De la Manipulation de la monnaie et du crédit

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

L'Aspect théorique du problème de la stabilisation monétaire

 

Die geldtheoretische Seite des Stabilisierungsproblems (Schriften des Vereins für Sozialpolitik. Volume 164, 2ème partie. Munich et Leipzig : Duncker & Humblot, 1923).

 

Annexe : Balance des paiements et taux de change 1

La planche à billets a joué un rôle important en procurant les moyens de poursuivre la guerre. Toutes les nations belligérantes et de nombreux pays neutres l'ont utilisée. Avec la cessation des hostilités personne n'appela toutefois à arrêter les activités de création monétaire des banques d'émission. Auparavant les billets étaient imprimés pour financer la guerre. Aujourdhui on imprime toujours des billets, au moins dans certains pays, pour répondre aux demandes intérieures en tout genre. Le monde entier est sous l'emprise de l'inflation. Le prix de tous les biens et services augmentent de jour en jour et personne ne peut dire quand ces hausses prendront fin.

L'inflation est aujourd'hui un phénomène courant mais son ampleur n'est pas la même dans tous les pays. L'augmentation de la quantité de billets dans les différentes zones monétaires n'est jamais statistiquement égale — égalité qui, étant données les différentes demandes de monnaie dans les différentes zones, ne serait qu'apparente — et l'augmentation ne s'est pas produite dans toutes les zones dans la même proportion par rapport à la demande de monnaie. Les hausses de prix, dans la mesure où elles sont dues à des changements du côté de la monnaie, n'ont ainsi pas été partout les mêmes. [....]

Les hausses de prix, qui se produisent à la suite d'un accroissement de la quantité de monnaie, n'apparaissent pas en une nuit. Un certain temps s'écoule avant qu'elles n'apparaissent. La quantité de monnaie supplémentaire entre dans l'économie en un certain point. Ce n'est qu'à partir de là que, petit à petit, elle se disperse. Elle part tout d'abord en direction de certaines personnes seulement et de certaines branches de la production. Il en résulte qu'au début elle ne fait monter la demande que pour certains biens et services, pas pour tous. Ce n'est que plus tard que le prix des autres biens et services monte aussi. Le cours des devises étrangères est toutefois un taux de change spéculatif — c'est-à-dire qu'il provient de transactions du monde des affaires qui, dans ses activités, ne considère pas seulement le présent mais aussi les développements potentiels futurs. La dépréciation monétaire apparaît ainsi relativement tôt dans le cours boursier des monnaies — bien avant que le prix des autres biens et services ne soit affecté. [...]

Certes, il existe une théorie qui cherche à expliquer la formation des taux de change par la balance des paiements plutôt que par le pouvoir d'achat d'une monnaie. Cette théorie établit une distinction dans la dépréciation de la monnaie entre la baisse de la valeur monétaire sur les marchés internationaux et la réduction de son pouvoir d'achat à l'intérieur du pays. Elle prétend qu'il n'y aurait qu'un lien ténu entre les deux voire, comme le disent beaucoup, aucun lien du tout. Le cours des monnaies étrangères résulterait de la balance des paiements du moment. Si les paiements sortant du pays augmentent sans qu'il y ait d'accroissement des paiements arrivant au pays, ou si les paiements en provenance de l'étranger baissent sans qu'il y ait de réduction correspondante des paiements sortant du pays, alors les taux de change des monnaies étrangères doivent monter. Nous ne spéculerons pas sur les raisons expliquant pourquoi une telle théorie a pu être avancée. Entre le changement du taux de change des devises étrangères et le changement du pouvoir d'achat de l'unité monétaire nationale, il existe habituellement un délai — plus ou moins long. Par conséquent, une observation superficielle pourrait facilement conduire à la conclusion que les deux données sont indépendantes. Nous avons aussi entendu que la balance des paiements est la cause immédiate des fluctuations quotidiennes des taux de change. Une théorie qui n'expliquerait que les apparences et n'analyserait pas la situation en profondeur pourrait facilement passer à côté du fait que (a) le rapport au jour le jour entre l'offre et la demande de devises étrangères déterminé par la balance des paiements ne peut que se référer à des écarts transitoires par rapport au taux « statique » formé à partir du pouvoir d'achat des différents types de monnaie, (b) ces écarts doivent disparaître rapidement et (c) ces écarts doivent cesser d'autant plus rapidement et complètement que le commerce est à l'abri des contraintes et que la spéculation est libre.

