavage totalitaire à la liberté. Ils déclarent qu'ils sont en train de planifier la société libre. Ils recommandent un troisième système qui, selon eux, est aussi éloigné du socialisme que du capitalisme, une troisième solution au problème de l'organisation économique de la société, située à mi-chemin entre les deux autres et qui, tout en retenant les avantages des deux, évite les inconvénients inhérents à chacun.

2. Le planisme, synonyme d'interventionnisme

Les soi-disant progressistes ont certainement tort lorsqu'ils prétendent que leurs propositions sont nouvelles et sans précédent. L'idée d'une troisième solution est en fait très ancienne et les Français lui ont donné depuis longtemps un nom particulièrement bien adapté : ils l'appellent "interventionnisme". Presque personne ne doute que l'Histoire associera l'idée de sécurité sociale, plus encore qu'au New Deal américain et qu'à Sir William Beveridge, à la mémoire de Bismarck, que nos parents ne dépeignaient pas précisément comme libéral. Toutes les idées fondamentales du progressisme interventionniste actuel ont été clairement exposées par les principales têtes pensantes de l'Allemagne impériale, les professeurs Schmoller et Wagner, qui exhortaient au même moment l'Empereur à envahir et à conquérir les Amériques. Loin de moi l'idée de condamner toute idée parce qu'elle ne serait pas nouvelle. Mais comme les progressistes traitent leurs adversaires de ringards, d'orthodoxes et de réactionnaires, il est utile de faire remarquer qu'il serait plus approprié de parler de conflit entre deux orthodoxies : l'orthodoxie de Bismarck contre celle de Jefferson.

3. Ce que signifie l'interventionnisme ou économie mixte

Avant de commencer l'étude du système interventionniste d'une économie mixte, deux points doivent être clarifiés :

Premièrement : Si, dans une société fondée sur la propriété privée des moyens de production, certains moyens sont possédés et gérés par le gouvernement ou par des municipalités, ceci n'en fait pas un système mixte qui combinerait socialisme et propriété privée. Tant que seules certaines entreprises individuelles sont publiquement contrôlées, les caractéristiques de l'économie de marché déterminant l'activité économique restent essentiellement inchangées. Les entreprises publiques, elles aussi, en tant qu'acheteuses de matières premières, de biens semi-finis et de travail, ainsi qu'en tant que vendeuses de biens et de services, doivent s'adapter au mécanisme de l'économie de marché. Elles sont soumises à la loi du marché : elles doivent s'efforcer de faire des profits ou, au moins, d'éviter de faire des pertes. Si l'on essaie d'atténuer ou d'éliminer cette dépendance en couvrant les pertes de telles entreprises par des aides issues de fonds publics, la seule conséquence est déplace ailleurs cette dépendance. Il en est ainsi parce que les moyens permettant ces aides doivent être pris quelques part. Ils peuvent être obtenus par l'impôt. Mais le fardeau de la taxation produit ses effets sur le public, pas sur le gouvernement qui collecte l'impôt. C'est le marché, pas les services fiscaux, qui décide qui subira la charge de l'impôt et comment ce dernier affectera la production et la consommation. Le marché et sa loi implacable ont le dernier mot.

4. Deux formes de socialisme

Deuxièmement : Il y a deux formes différentes pour mettre en oeuvre le socialisme. La première — que nous pouvons appeler la forme marxiste ou russe — est purement bureaucratique. Toutes les entreprises économiques sont des services du gouvernement, à l'image de l'armée et de la marine ou des postes. Chaque usine, magasin ou exploitation agricole entretient les mêmes relations avec l'organisation centrale supérieure qu'un bureau de poste avec le bureau du Receveur général des postes. Toute la nation ne forme qu'une unique armée du travail avec service obligatoire : le commandant de cette armée est le chef de l'État.

