Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

38. A quoi tient la supériorité économique des États-Unis ou le secret de la prospérité américaine

 

Publié pour la première fois dans The Freeman, novembre 1955.

Les États-Unis sont aujourd'hui la nation la plus prospère du monde. Il n'est pas nécessaire de revenir sur ce fait. Personne ne le conteste.

Mais, dans le climat politique et idéologique actuel, les richesses ont mauvaise réputation. En règle générale, les gens regardent celui qui est plus prospère avec une envie et une haine non dissimulées. La philosophie du New Deal prétend qu'une fortune individuelle qui dépasse celle de l'homme ordinaire dont on parle tant est mal acquise et qu'il est du rôle du gouvernement d'égaliser la richesse et les revenus par une taxation confiscatoire.

Comment les étrangers jugent la prospérité américaine

La plupart de Américains n'arrivent pas à réaliser que les mêmes idées qui engendrent le préjugé anti-capitaliste de la politique intérieure américaine déterminent aussi l'attitude des nations étrangères vis-à-vis des États-Unis. L'Européen moyen — pour ne pas parler des Asiatiques et des Africains — regardent les États-Unis avec la même envie et la même haine dont le « progressiste » américain fait montre vis-à-vis de l'industrie américaine. Il critique les États-Unis parce qu'ils sont plus prospères que son propre pays. A son avis tous les Américains sont détestables pour la simple raison qu'ils jouissent d'un niveau de vie plus élevé que lui. Et tout comme le « progressiste » américain dénigre comme « sycophantes » corrompus de la bourgeoisie exploiteuse les quelques économistes qui ont eu le courage d'élever leur voix contre le New Deal, le « progressiste » européen condamne comme traîtres tous les hommes d'État et tous les auteurs qui soutiennent la politique pro-américaine de son gouvernement pendant la Guerre froide.

Les milliards de dollars que le gouvernement des États-Unis a distribués dans le monde entier n'ont pas tempéré ces sentiments anti-américains. Cette aide, disent les socialistes, est une simple misère, un remboursement très insuffisant de l'immense dette que l'Amérique doit au reste de l'humanité. Toute la richesse des États-Unis devrait être en toute justice distribuée de façon égale entre toutes les nations. Selon l'avis des radicaux étrangers, le fait que l'Américain moyen vive dans une maison équipée de gadgets et conduise une voiture, alors que des millions de gens manquent à l'étranger des choses essentielles à une existence décente, est une transgression de la loi divine ou naturelle. C'est une honte, disent-ils, que les descendants des peuples qui ont créé la civilisation occidentale vivent dans la gêne, pendant que les Américains, simples faiseurs d'argent, mènent une vie de luxe.

D'après les « intellectuels » étrangers typiques l'humanité se divise en deux classes : les Américains exploiteurs d'un côté et les pauvres exploités de l'autre. Les « intellectuels » communistes placent tous leurs espoirs dans la « libération » par les soviétiques. Les modérés espèrent que les Nations Unies se transformeront un jour en un véritable gouvernement mondial qui, au moyen d'un impôt progressif mondial, essaiera de faire apparaître davantage d'égalité dans la distribution des revenus du monde entier, tout comme les lois de l'impôt national sur le revenu essaient de le faire dans leurs pays respectifs. Les deux groupes sont d'accord pour rejeter ce qu'ils appellent une politique pro-américaine de la part de leur nation et favorisent le neutralisme comme premier pas vers la mise en place planétaire d'un ordre social juste.

Ce mélange de sentiments anti-capitalistes et anti-américains joue un rôle inquiétant dans les affaires actuelles du monde. Il excite les sympathies envers la cause des soviétiques et met en péril les tentatives les mieux élaborées de bloquer de nouveaux progrès du pouvoir russe. Il menace de renverser la civilisation avec lui.

