L'Empire socialiste des Inka


Université de Paris — Travaux et mémoires de l'Institut d'Ethnologie — V (1928)

par Louis Baudin
Professeur à la faculté de Droit de Dijon

Introduction


Ellos (los Indios) eran soberbios, leales y francos,
ceñidas las cabezas de raras plumas,
! ojalá hubieran sido los hombres blancos
como los Atahualpas y Moctezumas !

(Rubén Dario, A Colón)


Eux (les Indiens), ils étaient fiers, loyaux et francs, leurs têtes étaient ceintes de plumes de grand prix, plût au ciel que les hommes blancs eussent été pareils à Atahualpa et à Montezuma !

La conquête du Pérou par les Espagnols n'est pas seulement un des drames les plus poignants que l'historien puisse évoquer ; c'est aussi le plus étrange spectacle qui ait jamais été offert à l'économiste. Deux civilisations, deux systèmes sociaux, deux conceptions de vie se sont heurtés et ce choc a fait crouler un Empire.

Cet Empire est celui des Inka.

Plusieurs auteurs tels que Lorente, Martens et Reclus, le qualifient de socialiste, parce que la terre au Pérou faisait l'objet d'un droit de propriété collectif des habitants ; d'autres, au contraire, comme Payne, Cunow et Latcham, tiennent cette épithète pour erronée, car ils estiment que les souverains péruviens s'étaient bornés à maintenir ces communautés agraires que l'on rencontre à l'aurore de toutes les civilisations et quasiment les cellules des sociétés primitives.

Lé mot socialisme, if est vrai, prête à confusion; nous avons de nos jours tellement abusé de lui qu'il est devenu pour beaucoup une étiquette très vague, applicable à des théories fort différentes les unes des autres. Nous préciserons donc en nous plaçant strictement au point de, vue économique, que le socialisme, opposé à l'individualisme, comporte la substitution d'un plan rationnel d'organisation à l'équilibre spontané obtenu par l'action de l'intérêt personnel et le libre jeu de la concurrence, ce plan lui-même étant établi conformément à un certain idéal d'égalité de fait et grâce à la suppression de la propriété individuelle.

Rationalisation de la société, effacement de l'individu, tendance à égalité et suppression. de la propriété privée, telles sont les caractéristiques du socialisme que nous demandons au lecteur d'admettre comme un postulat.

Nous verrons que le Pérou des Inka n'est nullement un État socialiste pur conforme à cette définition, mais qu'il rappelle par certains points d'autres États de l'antiquité, notamment l'Égypte 1. En fait, il n'existe pas plus de socialisme pur qu'il n'existe d'individualisme parfait. Les absolus sont des cas-limites qui encadrent la vie économique et qui valent d'être étudiés, en raison de leur simplicité, comme première approximation de la réalité.

Cette réalité elle-même est beaucoup plus complexe et nous dirons, en anticipant sur nos conclusions, qu'il y a eu au Pérou à la fois du collectivisme agraire et du socialisme d'État, l'un très antérieur aux Inka, l'autre établi par ces conquérants, l'un résultat d'une longue évolution, l'autre création du génie humain.

Cette superposition des communautés agraires et du socialisme d'État permet de résoudre les contradictions que nous rencontrons dans un grand nombre d'ouvrages 2 et le véritable problème, tel qu'il se présente à nos yeux, est de rechercher comment elle a pu se réaliser dans la pratique. Nous ne devons pas perdre, de vue ce fait fondamental que la domination inka s'est étendue progressivement aux différentes tribus sud-américaines et peu de temps seulement avant l'arrivée des Espagnols ; par suite plusieurs régions ont fait partie de partie de l'Empire pendant un très petit nombre d'années. Or, les souverains inka avaient pour règle de respecter dans la plus large mesure les coutumes des peuples conquis. Le système qu'ils établissaient était donc appliqué différemment suivant les temps et les lieux. Pour le comprendre, il faut se représenter les tribus indiennes comme constituant une série de communautés sur lesquelles les Inka jettent le cadre d'une organisation socialiste, mais ce cadre n'est nullement rigide, comme l'ont imaginé la plupart des auteurs ; il est au contraire extrêmement souple et s'adapte plus ou moins aux organisations préexistantes. C'est cette inégale adaptation qui a amené certains écrivains à nier l'unité de l'Empire. Le cadre a du jeu et il finit, à la longue seulement, pour les tribus de la région centrale du Pérou, conquises depuis longtemps, par s'emboiter, exactement sur le substratum ancien.

Trois considérations rendent particulièrement intéressante l'étude de cet Empire : d'abord son isolement. Si une influence quelconque venue de l'Ancien Monde s'est fait sentir en Amérique avant l'arrivée de Colomb, elle remonte à des temps si lointains qu'elle peut être considérée comme de peu d'importance. Les grandes civilisations méditerranéennes se sont toutes conditionnées les unes les autres, mais les peuples des Andes n'ont reçu de personne le flambeau sacré, et ils ont dû eux-mêmes faire jaillir la lumière. On comprend aisément, la stupeur des Espagnols découvrant par delà les mers des villes, des temples, des palais, des routes, des magasins publics remplis de richesses, tout un peuple admirablement administré et qui cependant ne connaissait ni la roue, ni le fer, ni le verre, ni la plupart des outils en usage alors en Europe, qu'il n'avait pas ou presque pas d'animaux domestiques et qui ignorait l'écriture.

En second lieu, l'étude de l'Amérique du Sud au temps des Inka ne si nous reporte point aux époques brumeuses de la préhistoire, et ne saurait être comparée à celle de l'Égypte ou de l'Assyrie. C'est au moment de la découverte du Nouveau Monde que l'Empire inka atteignit son apogée, c'est-à-dire à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Si cet État nous semble tellement ancien que nous devons faire effort pour nous rappeler cette vérité élémentaire, c'est en raison de son isolement même. L'éloignement dans l'espace équivaut à un recul dans le temps.