La seconde forme — que nous pouvons appeler la forme allemande ou Zwangswirtschaft — diffère de la première en ce qu'elle maintient apparemment et pour la forme la propriété privée des moyens de production, les entrepreneurs et les échanges du marché. Les prétendus entrepreneurs achètent et vendent, paient les employés, contractent des dettes, remboursent des intérêts et des amortissements. Mais ce ne sont plus des entrepreneurs. Dans l'Allemagne nazie on les appelaient directeurs d'entreprise, Betriebsführer. Le gouvernement dicte à ces pseudo-entrepreneurs ce qu'ils doivent produire et comment le faire, à quel prix et à qui acheter, à quel prix et à qui vendre. Le gouvernement décide des salaires auxquels les ouvriers doivent travailler, à qui et selon quels termes les capitalistes doivent prêter leurs fonds. Les échanges du marché ne sont qu'une comédie. Comme tous les prix, tous les salaires et tous les taux d'intérêts sont fixés par les autorités, ils ne sont des prix, des salaires et des taux d'intérêts qu'en apparence. En réalité, ils ne constituent que des relations quantitatives reflétant les ordres du gouvernement, qui déterminent les revenus, la consommation et le niveau de vie de chaque citoyen. Ce sont les autorités et non les consommateurs qui orientent la production. Le bureau central de gestion de la production est tout-puissant. Les citoyens ne sont rien d'autres que des fonctionnaires. En fait, il s'agit de socialisme prenant l'apparence du capitalisme. Les étiquettes de l'économie de marché capitaliste sont conservées, mais elles signifient tout autre chose que dans une véritable économie de marché.

Nous devons signaler cette éventualité afin d'éviter une confusion entre socialisme et interventionnisme. Un système d'économie de marché entravée, d'interventionnisme, se différencie du socialisme par le fait même qu'il continue à être une économie de marché. Les autorités cherchent à influencer le marché en y intervenant au moyen de leur force de coercition, mais elles ne cherchent pas à éliminer totalement le marché. Elles désirent que la production et la consommation se développent dans des directions différentes de ce qu'elles suivraient sur un marché libre. Les autorités veulent atteindre leur objectif en injectant dans les rouages du marché des ordres, des obligations et des interdictions que l'appareil de contrainte et de pouvoir est prêt à faire appliquer. Mais il s'agit d'interventions isolées : leurs auteurs affirment qu'ils ne prévoient pas de combiner ces mesures en un système totalement intégré qui réglementerait tous les prix, tous les salaires et tous les taux d'intérêt, et qui mettrait donc entre les mains des autorités le plein contrôle de la production et de la consommation.

5. La seule méthode pour augmenter les salaires de tous de façon permanente

Le principe fondamental des économistes véritablement libéraux, qui sont aujourd'hui habituellement qualifiés de façon abusive d'orthodoxes, de réactionnaires et de royalistes économiques, est la suivante : Il n'y a pas d'autre moyen pour élever le niveau de vie général que d'accélérer l'accroissement de la quantité de capital rapportée à la population. Tout ce qu'un bon gouvernement peut faire pour améliorer le bien-être matériel des masses est d'établir et de préserver le cadre institutionnel dans lequel il n'y a pas d'obstacles à l'accumulation progressive de nouveaux capitaux et à leur utilisation en vue d'améliorer les méthodes techniques de production. La seule manière d'accroître le bien-être d'une nation est d'augmenter et d'améliorer la production des biens. La seule manière de faire monter les taux salariaux de façon permanente pour tous ceux qui désirent toucher un salaire est d'accroître la productivité du travail en augmentant la quantité de capital investi par tête et en améliorant les méthodes de production. Par conséquent, les libéraux concluent que la meilleure politique économique permettant de servir les intérêts de toutes les couches de la population d'un pays est celle du libre échange, à la fois dans sur le plan des affaires intérieures et sur le plan des relations internationales.

Les interventionnistes, au contraire, croient que le gouvernement a le pouvoir d'améliorer le niveau de vie des masses, pour partie aux dépens des capitalistes et des entrepreneurs, pour partie aux dépens de personne. Ils recommandent de réduire les profits, d'égaliser les revenus et les fortunes par le biais d'une taxation confiscatoire, de baisser le taux d'intérêt par une politique d'argent facile et d'accroissement du crédit, ainsi que d'augmenter le niveau de vie des travailleurs par l'application de salaires minimums. Ils préconisent une très forte dépense gouvernementale. Ils sont, assez curieusement, en même temps favorables à des prix bas pour les biens de consommation et à des prix élevés pour les produits agricoles.