Comment Rappard juge la prospérité américaine

Les patriotes européens sensés sont inquiets. Ils sont conscients des dangers que l'idéologie neutraliste engendre. Ils voudraient démasquer ses sophismes. Mais ils en sont empêchés par le fait que l'essentiel du contenu de la doctrine anti-américaine est en parfait accord avec les théories économiques —ou plutôt, pseudo-économiques — enseignées dans les universités de leurs propres pays et acceptées par tous les partis politiques. Du point de vue des idées qui déterminent les politiques intérieures de la plupart des nations européennes — et, à ce sujet, également celles des États-Unis — la misère d'un homme est due au fait que certains se sont approprié trop pour eux-mêmes. D'où il ressort que le seul remède efficace est de forcer par l'intervention du gouvernement une distribution plus égalitaire de que l'on nomme le revenu national. Aucun argument ne peut être trouvé pour montrer que cette doctrine et les conclusions pratiques qui en découlent devraient se limiter aux conditions se rapportant à l'intérieur d'une nation et ne pas s'appliquer aussi aux relations internationales dans le but d'égaliser la distribution du revenu mondial.

Les obstacles idéologiques qu'un Européen trouve sur son chemin quand il veut attaquer la mentalité anti-américaine dominante semble dès lors presque insurmontables. Le plus remarquable est qu'un auteur éminent, bravant toutes ces difficultés, a publié un essai qui va au cœur du problème.

Le professeur William E. Rappard [1883–1958] n'est pas un inconnu pour le public américain. Historien et économiste de premier plan, ce Genevois est né à New York, diplômé d'une université américaine et a enseigné à Harvard. Il est le plus grand expert mondial dans le domaine de la politique internationale et des relations économiques. Ses contributions à la philosophie politique, tout d'abord celles qu'il présenta en 1938 dans son livre The Crisis of Democracy, resteront dans l'histoire des idées comme la réfutation la plus percutante des doctrines du communisme et du nazisme. Il y a peu d'auteurs dont le jugement, la compétence et l'impartialité jouissent d'un prestige égal à celui de Rappard.

Dans son nouveau livre 1 le professeur Rappard n'est ni pro-américain ni anti-américain. Il essaie de mettre en relief avec un détachement froid les facteurs qui expliquent la supériorité économique des États-Unis. Il commence en rassemblant les données statistiques et passe ensuite à un examen critique des explications fournies par certains auteurs anciens et récents. Puis il en vient à sa propre analyse des causes de la prospérité américaine. Selon le professeur Rappard, les causes peuvent être regroupées en quatre rubriques générales : la production de masse, l'application de la science à la production, la passion de la productivité et l'esprit de compétition.

L'importance politique des conclusions du professeur Rappard peuvent se voir dans le fait qu'elles attribuent entièrement la prospérité américaine à des facteurs opérant à l'intérieur des États-Unis. La supériorité américaine actuelle est un phénomène purement américain. C'est un haut fait des Américains. Elle n'est en aucun cas causée ou favorisée par quoi que ce soit qui nuirait aux nations étrangères. Il n'est nullement question d'exploitation des « démunis ». Aucun non Américain n'est dans le besoin parce que le bien-être existe en Amérique. Le professeur Rappard évite soigneusement tout allusion à la vive controverse concernant l'attitude des nations européennes envers les États-Unis. Il ne fait même pas mention de la doctrine de l'exploitation et des complaintes des soi-disant démunis. Mais ce livre démolit ces fausses doctrines et, par conséquent, les programmes politiques qui en découlent.

On peut difficilement nier, dit le professeur Rappard, que la richesse d'un pays dépende en grande partie de la volonté de la nation. Toutes choses égales par ailleurs, un pays sera dès lors plus riche et son économie plus productive dans la mesure où ses habitants le veulent. L'Amérique est prospère parce que son peuple veut la prospérité et se tourne vers des politiques adaptées à cet objectif.

