Marshall déguisé en Pareto

Extrait de Hidden Order : The Economics of Everyday Life (1996, Harper Collins)

par David Friedman

traduit par Hervé de Quengo

[David Friedman est le fils du célèbre prix Nobel d'économie Milton Friedman (vous en saurez plus en allant voir son site) . Bien que son père soit habituellement considéré comme très libéral, David Friedman l'est bien plus, faisant partie du courant anarcho-capitaliste (qui préfère l'absence d'État, en soutenant que cette solution est viable). Son livre "The Machinery of Freedom" (traduit aux Belles Lettres, dans la collection Laissez-faire, sous le titre "Vers une Société sans État") expose ses idées, qu'il développe dans un cadre utilitariste (contrairement à Rothbard, qui s'appuie sur la théorie du Droit naturel).

Le passage ci-dessous, tiré du chapitre 15 de "Hidden Order" fait suite à la présentation suivante (par David Friedman) de l'efficacité au sens de Marshall :

Considérons un changement (suppression des tarifs douaniers, nouvel impôt, contrôle des loyers,...) qui affecte beaucoup de gens, améliorant le sort de certains et portant préjudice à d'autres. Supposons que nous puissions trouver pour chacune des personnes opposées au changement la somme d'argent qu'il faudrait lui donner pour que la somme versée plus le changement la laisse dans une aussi bonne situation qu'auparavant - le montant qui serait juste suffisant pour qu'elle accepte le changement. Supposons que nous puissions aussi demander à chaque gagnant la somme la plus importante qu'il soit prêt à donner pour que le changement ait lieu - la somme qui compenserait son gain. Nous pourrions, en supposant que chacun dise la vérité, additionner tous les gains et toutes les pertes, exprimés par notre procédure en une mesure commune. Si la somme est un gain net, nous pourrions dire que le changement est une amélioration économique.

Il ajoute ensuite :

Nous savons maintenant ce que les économistes veulent dire quand il disent qu'un changement est une "amélioration". Un terme lié d'assez près, et que vous recontrerez souvent, est "efficace" ["efficient" en anglais, souvent traduit par les économistes sous le terme "efficient" en français] Une situation est efficace si toutes les améliorations possibles ont été déjà faites, de telle sorte qu'aucune amélioration supplémentaire n'est possible.

Pour ceux que cela intéresse, le point de vue de Rothbard (différent mais dont les critiques sur l'approche de Hicks et Kaldor sont proches) sur l'efficacité et sur la manière d'additionner ou de comparer les effets d'une action sur plusieurs personnes se trouve dans le recueil "The Logic of Action One" (Edward Elgar, textes 10 : Towards a Reconstruction of Utility and Welfare Economics, p. 236 sur le principe de compensation notamment, et 12 : The Myth of Efficiency) et a été traduit par François Guillaumat dans le recueil "Economistes et charlatans" (aux Belles Lettres, collection Laissez-Faire, sous les titres L'économie du bien-être : une critique, p. 136 notamment, et Le mythe de l'"efficience"). NdT]

Certains d'entre vous ont probablement suivi des cours d'économie et quelques uns pourraient avoir suffisamment de souvenirs pour trouver quelque chose de bizarre dans mon explication de l'efficacité. Vous avez raison. Je vous décris le point de vue qu'utilisent les économistes, et non celui qu'ils enseignent.

Alors qu'Alfred Marshall fut sous d'autres aspects un personnage bien plus important dans l'histoire de l'économie que l'économiste italien Vilfredo Pareto, c'est l'approche de ce dernier vis-à-vis des définitions de "l'amélioration" et de "l'efficacité" qui domine les manuels. Pareto définit une amélioration comme un changement qui bénéficie à quelqu'un sans faire de mal à personne. Une situation est efficace au sens de Pareto si aucune amélioration au sens de Pareto n'est possible. Cette approche élimine le problème de comparaison entre les gains d'une personne et les pertes d'une autre - au prix de fournir un critère qui est presque totalement inutilisable pour ce qui est de porter un jugement sur des alternatives du monde réel.

Prenons l'exemple des tarifs douaniers. La suppression des droits de douanes sur les automobiles serait bénéfique pour les Américains qui achètent des voitures ou qui produisent des biens destinés à l'exportation. Mais elle mettrait en moins bonne position les Américains travaillant dans le secteur de l'automobile et les propriétaires d'actions des constructeurs automobiles américains. Comme nous le verrons au chapitre 19 [du livre Hidden Order], il y a de bonnes raisons pour croire que les gains du premier groupe sont plus grands que les pertes du second, de telle sorte que le changement serait une amélioration économique au sens de Marshall. Mais, comme il y a des perdants, il ne s'agit pas d'une amélioration au sens de Pareto. Une situation similaire se produirait pour presque toutes les questions politiques imaginables.

Supposons qu'un certain changement, comme la suppression des tarifs douaniers, puisse être une amélioration au sens de Pareto si on la combine avec des transferts appropriés. Par exemple, si vous gagnez 10 dollars et que je perds 8 dollars si l'on supprime les droits de douanes, alors leur suppression avec un transfert simultané de 9 dollars de vous à moi serait bénéfique pour nous deux, par rapport à la situation initiale. Il s'agirait alors d'une amélioration potentielle au sens de Pareto (également appelée amélioration au sens de Hicks et Kaldor d'après les deux économistes qui ont imaginé cette approche) : un changement qui serait une amélioration au sens de Pareto s'il était combiné avec les bons transferts.