Les économistes libéraux, c'est-à-dire ceux qui sont dénigrés comme orthodoxes, ne nient pas que certaines de ces mesures peuvent, sur le court terme, améliorer le sort de certains groupes de la population. Mais, disent-ils, elles doivent sur le long terme produire des effets qui, du point de vue du gouvernement et des partisans de ces politiques, sont moins souhaitables que la situation qu'ils veulent changer. Ces mesures sont par conséquent, lorsqu'on les juge du point de vue de leurs avocats, contraires aux buts qu'elles poursuivent.

6. L'interventionnisme, cause de la dépression

Il est vrai que de nombreuses personnes croient que la politique économique ne devrait pas se soucier du tout du long terme. Ils citent un aphorisme de Lord Keynes : "A long terme, nous sommes tous morts." Je ne remets pas en cause la véracité de cet énoncé ; je considère même qu'il s'agit de la seule déclaration correcte de l'École néo-britannique de Cambridge. Mais les conclusions tirées de ce truisme sont totalement fallacieuses. Le diagnostic exact des maux économiques de notre époque est le suivant : nous avons dépassé le court terme et souffrons maintenant des conséquences à long terme des politiques passées qui ne les prenaient pas en compte. Les interventionnistes avaient étouffé les mises en garde des économistes. Mais les choses se sont développées précisément comme ces scientifiques orthodoxes tant vilipendés l'avaient prédit. La dépression est le contrecoup de l'accroissement du crédit ; le chômage qui continue année après année est l'effet inévitable des tentatives de forcer les taux de salaire au-dessus du niveau que le marché libre aurait fixé. Tous ces maux, que les progressistes interprètent comme la preuve de l'échec du capitalisme, sont le résultat inéluctable d'une interférence prétendument sociale dans le fonctionnement du marché. Il est vrai que de nombreux auteurs ayant défendu ces mesures, ainsi que bon nombre d'hommes d'État et de politiciens les ayant mises en pratique, étaient poussés par de bonnes intentions et voulaient rendre les gens plus prospères. Mais les moyens choisis pour atteindre les fins recherchées étaient inappropriés. Aussi bonnes soient les intentions, elles ne peuvent jamais rendre adéquats des moyens que ne le sont pas.

Il faut souligner que nous discutons ici des moyens et des mesures, pas des fins. Le sujet traité n'est pas de savoir si les politiques défendues par les soi-disant progressistes sont recommandables ou condamnables d'un point de vue arbitraire et suivant une idée préconçue. Le problème fondamental est de savoir si de telles politiques peuvent réellement atteindre les fins qu'elles poursuivent.

C'est répondre à côté de la question que d'embrouiller le débat en faisant référence à des sujets accidentels ou non pertinents. Il est inutile de détourner l'attention du problème principal en calomniant les capitalistes et les entrepreneurs et en chantant les louanges des vertus de l'homme ordinaire. C'est précisément parce que l'homme ordinaire est digne de toute notre considération qu'il est nécessaire d'éviter les politiques nuisant à son bien-être.

L'économie de marché est un système intégré de facteurs interdépendants qui se conditionnent et se déterminent mutuellement. L'appareil social de coercition et de contrainte, i.e. l'État, a certainement la puissance de s'immiscer dans le marché. Le gouvernement ou les agences auxquelles le gouvernement, par privilège légal ou par complaisance, a donné le pouvoir d'utiliser la contrainte violente en toute impunité, sont en position de décréter que certains phénomènes du marché sont illégaux. Mais de telles mesures n'apportent pas les résultats que le pouvoir intervenant voudrait atteindre. Non seulement elles rendent la situation moins satisfaisante pour l'autorité qui intervient, mais elles détruisent complètement le système de marché, paralysent son fonctionnement et conduisent au chaos.