Prospérité et capital

L'action des quatre facteurs auxquels le professeur Rappard attribue la plus grande productivité du travail aux États-Unis ne se limite certainement pas à ce pays. Ce sont des traits caractéristiques du mode de production capitaliste qui est né en Europe occidentale et n'est arrivé que plus tard aux États-Unis. La production de masse était une nouveauté essentielle de la Révolution industrielle. Auparavant les artisans travaillaient avec des outils primitifs dans de petits ateliers et presque exclusivement pour répondre aux besoins d'un nombre limité de gens aisés. Le système de l'usine inaugura de nouvelles méthodes de production et de commercialisation. Son objectif était et est de créer des biens bon marché pour le grand nombre. C'est ce principe qui, associé au principe de concurrence, explique le développement des entreprises les plus efficaces et la disparition des entreprises inefficaces.

Il est vrai que ces tendances sont aujourd'hui plus fortes aux États-Unis que dans les pays d'Europe de ce côté du Rideau de fer. Mais cela est principalement dû au fait que l'animosité politique vis-à-vis de la grande industrie et de son plus grand pouvoir compétitif a commencé plus tôt et est plus radicale en Europe qu'aux États-Unis et a donc freiné avec davantage de rigueur le « farouche individualisme » du monde des affaires. La différence qui existe à cet égard entre l'Europe et les États-Unis n'est qu'une différence de degré, pas de nature.

En ce qui concerne l'application de la science à la production et la passion de la productivité, il y a peu, s'il y en a, de différences entre l'Amérique et l'Europe. Il n'est pas nécessaire de souligner que la passion de rendre son équipement aussi productif que possible est forte chez tout homme d'affaires. Concernant l'application de la science à la production, le professeur Rappard observe que les auteurs américains les mieux informés et les plus sincères reconnaissent « que les recherches les plus fructueuses des dernières années ont presque toutes été faites par des Européens travaillant soit dans leur propre pays soit dans des laboratoires américains. » L'avance industrielle des États-Unis s'explique, continue Monsieur Rappard, non pas par la découverte de nouvelles vérités théoriques mais par l'application rapide et constamment améliorée des découvertes de toutes les origines possibles.

En énonçant ce fait le professeur Rappard nous donne la réponse cruciale au problème qu'il étudie. La supériorité industrielle de l'Amérique est due à la circonstance que ses usines, ses ateliers, ses fermes et ses mines sont équipées avec des outils et des machines meilleurs et plus efficaces. La productivité marginale du travail et donc les taux de salaire sont par conséquent plus élevés que partout ailleurs. Comme la quantité et la qualité moyennes des biens produits dans le même laps de temps par le même nombre de mains sont plus grandes et meilleures, davantage de biens de meilleure qualité sont disponibles à la consommation. Nous avons ici le « secret » de la prospérité américaine.

A quelques exceptions mineures près, il n'y a aucun secret du tout dans les méthodes modernes de production les plus performantes. On les enseigne dans de nombreuses universités technologiques et elles sont décrites dans les manuels et les magazines techniques. Des milliers de jeunes gens doués issus des pays économiquement arriérés les ont parfaitement acquises dans les établissements d'éducation et dans les ateliers des États-Unis, de Grande-Bretagne, de France, d'Allemagne et des autres pays occidentaux. Par ailleurs, un grand nombre d'ingénieurs, de chimistes et d'agriculteurs américains sont prêts à offrir leurs services d'experts à l'industrie des nations dites sous-développées.

Tout homme d'affaires intelligent — non seulement en Europe occidentale, mais tout autant dans les autres pays — est obsédé par l'empressement à offrir à son entreprise les équipements modernes les plus efficaces. Comment se fait-il donc que, malgré tous ces faits, seules les firmes américaines (et canadiennes) utilisent pleinement les réussites techniques modernes et dépassent de loin des industries des autres pays ?