Il ne devrait assurément pas y avoir de raisons d'examiner cette théorie plus en détail. Son compte a été réglé sur le plan scientifique. Le fait qu'elle joue un rôle important en politique économique peut être une raison d'étudier la base politique de son indéniable popularité auprès des officiels et des auteurs du gouvernement. Il est cependant possible de laisser cette tâche à d'autres.

Nous devons toutefois nous intéresser à une nouvelle variante de cette doctrine de la balance des paiements, variante née avec la guerre. Les gens disent qu'il est peut-être vrai en général que c'est le pouvoir d'achat de la monnaie, plutôt que la balance des paiements, qui détermine le cours des devises étrangères. Mais de nos jours, en raison de la diminution du commerce consécutive à la guerre, ce ne serait plus le cas. Comme le commerce est entravé, le processus qui restaurerait les rapports d'échange « statiques », perturbés, entre les devises étrangères serait tenu en échec. Il en résulterait par conséquent que la balance des paiements deviendrait le facteur décisif du cours des devises étrangères 2. Si l'on désire faire monter le cours de la monnaie, ou l'empêcher de descendre davantage, il faudrait essayer de rétablir une balance des paiements favorable. [...]

L'erreur fondamentale de cette théorie vient de ce qu'elle ignore complètement le fait que le niveau des importations et des exportations dépend principalement des prix. Ni les importations ni les exportations ne sont entreprises par caprice ou pour le plaisir.

Elles sont entreprises pour réaliser un échange avantageux, c'est-à-dire pour gagner de l'argent sur la différence de prix de chaque côté. Importations et exportations ont donc lieu jusqu'à ce que la différence de prix disparaisse.

La doctrine de l'explication des taux de change par la balance des paiements ne s'aperçoit absolument pas de la signification des prix dans le mouvement international des biens. Elle part de manière erronée de l'acte de paiement au lieu de partir de la transaction commerciale elle-même. C'est une retombée de la théorie pseudo-légale de la monnaie — théorie qui a eu les conséquences les plus cruelles pour la science allemande. Cette théorie considère la monnaie uniquement comme un moyen de paiement, et non comme un moyen d'échange généralisé. Lorsqu'il se décide à effectuer une transaction commerciale, un marchand n'ignore pas les coûts d'obtention des devises étrangères jusqu'au moment où le paiement se réalise effectivement. Un marchand qui se comporterait ainsi ne conserverait pas longtemps son métier. Un marchand tient parfaitement compte du cours de la devise étrangère dans ses calculs, de même qu'il a toujours un œil sur les prix de vente. Ainsi, qu'il se couvre contre des changements de cours futurs ou qu'il accepte de courir lui-même le risque de modifications de la valeur des devises, il prend en compte les fluctuations anticipées des cours. La même situation prévaut mutatis mutandis pour la fréquentation touristique et pour le transport international. [...]

Il est facile de voir que nous n'avons affaire ici qu'à une nouvelle forme de la vieille théorie de la balance commerciale favorable et défavorable que soutenait l'École mercantiliste de XVIe au XVIIIe siècles. C'était avant l'usage répandu des billets de banque et des autres devises bancaires. On craignait alors qu'un pays avec une balance commerciale défavorable ne perde tout son stock de métaux précieux au profit d'autres pays. On estimait par conséquent qu'en encourageant les exportations et en limitant les importations autant que possible, un pays pouvait prendre des précautions pour éviter cette situation. Par la suite, on développa l'idée que ce n'était pas la seule balance commerciale qui comptait, qu'elle n'était qu'un facteur contribuant à la balance des paiements et qu'il fallait tenir compte de la totalité de cette dernière. Il en résulta une réorganisation partielle de la théorie. Mais son principe de base — à savoir que si un gouvernement ne contrôlait pas les rapports commerciaux avec l'étranger tout ses métaux précieux pourraient partir pour l'étranger — persista jusqu'à ce qu'il fut finalement vaincu par la critique percutante de l'économie classique.