Si l'on considère le fonctionnement du système de marché comme peu satisfaisant, il faut essayer de lui substituer un autre système. C'est ce que veulent faire les socialistes. Mais le socialisme n'est pas le sujet de la présente conférence. J'ai été invité pour traiter de l'interventionnisme, c'est-à-dire des diverses mesures destinées à améliorer le fonctionnement du système de marché, sans le supprimer entièrement. Et ce que je prétends, c'est que de telles mesures doivent conduire à des résultats qui, du point de vue de leurs partisans, sont encore plus indésirables que la situation qu'elles veulent corriger.

7. Marx condamnait l'interventionnisme

Karl Marx ne croyait pas que l'intervention du gouvernement ou des syndicats sur le marché puisse aboutir aux fins bénéfiques espérées. Marx et ses partisans conséquents ont condamné avec leur langage franc toutes les mesures de ce genre comme non sens réformateur, fraude capitaliste et idiotie de petits-bourgeois. Ils traitaient de réactionnaires les partisans de telles mesures. Clemenceau avait raison de le dire : On est toujours réactionnaire aux yeux de quelqu'un.

Karl Marx a déclaré que, dans un régime capitaliste, tous les biens matériels ainsi que le travail sont des marchandises et que le socialisme abolirait le caractère marchand des biens matériels et du travail. La notion de "caractère marchand" est particulière à la doctrine marxiste ; elle n'avait pas été utilisée auparavant. Ce qu'elle veut dire, c'est que les biens et le travail sont négociés sur des marchés, qu'ils sont achetés et vendus sur la base de leur valeur. Selon Marx, la caractère marchand du travail est impliqué par l'existence même du système des salaires. Il ne peut disparaître qu'au "stade plus avancé" du communisme, comme conséquence de la disparition du système des salaires et du paiement de salaires horaires. Marx aurait tourné en ridicule les tentatives d'abolir le caractère marchand du travail par le biais d'un traité international et par la mise en place d'un Bureau International du Travail, ainsi que d'une législation nationale et d'une dotation monétaire à divers bureaux nationaux. Je ne signale ces points que pour montrer que les progressistes se trompent totalement en faisant référence à Marx et à la doctrine du caractère marchand du travail dans leur lutte contre les économistes qu'ils traitent de réactionnaires.

8. Les salaires minimums conduisent au chômage

Voici ce que disaient ces vieux économistes orthodoxes : Une augmentation permanente des taux salariaux pour tous ceux qui souhaitent toucher un salaire n'est possible que si la quantité de capital investie par tête et concomitamment la productivité du travail augmentent. La population ne profite en rien de ce que des taux de salaire minimums soient fixés à un niveau supérieur à ce qu'ils auraient été sur le marché libre. Il est sans importance que cette altération des taux salariaux soit faite par des décrets du gouvernement ou par la pression et la contrainte syndicales. Dans les deux cas, le résultat nuit au bien-être d'une grande partie de la population.

Dans un marché libre du travail, les taux salariaux sont fixés par le jeu de l'offre et de la demande à un niveau où ceux qui désirent travailler peuvent finalement trouver du travail. Dans un marché libre du travail, le chômage n'est que temporaire et n'affecte jamais plus qu'une faible proportion de la population. Une tendance continuelle prévaut, qui fait disparaître le chômage. Mais si les taux de salaire sont augmentés par l'intervention du gouvernement ou des syndicats au-dessus de ce niveau, les choses changent. Tant que seule une partie de l'industrie est syndiquée, la hausse des salaires que les syndicats font appliquer ne conduit pas au chômage, mais à une augmentation de l'offre de travail dans les branches de l'industrie où il n'y a pas de syndicats efficaces ou pas de syndicats du tout. Les travailleurs qui perdent leur emploi en raison de la politique syndicale entrent sur le marché des branches libres et font baisser les salaires dans ces branches. Le corollaire de la hausse des salaires des travailleurs organisés est une baisse des salaires des travailleurs non organisés. Mais si le niveau des taux de salaire est fixé de manière généralisée au-dessus du niveau du marché potentiel, les travailleurs perdant leur emploi ne peuvent pas en trouver un autre dans d'autres branches. Ils restent au chômage. Le chômage devient un phénomène de masse se perpétuant d'année en année.