Enfin, quoique de date récente, la dernière grande civilisation andine précolombienne demeure encore mystérieuse. Nombreux déjà sont ceux qui ont fouillé le passé pour lui arracher ses secrets, mais plus avec la préoccupation de reconstituer la chaîne des faits que d'approfondir le caractère des institutions. L'historien a rempli son œuvre ; il a frayé notre chemin, mais nous n'utiliserons le fruit de ses recherches que dans une mesure restreinte. Nous rappellerons en deux mots la suite des événements pour situer notre sujet, sans chercher aucunement à prendre position dans les controverses qui ont éclaté au sujet des généalogies royales ou des dates exactes des conquêtes.

Déjà de nombreuses difficultés nous attendent au seuil de ce travail. Ce n'est point que la documentation fasse défaut, ainsi qu'on serait tenté de le croire; bien au contraire, elle est surabondante; mais son dépouillement laisse dans l'esprit un ensemble de notions confuses. C'est avec la plus parfaite inconscience que les anciens chroniqueurs relatent des faits contradictoires et c'est avec une belle indifférence que tes écrivains modernes les reproduisent sans commentaires. Tel déclare que le commerce n'existe pas, et, plus loin, décrit des foires et des marchés ; tel autre nous représente les tribus andines avant la conquête inka comme plongées dans la barbarie, et parle ensuite de leurs méthodes de culture et de leur organisation. Autant de preuves des incertitudes qui subsistent dans l'esprit des auteurs. Aussi le résultat des lectures et des recherches est-il fort décevant : l'Empire des Inka nous est tout tour à tour représenté comme le développement normal d'une société antérieure ou la réalisation du plan conçu par un souverain de régime tyrannique le plus atroce que le monde ait jamais connu ou une organisation idéale dont la ruine doit nous arracher des larmes, un système perfectionné d'esclavage ou un séjour idyllique. Chaque écrivain, ancien ou moderne, suivant ses goûts, ses aspirations, ses idées, ses passions, a présenté un Pérou de sa façon, et le critique impartial se demande avec étonnement quel, est cet Empire étrange que de bons esprits ont pu considérer les uns comme un enfer et les autres comme un paradis.

Elle est bien vraie, la phrase mélancolique que Menéndez met en tête de son manuel de géographie et de statistique : « Aucun des Etats européens qui firent partie de la Monarchie espagnole ne fut l'objet de tant d'études que le Pérou, mais aucun n'a été aussi la source de tant d'inexactitudes et de tant d'erreurs 3. »


Ce n'est pas seulement l'économiste qui peut trouver profit à étudier l'organisation des Inka : l'historien, le sociologue, l'archéologue, l'ethnologue ont intérêt à la bien connaître pour orienter leurs recherches. Nous aurons d'ailleurs à les interroger tous, soit pour éclairer le passé à la lumière des vestiges que les fouilles ont mis à jour, soit pour révéler ­dans le présent les survivances capables de nous expliquer les antiques coutumes dont elles, sont le dernier reflet.

Il ne nous a malheureusement pas été possible de nous cantonner nous-mêmes dans le domaine économique, comme nous l'aurions désiré. ­L'insuffisance des travaux relatifs à l'Amérique du Sud précolombienne nous a contraint à étudier et à exposer certaines questions d'histoire ou de sociologie dont la connaissance est indispensable à l'intelligence de notre ouvrage. Du moins avons-nous procédé à cette étude le plus sommairement possible.

Le but de ce travail est purement scientifique : est-il besoin de]e dire ? Les comparaisons entre des systèmes économiques établis à des époques différentes doivent toujours être faites avec la plus grande prudence, et nous soulignerons les exagérations des auteurs qui cherchent dans l'expérience péruvienne une apologie ou une condamnation du socialisme moderne. Pour mesurer la distance qui sépare la société inka de la nôtre, il suffit de remarquer que l'élite de l'Empire constituait une caste, qui a été détruite par les Indiens eux-mêmes au cours des guerres civiles et par les Espagnols lors de la conquête.

Et même si nous nous faisons illusion sur l'intérêt que peut présenter pour nos contemporains cette étude du passé, nous ne croyons pas qu'il soit inutile d'examiner cet Empire singulier, en démontant ses rouages compliqués, en le dépouillant de tous les faits politiques et militaires, de toutes les anecdotes et de toutes les légendes, sans la hantise des noms et des dates. Nous ne calomnions pas les économistes en déclarant qu'ils ignorent à peu près complètement le Pérou antique ; si seulement, grâce à nous, certains d'entre eux songent à l'étudier avec plus de pénétration que nous n'avons pu le faire nous-mêmes, nous ne regretterons pas d'avoir tenté de faire revivre en ces quelques pages l'extraordinaire aventure des Inka 4.



Notes

1 Il semble, que la Chine au XIe siècle ait vu aboutir une tentative de socialisation des plus curieuses, mais qui fut de courte durée et dont nous ne pouvons apprécier la portée, faute de documents.

2 Par exemple la, contradiction que signale Ugarte entre l'aspect centralisé à l'excès du gouvernement semi-divin des Inka et le régionalisme du système agraire (Los antecedentes históricos del régimen agrario peruano. Lima, 1918, p. 60).

3 D. Menéndez, Manual de geografía y estadística del Peru, Paris, 1861.

4 Qu'il nous soit permis de remercier ici l'éminent américaniste Docteur Rivet, dont les conseils nous ont été précieux et qui a mis sa riche bibliothèque à notre disposition avec une extrême amabilité.


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