L'État Dieu

par Jacques Bainville

 

Texte repris dans le recueil La Fortune de la France, Éditions d'Histoire et d'Art, Librairie Plon (Paris, 1937)

 

Vers la fin de sa vie, Proudhon, que l'expérience avait fait revenir de beaucoup d'illusions, reçut une lettre d'un correspondant qui lui demandait à quel signe on reconnaîtrait l'avènement de la révolution sociale. Et le révolutionnaire désabusé répondit : « Quand l'argent se cachera, quand les marchandises ne circuleront plus, quand le paysan gardera sa récolte le fusil à la main, alors vous pourrez dire que la révolution sociale est arrivée. »

Peut-être Proudhon, à son insu, avait-il encore une conception un peu trop catastrophique. Ce qu'il entrevoyait dans l'avenir comme un coup de tonnerre était plutôt destiné à s'introduire avec lenteur, d'une manière progressive et insensible et à causer un malaise avertisseur avant de produire le grand effondrement.

Il vient d'être publié en Allemagne, pour le jubilé de Julius Wolf, un recueil d'études dédiées à ce savant. La plus intéressante de ces « contributions » dont rend compte le Journal de Genève, est celle du professeur von Mises, de l'Université de Vienne, bien placé, dans la capitale de l' « austromarxisme », pour décrire les ravages qu'exerce le socialisme d'État et ses effets destructeurs sur la « richesse des nations », comme disait Adam Smith dans un temps où l'on s'occupait de créer la richesse avant de la distribuer et de la consommer.

Lorsque les banques autrichiennes fermaient leurs guichets les unes après les autres, on cherchait à ce regrettable phénomène toutes sortes de raisons. Après le désastre du Credit Anstalt, on se demandait encore par quel accident cet établissement fameux avait pu succomber. On ne songeait pas que la difficulté de vivre grandit de jour en jour pour les institutions capitalistes dans un milieu socialisé ou socialisant. Alors, comme dit le professeur von Mises, qui a observé sur place cette marche à la ruine, il est proclamé que le capitalisme a fait faillite au moment précis où l'on récolte les fruits d'une politique économique anti-capitaliste et d'une économie trop « dirigée ».

La vérité, remarque le professeur viennois, c'est que le capitalisme, fondé sur l'initiative et la responsabilité, a été vaincu par le socialisme et vaincu, si l'on peut ainsi dire, dans son âme parce qu'il a fini par céder à l'étatisme et à l'interventionnisme et parce qu'il s'est placé lui-même sous la protection du dieu État. Le Dr von Mises conclut que si le monde n'est pas encore entièrement ruiné, c'est parce que le capitalisme n'a pas encore entièrement disparu.

Mais le capitalisme, voilà ce qu'il faut bien voir, a fini par se laisser pénétrer lui-même de socialisme et de la plus mauvaise manière. Que les patrons soient devenus plus humains, qu'ils aient fait de meilleures conditions d'existence aux ouvriers, c'était ce qu'on appelait prendre au socialisme ce qu'il a de meilleur. La vérité est que ces progrès sociaux ont accompagné naturellement le développement de la richesse. Ils se sont produits avec les progrès du capitalisme lui-même. Ils disparaîtraient avec son déclin.

Ce qu'on a pris, en réalité, au socialisme, c'est le pire, c'est le socialisme lui-même, l'habitude de compter sur l'État sauveur, ou au moins « infirmier », selon une expression aussi juste que spirituelle. Personne ne doit plus souffrir de ses erreurs. Personne ne doit plus succomber, même à ses fautes. L'idée est la même d'un bout à l'autre de la société. L'État est destiné à garantir tout le monde contre les accidents de la vie, comme si son pouvoir et ses moyens d'action étaient illimités.

Ils ne le sont pas, si riche soit-il. Alors, après avoir obtenu aide et secours de l'État national, on se tourne vers la collectivité humaine. La providence s'internationalise. On compte sur l'assurance planétaire. Pourquoi les pays qui ont mis leurs finances à mal n'auraient-ils pas droit à des secours périodiques comme ceux que la patrie du professeur von Mises a pris la douce habitude de solliciter de ceux qui ont encore quelque argent ? Les industries elles-mêmes, après les soutiens nationaux, rêvent de soutiens internationaux. Et après ?...

Il est malheureux que nous soyons encore enfermés sur notre étroite machine ronde. Car, ses ressources une fois épuisées, il n'y aurait pas d'espoir d'organiser, au-dessus de l'étatisme universel, un superétatisme du système solaire ni l'interventionnisme du Cosmos.

Le Capital, 12 septembre 1932.