Tels étaient les enseignements de ces économistes orthodoxes. Personne n'a jamais réussit à les réfuter. Il était bien plus facile d'insulter leurs auteurs. Des centaines de traités, de monographies et de pamphlets les ont raillés et traités de tous les noms. Des romanciers, des auteurs de théâtre, des politiciens ont rejoint le choeur. Mais la vérité suit son propre cours. Elle agit et produit ses effets même si les programmes des partis et les manuels refusent de la reconnaître pour ce qu'elle est. Les événements ont prouvé la justesse des prédictions des économistes orthodoxes. Le monde fait face au gigantesque problème du chômage de masse.

Il ne sert à rien de parler d'emploi et de chômage sans faire de références précises à des taux salariaux bien déterminés. La tendance inhérente à l'évolution capitaliste est d'augmenter régulièrement les taux de salaire réels. Ce résultat est l'effet de l'accumulation progressive du capital grâce auquel les méthodes techniques de production sont améliorées. A chaque fois que ces accumulations du capital s'arrêtent, cette tendance s'arrête aussi. Si la consommation du capital remplace l'accroissement de capital disponible, les taux salariaux réels doivent baisser momentanément jusqu'à ce que les freins à un accroissement ultérieur du capital soient supprimés. Les investissements injustifiés, i.e. le gaspillage du capital qui est le trait le plus caractéristique de l'expansion du crédit et l'orgie associée à l'embellie artificielle qu'elle produit, la confiscation des profits et des fortunes, les guerres et les révolutions, constituent de tels freins. Il est bien triste qu'ils abaissent temporairement le niveau de vie des masses. Mais ce triste état de fait ne peut pas être balayé en prenant ses désirs pour la réalité. Ils n'y a pas d'autre solution pour éliminer cette situation que celle recommandée par les économistes orthodoxes : une politique monétaire saine, une restriction des dépenses publiques, la coopération internationale pour garantir une paix durable et la liberté économique.

9. Les politiques traditionnelles des syndicats font du tort aux travailleurs

Les remèdes suggérés par les doctrinaires hétérodoxes sont vains. Leur application ne fait qu'empirer les choses, elle ne l'améliore jamais.

Il se trouve des hommes bien intentionnés qui exhortent les syndicats à faire un usage modéré de leurs pouvoirs. Mais ces exhortations ne servent à rien parce que leurs auteurs ne comprennent pas que les maux qu'ils veulent éviter ne sont pas dus à un manque de modération des politiques salariales des syndicats. Ils sont le résultat inévitable de toute la philosophie économique qui sous-tend les activités syndicales en ce qui concerne les salaires. Je ne cherche pas à étudier les effets bénéfiques que les syndicats pourraient avoir dans d'autres domaines, par exemple dans l'éducation, la formation professionnelle, etc. Je ne traite que de leurs politiques salariales. L'essence de ces politiques est d'empêcher les chômeurs de trouver un emploi en se proposant de travailler pour un montant inférieur aux taux syndicaux. Cette politique divise la force potentielle du travail en deux classes : les employés qui gagnent des salaires plus élevés qu'ils ne l'auraient fait sur un marché libre du travail, et les chômeurs qui ne gagnent rien du tout. Au début des années 1930, les taux salariaux nominaux aux États-Unis baissèrent moins que le coût de la vie. Les salaires horaires réels augmentaient en pleine progression catastrophique du chômage. Pour de nombreux employés, la dépression signifia une hausse du niveau de vie, alors que les chômeurs en étaient les victimes. La répétition de telles situations ne peut être évitée qu'en écartant totalement l'idée selon laquelle la contrainte et la coercition syndicales peuvent bénéficier à tous ceux qui souhaitent travailler et toucher un salaire. Ce qu'il faut, ce ne sont pas de faibles avertissements. Il faut convaincre les travailleurs que les politiques traditionnelles des syndicats ne servent pas l'intérêt de tous, mais uniquement les intérêts d'un seul groupe. Alors que dans une discussion individuelle le chômeur a virtuellement une voix, il est exclu de la discussion collective. Les responsables syndicaux ne se préoccupent pas de l'avenir de ceux qui ne sont pas membres du syndicat et encore moins des débutants voulant entrer dans leur industrie.