Si nous sommes d'accord pour prendre en compte des améliorations potentielles au sens de Pareto au lieu d'améliorations réelles, nous pouvons répondre à des questions réelles, comme de savoir s'il faut ou non abolir les droits de douanes. Les réponses sont presque toujours les mêmes que si nous utilisions à la place la définition de l'amélioration de Marshall. Ce n'est guère surprenant : si un changement produit des gains nets (est une amélioration économique au sens de Marshall), cela veut dire que les gagnants peuvent compenser les perdants tout en gardant quelque chose. Et si les gagnants peuvent compenser les perdants tout en gardant quelque chose, c'est qu'il doit y avoir des gains nets.

Ce qui est erroné dans l'approche de l'amélioration potentielle au sens de Pareto, c'est qu'elle est utilisée pour défendre des changements qui ne seront pas combinés avec des transferts compensatoires (comme dans l'exemple des tarifs douaniers) et ne seront par conséquent pas des améliorations réelles au sens de Pareto. Elle a ainsi la prétention d'éviter des comparaisons interpersonnelles tout en recommandant en réalité des politiques qui améliorent le sort de certains au détriment de celui des autres. Je préfère l'approche de Marshall, qui fait les mêmes recommandations sans la prétention.

Une version plus subtile de la même erreur commence par argumenter que, puisque supprimer les droits de douanes et effectuer les paiements compensatoires serait une amélioration au sens de Pareto, un monde avec des droits de douanes est inefficace au sens de Pareto. Un monde sans tarifs douaniers ne peut pas être amélioré au sens de Pareto (en supposant qu'il n'y ait aucun autre problème), et est donc efficace au sens de Pareto. A l'évidence, un monde efficace est meilleur qu'un monde inefficace. Donc il faut supprimer les droits de douanes.

Il y a ici deux problèmes. Le premier est que, bien que nous puissions supprimer les droits de douanes, nous ne pouvons pas faire les transferts nécessaires pour faire cette suppression une amélioration au sens de Pareto : nous n'en savons pas assez sur qui gagne, qui perd, et de combien. L'amélioration au sens de Pareto n'est pas possible. La situation initiale n'est dons pas inefficace au sens de Pareto.

Le second problème est qu'une situation efficace au sens de Pareto n'est pas nécessairement meilleure qu'une situation inefficace au sens de Pareto. La situation avec les droits de douanes est inefficace non parce qu'elle est inférieure au sens de Pareto à la situation sans droits de douanes, mais parce qu'elle est inférieure au sens de Pareto à une troisième possibilité : l'abolition des tarifs douaniers avec paiements compensatoires.

Supposons que nous divisions vingt cookies et vingt Cocas entre nous deux. Une répartition qui me donne tout est efficace au sens de Pareto, car tout changement me laisserait moins bien : il n'y a donc aucune amélioration possible au sens de Pareto. Une répartition qui nous donne à chacun dix Cookies et dix Cocas est inefficace car, étant donnés nos goûts, chacun de nous préférerait que vous ayez onze cookies et moi onze Cocas.

La répartition qui me donne tout est efficace au sens de Pareto et la distribution égale ne l'est pas. Il semblerait pourtant très étrange que j'utilise ce résultat pour pouvoir prétendre que la première est supérieure à la seconde et devrait être choisie, et plus étrange encore que je m'attende à ce que vous soyez d'accord.

Choisir comme politique : "Réaliser une amélioration au sens Marshall à chaque fois que cela est possible" peut s'approcher de très près d'une amélioration au sens de Pareto, même si chaque amélioration au sens de Marshall ne l'est pas. Dans un cas, l'amélioration au sens de Marshall me rapporterait 3 dollars de plus et vous coûterait 2 dollars et dans un autre vous rapporterait 6 dollars et me coûterait 4 dollars, dans un autre... En ajoutant les effets, et à moins qu'un groupe ne soit constamment du côté des perdants, tout le monde, ou presque tout le monde, serait bénéficiaire. C'est une raison de plus pour être en faveur d'une telle politique. [Le lecteur comparera ce paragraphe avec la l'approche contitutionnaliste de la politique par Buchanan et Tullock ("The Calculus of Consent") : des règles de décision majoritaires dans un cas réel améliore le sort de la majorité au détriment de la minorité. Mais quand on prend en compte un grand nombre de cas, on peut penser (si l'on est optimiste...) que la situation sera bénéfique pour chacun. En fait leur proposition d'un choix unanime pour les règles constitutionnelles est destinée à garantir que la règle majoritaire (et le seuil choisi pour définir la majorité) soit jugée (ex ante) comme bénéfique par chacun des membres de la société (en prenant en compte les coûts de transaction). Le droit de vote remplace le dollar comme unité de mesure des gains et des pertes (permettant ainsi des comparaisons interpersonnelles). Toutefois, tout n'est pas similaire, voir l'article de Buchanan sur ce sujet. NdT]

Bien que la façon dont ce livre présente l'économie soit non conventionnelle, le contenu - ce que je présente - n'est pas très différent de ce que beaucoup d'autres économistes pensent et enseignent. Ce chapitre est une exception majeure. Beaucoup de mes collègues partagent mon inconfort sur l'approche de Pareto mais la plupart continuent à l'enseigner. Je préfère admettre que nous échangeons les gains d'une personne contre les pertes d'une autre d'une façon imparfaite, au lieu de suivre la stratégie de Pareto qui consiste à faire la même chose tout en le niant. De ce point de vue, cette partie du livre est soit "à la frontière" ou "hors du courant dominant," selon que vous soyer ou non d'accord avec elle.


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