La balance des paiements d'un pays n'est rien d'autre que la somme des balance des paiements de toutes ses entreprises individuelles. L'essence de chaque balance est d'avoir un débit et un crédit équilibré. Si l'on compare les entrées créditrices et les entrées débitrices d'une entreprise, les totaux des deux colonnes doivent être en équilibre. La situation ne peut pas être différente dans le cas de la balance des pays du pays tout entier. Dans ce cas aussi les totaux doivent toujours être en équilibre. Cet équilibre, qui doit nécessairement prévaloir parce que les biens sont échangés — et non donnés — au cours d'une transaction commerciale, ne vient pas au monde en entreprenant tout d'abord des opérations d'exportation et d'importation, sans s'occuper des moyens de paiement, puis en ajustant ensuite la balance monétaire. Au contraire, la monnaie occupe précisément la même position quand il s'agit d'effectuer une transaction que les autres biens échangés. La monnaie peut même être la raison habituelle de faire des échanges.

Dans une société où les transactions commerciales sont des transactions monétaires, toute entreprise individuelle doit toujours prendre soin d'avoir à portée de main une certaine quantité de monnaie. Elle ne peut pas se permettre de voir ses encaisses tomber en deçà d'un certain montant considéré comme nécessaire pour mener ses transactions. Inversement, une entreprise n'acceptera pas de voir ses réserves de liquidités dépasser le montant nécessaire, car accepter que cette quantité de monnaie reste stérile conduirait à perdre des intérêts. Si elle a trop peu de monnaie, elle doit réduire ses achats ou vendre certains articles. Si elle en a trop, elle doit acheter des biens.

Pour les buts qui nous concernent ici, il importe peu de savoir si l'entreprise achète des biens de production ou de consommation. De la même manière, tout individu veille à ne pas être sans argent. Comme chacun s'occupe de ses propres intérêts à ce sujet, il est impossible que le libre jeu des forces du marché cause une fuite de toute la monnaie hors d'une ville, d'une province ou de tout un pays. Le gouvernement n'a pas plus besoin de s'occuper de ce problème que la ville de Vienne n'a besoin de se soucier de la perte de ses réserves monétaires vers la campagne environnante. Le gouvernement n'a pas non plus à se préoccuper — en supposant l'existence d'un étalon constitué par un métal précieux (la monnaie purement métallique de la Currency School anglaise) — de la possibilité que toutes les réserves de métaux précieux ne sortent du pays.

Par conséquent, si nous avions un étalon-or pur, le gouvernement n'aurait pas besoin de se sentir le moins du monde concerné par la balance des paiements. Il pourrait tranquillement laisser au marché la responsabilité d'assurer le maintien d'une quantité d'or suffisante dans le pays. Sous l'influence des forces du libre-échange, les métaux précieux ne quitteraient le pays que si un surplus était disponible et ils reviendraient s'ils n'y en avait pas assez de disponible, de la même façon que tous les autres biens sont importés s'il en manque et sont exportés s'ils sont en surplus. Nous voyons ainsi que l'or est constamment transféré des pays qui en produisent beaucoup vers ceux où la demande d'or dépasse la quantité extraite — sans que la moindre action gouvernementale ne soit nécessaire pour que cela se produise 3. [...]