Les taux syndicaux sont fixés à un niveau auquel une partie considérable de la force de travail disponible reste sans emploi. Le chômage de masse n'est pas la preuve de l'échec du capitalisme mais celle de l'échec des méthodes syndicales traditionnelles.

Les mêmes considérations s'appliquent à la détermination des taux salariaux par les agences du gouvernement ou par un arbitrage. Si la décision du gouvernement ou du médiateur fixe les taux salariaux au niveau du marché, elle est superflue. Si elle la fixe à un niveau plus élevé, elle crée un chômage de masse.

La panacée à la mode que l'on suggère, à savoir d'importantes dépenses publiques, n'est pas moins vaine. Si le gouvernement se procure les fonds nécessaires en taxant les citoyens ou en empruntant auprès du public, il supprime autant d'emplois d'un côté qu'il n'en crée de l'autre. Si les dépenses du gouvernement sont financées par l'emprunt auprès de banques commerciales, cela signifie accroissement du crédit et inflation. Le prix de tous les biens et services doit alors augmenter, quoi que fasse le gouvernement pour éviter ce résultat.

Si, au cours d'une inflation, la hausse du prix des biens dépasse la hausse des taux de salaire nominaux, le chômage diminuera. Mais ce qui fait baisser le chômage, c'est précisément le fait que les taux de salaire réels diminuent. Lord Keynes recommandait l'accroissement du crédit parce qu'il croyait que les salariés accepteraient ce résultat : il croyait qu'une "baisse progressive et automatique des taux de salaire réels résultant de la hausse des prix" ne rencontrerait pas autant de résistance de la part des travailleurs qu'une tentative de diminuer les taux de salaire nominaux. Il est très peu probable qu'il en soit ainsi. L'opinion publique est pleinement consciente des changements de pouvoir d'achat et observe avec un ardent intérêt les mouvements de l'indice du prix des marchandises et du coût de la vie. Le fond de toutes ces discussions à propos des salaires porte sur les taux de salaire réels, et non sur les taux de salaire nominaux. L'idée de se montrer plus malin que les syndicats avec de telles astuces n'a pas d'avenir.

Et même si l'hypothèse de Lord Keynes était correcte, aucun bien ne pourrait survenir de cette duperie. Les grands débats d'idée doivent être résolus par des méthodes directes et franches : ils ne peuvent pas l'être par des artifices et des expédients. Il ne faut pas jeter de la poudre aux yeux des travailleurs mais les convaincre. Ils doivent comprendre par eux-mêmes que les méthodes syndicales traditionnelles ne servent pas leurs intérêts. Ils doivent abandonner eux-mêmes, de leur propre chef, les politiques qui font du tort à eux et aux autres.

10. Le rôle social des profits et des pertes

Ce que ce prétendu planisme de la liberté ne comprend pas, c'est que le marché et ses prix sont un mécanisme de guidage du système de la libre entreprise. La flexibilité du prix des marchandises, des taux de salaires et des taux d'intérêt contribue à adapter la production aux conditions changeantes et aux besoins des consommateurs, ainsi qu'à écarter les méthodes techniques obsolètes. Si ces ajustements ne résultent pas du jeu des forces à l'oeuvre sur le marché, ils doivent être effectués par ordre du gouvernement. Ce qui veut dire contrôle total du gouvernement : la Zwangswirtschaft nazie. Il n'y a pas de troisième voie. Les tentatives de geler le prix des marchandises, d'augmenter les taux de salaire et de baisser les taux d'intérêt à volonté ne font que paralyser le système. Elles doivent soit être abandonnées par un retour à la liberté du marché, soit complétées par un socialisme pur et non dissimulé.