C'est le manque de capitaux qui empêche le reste du monde d'adapter ses industries aux moyens de production les plus efficaces. La savoir technologique et la passion de la productivité ne servent à rien si le capital nécessaire à l'acquisition de nouveaux équipements et à l'inauguration de nouvelles méthodes n'est pas là.

Ce qui a rendu possible le capitalisme moderne et a permis aux nations, d'abord d'Europe occidentale et plus tard d'Europe centrale et de l'Amérique du Nord, d'éclipser le reste de l'humanité en matière de productivité était le fait qu'elles avaient créé les conditions politiques, juridiques et institutionnelles permettant de protéger l'accumulation du capital. Ce qui empêche l'Inde, par exemple, de remplacer tous ses nombreux cordonniers inefficaces par des usines de chaussures, c'est uniquement le manque de capitaux. Comme le gouvernement indien exproprie en pratique les capitalistes étrangers et enraye l'accumulation de capital par les autochtones, il n'y a aucun moyen de remédier à cette situation. Le résultat est que des millions de gens sont nus pieds en Inde alors que l'Américain moyen achète plusieurs paires de chaussures chaque année.

La suprématie actuelle de l'Amérique est due à l'abondance de capitaux. Les politiques prétendument « progressistes » qui freinent l'épargne et l'accumulation du capital, voire qui conduisent à une désépargne et une consommation du capital, touchèrent les États-Unis après les pays européens. Tandis que l'Europe s'appauvrissait en raison de l'excès d'armements, des aventures coloniales, des politiques anti-capitalistes et finalement des guerres et des révolutions, les États-Unis s'en tenaient à une politique de libre entreprise. A cette époque les Européens avaient l'habitude de stigmatiser la politique américaine comme socialement arriérée. Mais c'était précisément ce prétendu retard social qui expliquait un niveau d'accumulation du capital de loin supérieur au niveau du capital disponible dans les autres pays. Lorsque plus tard le New Deal commença à imiter les politiques anti-capitalistes de l'Europe, l'Amérique avait déjà acquis un avantage qu'elle conserve encore aujourd'hui.

La richesse ne consiste pas, comme le dit Marx, en une accumulation de marchandises mais en une accumulation de biens du capital. Une telle accumulation est le résultat d'une épargne antérieure. Les doctrines anti-épargne de ce qu'on appelle, de manière assez paradoxale, la « Nouvelle économie » *, initialement développées par Messieurs Foster et Catchings 2 puis remises en forme par Lord Keynes, sont intenables.

Si l'on veut améliorer la situation économique, augmenter la productivité du travail, les taux salariaux et le niveau de vie des gens, il faut accumuler davantage de biens du capital afin d'investir de plus en plus. Il n'y a pas d'autre moyen d'accroître la quantité de capital disponible que d'accroître l'épargne en supprimant tous les facteurs idéologiques et institutionnels qui empêchent l'épargne ou qui entraînent même à la désépargne et à la consommation du capital. Voilà ce que les « nations sous-développées » ont besoin d'apprendre.



Notes

*. Mises veut parler ici du keynésianisme NdT

1. William E. Rappard, The Secret of American Prosperity [le titre américain, soit Le Secret de la prospérité américaine, est ainsi différent du titre original. NdT], traduit du texte original français [dont le titre original est A quoi tient la supériorité économique. NdT] par Kenneth A. J. Dickson, avec une préface de Henry Hazlitt (New York: Greenberg—A Corwin Book, 1955), 124 pages.

2. Le professeur de l'enseignement supérieur William T. Foster (1879-1950) et l'homme d'affaires Waddill Catchings (1879-1967) avaient uni leurs forces pour créer la Pollak Foundation for Economic Research [Fondation Pollack pour la recherche économique] et pour co-écrire plusieurs livres dans les années 1920, livres qui considéraient l'épargne comme nocive et défendaient des travaux publics contre-cycliques ainsi qu'un « afflux constant de monnaie nouvelle » pour stimuler la dépense des consommateurs.


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