On pourrait néanmoins se demander si l'Histoire n'offre pas de nombreux exemples de pays dont la monnaie métallique (or et argent) est partie vers l'étranger ? Les pièces d'or n'ont-elles pas disparu du marché en Allemagne très récemment ? Les pièces d'argent ne disparaissent-elles pas ici même, en Autriche ? Ces exemples ne sont-ils pas clairement en contradiction avec l'affirmation selon laquelle le commerce maintient spontanément les réserves monétaires ? N'est-ce pas là la preuve que l'État a besoin d'intervenir dans la balance des paiements ?

Ces faits ne contredisent cependant nullement notre affirmation. La monnaie ne part pas parce que la balance des paiements est défavorable et parce que l'État n'est pas intervenu. Au contraire la monnaie part précisément parce que l'État est intervenu et que ses interventions ont entraîné le phénomène décrit par la célèbre loi de Gresham. C'est le gouvernement lui-même qui a conduit à la ruine de la monnaie par les mesures qu'il a prises. Et il essaie ensuite en vain, par d'autres mesures, de restaurer la monnaie qu'il a ruiné.

La disparition de la monnaie-or du commerce vient du fait que l'État rend équivalente, du point de vue du pouvoir d'achat légal, une monnaie possédant une valeur moindre et une monnaie ayant une valeur plus grande. Si le gouvernement introduit dans le commerce de grandes quantités de billets de banque non convertibles, cela doit conduire à une dépréciation monétaire. La valeur de l'unité monétaire baisse. Cette dépréciation de la valeur ne peut cependant concerner que les billets non convertibles. La monnaie d'or conserve toute, ou presque toute, sa valeur sur le plan international. Mais comme l'État — et son pouvoir de faire usage de la force de la loi — déclare que les billets de valeur moindre ont un pouvoir d'achat équivalent à la monnaie-or de valeur plus importante et interdit d'échanger la monnaie d'or contre des billets de papier à des taux plus élevés, les pièces d'or doivent disparaître du marché. Elles peuvent disparaître à l'étranger. Elles peuvent être fondues pour être utilisées par l'industrie nationale. Ou elles peuvent être thésaurisées. C'est le phénomène où la mauvaise monnaie chasse la bonne, observé il y a fort longtemps par Aristophane et que l'on appelle loi de Gresham.

Aucun intervention spéciale du gouvernement n'est nécessaire pour retenir les métaux précieux en circulation au sein d'un pays. Il suffit à l'État de renoncer à toute tentative de soulager ses difficultés financières en ayant recours à la planche à billet. Pour soutenir la monnaie il ne faut pas faire plus que cela. Et il suffit de le faire pour atteindre cet objectif. Tous les ordres et toutes les interdictions, toutes les mesures limitant les transactions commerciales avec l'étranger, etc. sont totalement vaines et inutiles.

Si nous avions un étalon-or pur, les mesures destinées à éviter une fuite de l'or hors du pays à la suite d'une balance défavorable des paiements seraient complètement superflues. Celui qui n'a pas de monnaie pour acheter à l'étranger, parce qu'il n'a ni exporté de biens ni rendu de service à l'étranger, ne pourra acheter à l'extérieur que si des étrangers lui font crédit. Ses achats à l'étranger ne perturberont alors en aucun façon la stabilité de la monnaie nationale. [...]



Notes

1. Publié initialement sous le titre « Zahlungsbilanz und Devisenkurse » dans Mitteilungen des Verbandes Oesterreichischer Banken und Bankiers, Volume 2, p. 3-4, 1919. Cet extrait partiel ne constitue qu'environ un tiers de l'article original.

2. On pourrait signaler, dans le seul but d'être complet, que les partisans de cette théorie attribuent la hausse des prix intérieurs non à l'inflation mais exclusivement à la pénurie de biens. Note de Ludwig von Mises.

3. Voir Hertzka, Das Wesen des Geldes (Leipzig, 1887), pp. 44 et suivantes ; Wieser, « Der Geldwert und seine Veränderungen » (Schriften des Vereins für Sozialpolitik,Vol. 132), Leipzig, 1910. pp. 530 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.


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