L'inégalité des revenus et des fortunes est fondamental dans un régime capitaliste. Les progressistes considèrent les profits comme choquants. L'existence même des profits est à leurs yeux une preuve que l'on pourrait augmenter les salaires sans nuire à personne d'autres qu'à des parasites inutiles. Ils parlent de profits sans traiter de leurs corollaires, les pertes. Pertes et profits sont les instruments par lesquels les consommateurs gardent un contrôle ferme sur les activités entrepreneuriales. Une entreprise rentable tend à se développer, une entreprise non rentable à se réduire. L'élimination des profits rigidifie la production et abolit la souveraineté du consommateur. Ceci se produira mais pas parce que les entrepreneurs seraient médiocres et rapaces et parce qu'ils n'auraient pas les vertus monacales que les planificateurs attribuent aux autres gens. En l'absence de profits, les entrepreneurs n'apprendraient pas ce que veulent les consommateurs, et s'ils essayaient de deviner, ils n'auraient pas les moyens d'ajuster et de développer les usines en conséquence. Les profits et les pertes retirent les facteurs matériels de production des mains inefficaces pour les transférer dans des mains plus efficaces. C'est leur rôle social que de rendre un individu d'autant plus influent dans la conduite des affaires qu'il réussit à produire les marchandises que les gens s'arrachent.

Il est donc hors sujet de considérer les profits comme une mesure du mérite personnel ou du bonheur. Bien sûr, M. X serait probablement aussi heureux avec 10 millions qu'avec 100 millions. D'un point de vue métaphysique, on ne peut certainement pas expliquer pourquoi M. X devrait gagner 2 millions par an, pendant que le Premier président de la Cour d'appel ou les principaux philosophes et poètes du pays gagnent beaucoup moins. Mais la question ne porte pas sur M. X : elle porte sur les consommateurs. Ces derniers seront-ils mieux approvisionnés, et à meilleur marché, si la loi devait empêcher les entrepreneurs les plus efficaces de développer la sphère de leurs activités ? La réponse est clairement non. Si les taux d'imposition actuels avaient été mis en place au début du vingtième siècle, de nombreux millionnaires d'aujourd'hui vivraient dans des circonstances plus modestes. Mais toutes les nouvelles branches de l'industrie qui permettent aux masses de disposer d'articles auparavant inconnus ne produiraient, si elles arrivaient même à produire, que sur une bien plus petite échelle, et leurs produits seraient hors de portée de l'homme ordinaire.

Dans le système du marché tous les hommes, en tant que producteurs, sont responsables devant le consommateur. Cette dépendance est directe pour les entrepreneurs, les capitalistes, les exploitants agricoles, les professions libérales et indirecte pour ceux qui travaillent pour un salaire. Le système économique de la division du travail, dans lequel chacun pourvoit à ses propres besoins en se mettant au service des autres, ne peut pas fonctionner en l'absence d'un facteur permettant d'ajuster les efforts des producteurs aux souhaits de ceux pour lesquels ils produisent. Si le marché n'a pas le droit de guider l'appareil économique, c'est le gouvernement qui doit s'en charger.

11. L'économie libre de marché sert au mieux l'homme ordinaire

Les plans socialistes sont totalement erronés et irréalisables. C'est un autre sujet. Mais les auteurs socialistes étaient au moins suffisamment clairvoyants pour voir que la simple paralysie du système de marché ne peut conduire qu'au chaos. Lorsqu'ils favorisent des actes de sabotage et de destruction, ils le font parce qu'ils croient que le chaos qui en résultera ouvrira la voie au socialisme. Mais ceux qui prétendent vouloir préserver la liberté alors qu'ils sont impatients de fixer les prix, les taux de salaires et les taux d'intérêt à un niveau différent de celui du marché, ceux-là se font des illusions. Il n'y a pas d'autre alternative que le choix entre l'esclavage totalitaire et la liberté. Il n'y a pas d'autre planification possible de la liberté et du bien-être général que de laisser le marché faire son travail. Il n'y a pas d'autre moyen pour atteindre le plein emploi, une hausse des taux de salaire réels et un niveau de vie élevé pour l'homme ordinaire que l'initiative privée et la libre entreprise.

 


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